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Troisième Partie
orsque nous posséderons encore quelques bonnes monographies régionales nouvelles – alors, mais seulement alors, en groupant leurs données, en les comparant, en les confrontant minutieusement, on pourra reprendre la question d’ensemble, lui faire faire un pas nouveau et décisif. Procéder autrement ce serait partir, muni de deux ou trois idées simples et grosses, pour une sorte de rapide excursion. Ce serait passer, dans la plupart des cas, à côté du particulier, de l’individuel, de l’irrégulier – c’est-à-dire, somme toute, du plus intéressant.
Lucien Febvre:
La Terre et l’Évolution humaine.
I
Son retour à Paris ne lui causa point de plaisir.
Flaubert: L’Éducation sentimentale.
JOURNAL D’ÉDOUARD
22 septembre
« Chaleur; ennui. Rentré à Paris huit jours trop tôt.
Ma précipitation toujours me fera devancer l’appel. Curiosité plutôt que zèle; désir d’anticipation. Je n’ai jamais su composer avec ma soif.
« Mené Boris chez son grand-père. Sophroniska, qui l’avait été prévenir la veille, m’a appris que madame de La Pérouse était entrée à la maison de retraite. Ouf!
« J’avais quitté le petit sur le palier, après avoir sonné, estimant qu’il serait plus discret de ne pas assister au premier tête-à-tête; je craignais les remerciements du vieux. Questionné le petit, ensuite, mais n’ai rien pu obtenir. Sophroniska, que j’ai revue, m’a dit que l’enfant ne lui a pas parlé davantage. Quand, une heure plus tard, elle a été le rechercher comme il était convenu, une servante lui a ouvert; Sophroniska a trouvé le vieux assis devant une paire de dames; l’enfant, dans un coin, à l’autre bout de la pièce, boudait.
« “C’est curieux, a dit La Pérouse tout déconfit; il avait l’air de s’amuser; mais il en a eu assez tout à coup. Je crains qu’il ne manque un peu de patience…”
« C’était une erreur de les laisser seuls trop longtemps.
27 septembre
« Ce matin, rencontré Molinier, sous l’Odéon. Pauline et Georges ne rentrent qu’après-demain. Seul à Paris depuis hier, si Molinier s’ennuyait autant que moi, rien d’étonnant à ce qu’il ait paru ravi de me voir. Nous avons été nous asseoir au Luxembourg, en attendant l’heure du déjeuner, que nous avons convenu de prendre ensemble.
« Molinier affecte avec moi un ton plaisantin, parfois même égrillard, qu’il pense sans doute de nature à plaire à un artiste. Certain souci de se montrer encore vert.
« “Au fond, je suis passionné, m’a-t-il déclaré.” J’ai compris qu’il voulait dire: un libidineux. J’ai souri, comme on ferait en entendant une femme déclarer qu’elle a de très belles jambes; un sourire qui signifie: “Croyez bien que je n’en ai jamais douté.” Jusqu’à ce jour, je n’avais vu de lui que le magistrat; l’homme enfin écartait la toge.
« J’ai attendu que nous fussions attablés chez Foyot pour lui parler d’Olivier; lui ai dit que j’avais eu récemment de ses nouvelles par un de ses camarades et que j’avais appris qu’il voyageait en Corse avec le comte de Passavant.
« “Oui, c’est un ami de Vincent, qui lui a proposé de l’emmener. Comme Olivier venait de passer son bachot assez brillamment, sa mère n’a pas cru devoir lui refuser ce plaisir… C’est un littérateur, ce comte de Passavant. Vous devez le connaître.”
« Je ne lui ai point caché que je n’aimais beaucoup ni ses livres ni sa personne.
« “Entre confrères, on se juge quelquefois un peu sévèrement, a-t-il riposté. J’ai tâché de lire son dernier roman, dont certains critiques font grand cas. Je n’y ai pas vu grand-chose; mais, vous savez, je ne suis pas de la partie…” Puis, comme j’exprimais mes craintes sur l’influence que Passavant pourrait avoir sur Olivier:
« “À vrai dire, a-t-il ajouté pâteusement, moi, personnellement, je n’approuvais pas ce voyage. Mais il faut bien se rendre compte qu’à partir d’un certain âge, les enfants nous échappent. C’est dans la règle, et il n’y a rien à faire à cela. Pauline voudrait rester penchée sur eux. Elle est comme toutes les mères. Je lui dis parfois: ‘Mais tu les embêtes, tes fils. Laisse-les donc tranquilles. C’est toi qui leur donnes des idées, avec toutes tes questions…’ Moi, je tiens que cela ne sert à rien de les surveiller trop longtemps. L’important, c’est qu’une première éducation leur inculque quelques bons principes. L’important, c’est surtout qu’ils aient de qui tenir. L’hérédité, voyez-vous, mon cher, ça triomphe de tout. Il y a certains mauvais sujets que rien n’amende; ceux que nous appelons: les prédestinés. Il est nécessaire, ceux-là, de les tenir très serrés. Mais quand on a affaire à de bonnes natures, on peut lâcher la bride un peu.
« – Vous me disiez pourtant, poursuivis-je, que cet enlèvement d’Olivier n’avait pas votre assentiment.
« – Oh! mon assentiment… mon assentiment, a-t-il dit, le nez dans son assiette, on s’en passe parfois, de mon assentiment. Il faut se rendre compte que dans les ménages, et je parle des plus unis, ce n’est pas toujours le mari qui décide. Vous n’êtes pas marié, cela ne vous intéresse pas…
« – Pardonnez-moi, fis-je en riant; je suis romancier.
« – Alors vous avez pu remarquer sans doute que ce n’est pas toujours par faiblesse de caractère qu’un homme se laisse mener par sa femme.
« – Il est en effet, concédai-je en manière de flatterie, des hommes fermes, et même autoritaires, qu’on découvre, en ménage, d’une docilité d’agneau.
« – Et savez-vous à quoi cela tient? reprit-il… Neuf fois sur dix, le mari qui cède à sa femme, c’est qu’il a quelque chose à se faire pardonner. Une femme vertueuse, mon cher, prend avantage de tout. Que l’homme courbe un instant le dos, elle lui saute sur les épaules. Ah! mon ami, les pauvres maris sont parfois bien à plaindre. Quand nous sommes jeunes, nous souhaitons de chastes épouses, sans savoir tout ce que nous coûtera leur vertu.”
« Les coudes sur la table et le menton dans les mains, je contemplais Molinier. Le pauvre homme ne se doutait pas combien la position courbée dont il se plaignait paraissait naturelle à son échine; il s’épongeait le front fréquemment, mangeait beaucoup, non tant comme un gourmet que comme un goinfre, et semblait apprécier particulièrement le vieux bourgogne que nous avions commandé. Heureux de se sentir écouté, compris, et, pensait-il sans doute, approuvé, il débordait d’aveux.
« “En tant que magistrat, continuait-il, j’en ai connu qui ne se prêtaient à leur mari qu’à contrecœur, qu’à contresens… et qui pourtant s’indignent lorsque le malheureux rebuté va chercher ailleurs sa provende.”
« Le magistrat avait commencé sa phrase au passé; le mari l’achevait au présent, dans un indéniable rétablissement personnel. Il ajouta sentencieusement, entre deux bouchées:
« “Les appétits d’autrui paraissent facilement excessifs, dès qu’on ne les partage pas. But un grand coup de vin, puis: – Et ceci vous explique, cher ami, comment un mari perd la direction de son ménage.”
« J’entendais de reste et découvrais, sous l’incohérence apparente de ses propos, son désir de faire retomber sur la vertu de sa femme la responsabilité de ses faillites. Des êtres aussi disloqués que ce pantin, me disais-je, n’ont pas trop de tout leur égoïsme pour tenir reliés entre eux les éléments disjoints de leur figure. Un peu d’oubli d’eux-mêmes, et ils s’en iraient en morceaux. Il se taisait. Je sentis le besoin de verser quelques réflexions, comme on verse de l’huile à une machine qui vient de fournir une étape, et, pour l’inviter à repartir, je hasardai:
« “Heureusement, Pauline est intelligente.”
« Il fit un: “Oui…”, prolongé jusqu’au dubitatif, puis:
« “Mais il y a pourtant des choses qu’elle ne comprend pas. Si intelligente que soit une femme, vous savez… Du reste, je reconnais qu’en la circonstance, je n’ai pas été très adroit. J’avais commencé à lui parler d’une petite aventure, alors que je croyais, que j’étais convaincu moi-même, que l’histoire n’irait pas plus loin. L’histoire a été plus loin… et les soupçons de Pauline également. J’avais eu tort de lui mettre, comme on dit, la puce à l’oreille. Il m’a fallu dissimuler, mentir… Voilà ce que c’est que d’avoir eu d’abord la langue trop longue. Que voulez-vous? Je suis d’un naturel confiant… Mais Pauline est d’une jalousie redoutable et vous n’imaginez pas combien j’ai dû ruser.
« – Il y a longtemps de cela? demandai-je.
« – Oh! ça dure depuis cinq ans environ; et j’estime que je l’avais complètement rassurée. Mais tout va être à recommencer. Figurez-vous qu’avant-hier, en rentrant chez moi… Si on demandait un second pommard, hein?
« – Pas pour moi, je vous en prie.
« – Ils en ont peut-être des demi-bouteilles. Ensuite je rentrerai dormir un peu. La chaleur m’éprouve… Je vous disais donc qu’avant-hier, en rentrant chez moi, j’ouvre mon secrétaire pour y ranger des papiers. J’amène le tiroir où j’avais caché les lettres de… la personne en question. Jugez de ma stupeur, mon cher: le tiroir était vide. Oh! parbleu, je ne vois que trop ce qui se sera passé: Il y a une quinzaine de jours, Pauline s’est amenée à Paris avec Georges pour le mariage de la fille d’un de mes collègues, auquel il ne m’était pas possible d’assister; vous savez que j’étais en Hollande… et puis, ces cérémonies-là, c’est plutôt l’affaire des femmes. Désœuvrée, dans cet appartement vide, sous prétexte de mettre de l’ordre, vous savez comment sont les femmes, toujours un peu curieuses… elle aura commencé à fureter… oh! sans songer à mal. Je ne l’accuse pas. Mais Pauline a toujours eu un sacré besoin de ranger… Alors, qu’est-ce que vous voulez que je lui dise, à présent qu’elle tient en main les preuves? Si encore la petite ne m’appelait pas par mon nom! Un ménage si uni! Quand je songe à ce que je vais prendre…”
« Le pauvre homme pataugeait dans sa confidence. Il se tamponna le front, s’éventa. J’avais beaucoup moins bu que lui. Le cœur ne fournit pas de la compassion sur commande; je n’éprouvais pour lui que du dégoût. Je l’acceptais père de famille (encore qu’il me fût pénible de me dire qu’il était père d’Olivier), bourgeois, rangé, honnête, retraité; amoureux, je ne l’imaginais que ridicule. J’étais surtout gêné par la maladresse et la trivialité de ses propos, de sa mimique; les sentiments qu’il m’exprimait, ni son visage ni sa voix ne me paraissaient faits pour les rendre; on eût dit une contrebasse s’essayant à des effets d’alto; son instrument n’obtenait que des couacs.
« “Vous me disiez que Georges était avec elle…
« – Oui; elle n’avait pas voulu le laisser seul. Mais naturellement, à Paris, il n’était pas toujours sur son dos… Si je vous disais, mon cher, que depuis vingt-six ans de ménage, je n’ai jamais eu avec elle la moindre scène, pas la plus petite altercation… Quand je songe à celle qui se prépare… car Pauline rentre dans deux jours… Ah! tenez, parlons d’autre chose. Eh bien! qu’est-ce que vous dites de Vincent? Le prince de Monaco, une croisière… Peste!… Comment, vous ne saviez pas?… Oui, le voilà parti pour surveiller des sondages et des pêches près des Açores. Ah! celui-là, je n’ai pas à m’inquiéter de lui, je vous assure! Il fera bien son chemin tout seul.
« – Sa santé?
« – Complètement rétablie. Intelligent comme il l’est, je le crois en route pour la gloire. Le comte de Passavant ne m’a pas caché qu’il le tenait pour un des hommes les plus remarquables qu’il eût rencontrés. Il disait même: le plus remarquable… mais il faut faire la part de l’exagération…”
« Le repas s’achevait; il alluma un cigare.
« “Puis-je vous demander, reprit-il, quel est cet ami d’Olivier qui vous a donné de ses nouvelles? Je vous dirai que j’attache une particulièrement grande importance aux fréquentations de mes enfants. J’estime qu’on ne saurait trop y prendre garde. Les miens ont heureusement une tendance naturelle à ne se lier qu’avec ce qu’il y a de mieux. Voyez, Vincent avec son prince; Olivier avec le comte de Passavant… Georges, lui, a retrouvé à Houlgate un petit camarade de classe, un jeune Adamanti, qui va du reste rentrer à la pension Vedel-Azaïs avec lui; un garçon de tout repos; son père est sénateur de la Corse. Mais regardez comme il faut se méfier: Olivier avait un ami qui semblait de très bonne famille: un certain Bernard Profitendieu. Il faut vous dire que Profitendieu père est mon collègue; un homme des plus remarquables et que j’estime tout particulièrement. Mais… (que ceci reste entre nous)… voici que j’apprends qu’il n’est pas le père de l’enfant qui porte son nom! Qu’est-ce que vous dites de ça?
« – C’est précisément ce jeune Bernard Profitendieu qui m’a parlé d’Olivier”, dis-je.
« Molinier tira de grosses bouffées de son cigare et, relevant très haut les sourcils, ce qui couvrit son front de rides:
« “Je préfère qu’Olivier ne fréquente pas trop ce garçon. J’ai sur lui des renseignements déplorables; qui du reste ne m’ont pas beaucoup étonné. Disons-nous bien qu’il n’y a lieu d’attendre rien de bon d’un enfant né dans ces tristes conditions. Ce n’est pas qu’un enfant naturel ne puisse avoir de grandes qualités, des vertus même; mais le fruit du désordre et de l’insoumission porte nécessairement en lui des germes d’anarchie… Oui, mon cher; ce qui devait arriver est arrivé. Le jeune Bernard a brusquement quitté le foyer familial, où il n’aurait jamais dû entrer. Il est allé ‘vivre sa vie’, comme disait Émile Augier; vivre on ne sait comment, et on ne sait où. Le pauvre Profitendieu, qui m’a mis lui-même au courant de cette frasque, s’en montrait d’abord extrêmement affecté. Je lui ai fait comprendre qu’il ne devait pas prendre la chose tellement à cœur. Somme toute, le départ de ce garçon fait rentrer les choses dans l’ordre.”
« Je protestai que je connaissais Bernard assez pour me porter garant de sa gentillesse et de son honnêteté (me gardant, il va sans dire, de parler de l’histoire de la valise); mais Molinier, rebondissant aussitôt:
« “Allons! je vois qu’il faut que je vous en raconte davantage.”
« Puis se penchant en avant, et à demi-voix:
« “Mon collègue Profitendieu s’est vu chargé d’instruire une affaire extrêmement scabreuse et gênante, tant en elle-même que par le retentissement et les suites qu’elle peut avoir. C’est une histoire invraisemblable et à laquelle on voudrait bien pouvoir ne pas ajouter foi… Il s’agit, mon cher, d’une véritable entreprise de prostitution, d’un… non, je ne voudrais pas employer de vilains mots; mettons d’une maison de thé, qui présente ceci de particulièrement scandaleux que les habitués de ses salons sont pour la plupart, et presque exclusivement, des lycéens encore très jeunes. Je vous dis que c’est à ne pas le croire. Ces enfants ne se rendent certainement pas compte de la gravité de leurs actes, car c’est à peine s’ils cherchent à se cacher. Cela se passe à la sortie des classes. On goûte, on cause, on s’amuse avec ces dames; et les jeux vont se poursuivre dans des chambres attenantes aux salons. Naturellement, n’entre pas là qui veut. Il faut être présenté, initié. Qui fait les frais de ces orgies? Qui paie le loyer de l’appartement? c’est ce qu’il ne paraissait pas malaisé de découvrir; mais on ne pouvait pousser les investigations qu’avec une extrême prudence, par crainte d’en apprendre trop, de se laisser entraîner, d’être forcé de poursuivre et de compromettre enfin des familles respectables dont on soupçonnait les enfants d’être parmi les principaux clients. J’ai donc fait ce que j’ai pu pour modérer le zèle de Profitendieu qui se lançait comme un taureau dans cette affaire, sans se douter que de son premier coup de corne… (ah! pardonnez-moi; je ne l’ai pas dit exprès; ah! ah! ah! c’est drôle; ça m’a échappé)… Il risquait d’embrocher son fils. Par bonheur, les vacances ont licencié tout le monde; les collégiens se sont disséminés, et j’espère que toute cette affaire va s’en aller en eau de boudin, être étouffée après quelques avertissements et sanctions sans esclandre.
« – Vous êtes bien certain que Bernard Profitendieu avait trempé là-dedans?
« – Pas absolument, mais…
« – Qu’est-ce qui vous porte à le croire?
« – D’abord, le fait que c’est un enfant naturel. Vous pensez bien qu’un garçon de son âge ne fiche pas le camp de chez lui sans avoir toute honte bue… Et puis je crois bien que Profitendieu a été pris de quelques soupçons, car son zèle s’est brusquement ralenti; que dis-je, il a paru faire machine arrière, et la dernière fois que je lui ai demandé où cette affaire en était, il s’est montré gêné: ‘Je crois que, finalement, cela ne va rien donner’, m’a-t-il dit, et il a vite détourné la conversation. Pauvre Profitendieu! Eh bien! vous savez, il ne mérite pas ce qui lui arrive. C’est un honnête homme, et, ce qui est peut-être plus rare: un brave garçon. Ah! par exemple, sa fille vient de faire un bien beau mariage. Je n’ai pas pu y assister parce que j’étais en Hollande, mais Pauline et Georges étaient revenus pour cela. Je vous l’ai dit déjà? Il est temps que j’aille dormir… Quoi, vraiment! vous voulez tout payer? Laissez donc! Entre garçons, en camarades, on partage… Pas moyen? Allons, adieu. N’oubliez pas que Pauline rentre dans deux jours. Venez nous voir. Et puis ne m’appelez donc plus Molinier; dites donc: Oscar, simplement!… Je voulais vous demander cela depuis longtemps.”
« Ce soir un billet de Rachel, la sœur de Laura:
« J’ai de graves choses à vous dire. Pouvez-vous, sans trop vous déranger, passer à la pension demain après-midi? Vous me rendriez grand service.
« Si c’était pour me parler de Laura, elle n’aurait pas tant attendu. C’est la première fois qu’elle m’écrit. »
II
JOURNAL D’ÉDOUARD
(suite)
28 septembre.
« J’ai trouvé Rachel sur le seuil de la grande salle d’études, au rez-de-chaussée de la pension. Deux domestiques nettoyaient le plancher. Elle-même, en tablier de servante, un torchon à la main.
« “Je savais que je pouvais compter sur vous, m’a-t-elle dit en me tendant la main, avec une expression de tristesse tendre, résignée, et malgré tout souriante, plus touchante que la beauté. – Si vous n’êtes pas trop pressé, le mieux serait que vous montiez d’abord faire une petite visite à grand-père, puis à maman. S’ils apprenaient que vous êtes venu sans les voir, cela leur ferait de la peine. Mais réservez un peu de temps; il faut absolument que je vous parle. Vous me rejoindrez ici; vous voyez, je surveille le travail.”
« Par une sorte de pudeur, elle ne dit jamais: je travaille. Rachel s’est effacée toute sa vie, et rien n’est plus discret, plus modeste que sa vertu. L’abnégation lui est si naturelle qu’aucun des siens ne lui sait gré de son perpétuel sacrifice. C’est la plus belle âme de femme que je connaisse.
« Monté au second, chez Azaïs. Le vieux ne quitte plus guère son fauteuil. Il m’a fait asseoir près de lui et presque aussitôt m’a parlé de La Pérouse.
« “Je m’inquiète de le savoir seul et voudrais le persuader de venir habiter la pension. Vous savez que nous sommes de vieux amis. J’ai été le voir dernièrement. Je crains que le départ de sa chère femme pour Sainte-Périne, ne l’ait beaucoup affecté. Sa servante m’a dit qu’il ne se nourrissait presque plus. J’estime que d’ordinaire nous mangeons trop; mais en toute chose, il faut observer une mesure et il peut y avoir excès dans les deux sens. Il trouve inutile qu’on fasse de la cuisine pour lui tout seul; mais en prenant ses repas avec nous, de voir manger les autres l’entraînerait. Il serait ici près de son charmant petit-fils, qu’il n’aurait sinon guère l’occasion de voir; car de la rue Vavin au faubourg Saint-Honoré, c’est tout un voyage. Au surplus, je n’aimerais pas trop laisser l’enfant sortir seul dans Paris. Je connais Anatole de La Pérouse depuis longtemps. Il a toujours été original. Ce n’est pas un reproche; mais il est de naturel un peu fier et n’accepterait peut-être pas l’hospitalité que je lui offre, sans payer un peu de sa personne. J’ai donc pensé que je pourrais lui proposer de surveiller les classes d’études, ce qui ne le fatiguerait guère, et aurait au surplus le bon effet de le distraire, de le sortir un peu de lui-même. Il est bon mathématicien et pourrait au besoin donner des répétitions de géométrie ou d’algèbre. À présent qu’il n’a plus d’élèves, ses meubles et son piano ne lui servent plus à rien; il devrait donner congé; et comme de venir ici lui économiserait un loyer, j’ai pensé qu’au surplus, nous pourrions convenir d’un petit prix de pension, pour le mettre plus à son aise, et qu’il ne se sente pas trop mon obligé. Vous devriez tâcher de le convaincre, et cela sans trop tarder, car avec son mauvais régime, je crains qu’il ne s’affaiblisse vite. Au surplus, la rentrée a lieu dans deux jours; il serait utile de savoir à quoi s’en tenir et si l’on peut compter sur lui… comme lui peut compter sur nous.”
« Je promis d’aller parler à La Pérouse dès le lendemain. Aussitôt, comme soulagé:
« “Eh! quel brave garçon, dites-moi, que votre jeune protégé, Bernard. Il s’est aimablement offert pour rendre ici de petits services; il parlait de surveiller la petite étude; mais je crains qu’il ne soit lui-même un peu jeune et ne sache pas se faire respecter. J’ai causé longuement avec lui et l’ai trouvé bien sympathique. C’est avec les caractères de cette trempe qu’on forge les meilleurs chrétiens. Il est assurément regrettable que la direction de cette âme ait été faussée par son éducation première. Il m’a avoué qu’il n’avait pas la foi; mais il m’a dit cela sur un ton qui m’a donné bon espoir. Je lui ai répondu que j’espérais trouver en lui toutes les qualités qu’il fallait pour former un brave petit soldat du Christ, et qu’il devait se préoccuper de songer à faire valoir les talents que Dieu lui avait confiés. Nous avons relu ensemble la parabole, et je crois que la bonne semence n’est pas tombée sur un mauvais terrain. Il s’est montré remué par mes paroles et m’a promis d’y réfléchir.”
« Bernard m’avait déjà parlé de cet entretien avec le vieux; je savais ce qu’il en pensait, de sorte que la conversation me devenait assez pénible. Déjà je m’étais levé pour partir, mais lui, gardant la main que je lui tendais dans les siennes:
« “Eh! dites-moi; j’ai revu notre Laura! Je savais que cette chère enfant avait passé tout un mois avec vous dans la belle montagne; elle semble s’y être fait beaucoup de bien. Je suis heureux de la savoir de nouveau près de son mari, qui devait commencer à souffrir de sa longue absence. Il est regrettable que son travail ne lui ait pas permis de vous rejoindre là-bas.”
« Je tirais pour partir, de plus en plus gêné, car j’ignorais ce que Laura avait pu lui dire, mais d’un geste brusque et autoritaire, il m’attira contre lui, et, se penchant en avant vers mon oreille:
« “Laura m’a confié qu’elle avait des espérances; mais chut!… Elle préfère qu’on ne le sache pas encore. Je vous dis cela à vous, parce que je sais que vous êtes au courant, et que nous sommes discrets l’un et l’autre. La pauvre enfant était toute confuse en me parlant, et rougissante; elle est si réservée. Comme elle s’était mise à genoux devant moi, nous avons ensemble remercié Dieu d’avoir bien voulu bénir cette union.”
« Il me semble que Laura aurait mieux fait de différer cette confidence, à laquelle son état ne la forçait pas encore. M’eût-elle consulté, je lui aurais conseillé d’attendre d’avoir revu Douviers avant de rien dire. Azaïs n’y voit que du feu; mais tous les siens ne seront pas aussi jobards.
« Le vieux a exécuté encore quelques variations sur divers thèmes pastoraux, puis m’a dit que sa fille serait heureuse de me revoir, et je suis redescendu à l’étage des Vedel.
« Je relis ce que dessus. En parlant ainsi d’Azaïs, c’est moi que je rends odieux. Je l’entends bien ainsi; et j’ajoute ces quelques lignes à l’usage de Bernard, pour le cas où sa charmante indiscrétion le pousserait à fourrer de nouveau son nez dans ce cahier. Pour peu qu’il continue à fréquenter le vieux, il comprendra ce que je veux dire. J’aime beaucoup le vieux et, “au surplus” comme il dit, je le respecte; mais dès que je suis près de lui, je ne peux plus me sentir; cela me rend sa société assez pénible.
« J’aime beaucoup sa fille, la pastoresse. Madame Vedel ressemble à l’Elvire de Lamartine; une Elvire vieillie. Sa conversation n’est pas sans charme. Il lui arrive assez souvent de ne pas achever ses phrases, ce qui donne à sa pensée une sorte de flou poétique. Elle fait de l’infini avec l’imprécis et l’inachevé. Elle attend de la vie future tout ce qui lui manque ici-bas; ceci lui permet d’élargir indéfiniment ses espoirs. Elle prend élan sur le rétrécissement de son sol. De ne voir que très peu Vedel lui permet de s’imaginer qu’elle l’aime. Le digne homme est incessamment en partance, requis par mille soins, mille soucis, sermons, congrès, visites de pauvres et de malades. Il ne vous serre la main qu’en passant, mais d’autant plus cordialement.
« “Trop pressé pour causer aujourd’hui.
« – Bah! l’on se retrouvera dans le ciel, lui dis-je; mais il n’a pas le temps de m’entendre.
« – Plus un instant à lui, soupire madame Vedel. Si vous saviez tout ce qu’il se laisse mettre sur les bras depuis que… Comme on sait qu’il ne se refuse jamais, tout le monde lui… Quand il rentre le soir, il est si fatigué parfois que je n’ose presque pas lui parler de peur de le… Il se donne tellement aux autres qu’il ne lui reste plus rien pour les siens.”
« Et tandis qu’elle me parlait, je me souvenais de certains retours de Vedel, du temps que j’habitais la pension. Je le voyais se prendre la tête dans les mains et bramer après un peu de répit. Mais, alors déjà, je pensais que, ce répit, il le redoutait peut-être plus encore qu’il ne le souhaitait, et que rien ne pourrait lui être donné de plus pénible qu’un peu de temps pour réfléchir.
« “Vous prendrez bien une tasse de thé? me demanda madame Vedel, tandis qu’une petite bonne apportait un plateau chargé.
« – Madame, il n’y a plus de sucre.
« – Je vous ai déjà dit que c’est à mademoiselle Rachel que vous devez en demander. Allez vite… Est-ce que vous avez prévenu ces Messieurs?
« – Monsieur Bernard et monsieur Boris sont sortis.
« – Eh bien! et monsieur Armand?… Dépêchez-vous.”
« Puis, sans attendre que la bonne soit sortie:
« “Cette pauvre fille arrive de Strasbourg. Elle n’a aucune… On est obligé de tout lui dire… Eh bien! qu’est-ce que vous attendez?”
« La servante se retourna comme un serpent à qui l’on aurait marché sur la queue:
« “Il y a en bas le répétiteur, qui voulait monter. Il dit qu’il ne s’en ira pas avant d’être payé.”
« Les traits de madame Vedel exprimèrent un ennui tragique.
« “Combien de fois devrai-je encore répéter que ce n’est pas moi qui m’occupe des affaires de règlements. Dites-lui qu’il s’adresse à Mademoiselle. Allez!… Pas une heure tranquille! Je ne sais vraiment pas à quoi pense Rachel.
« – Nous ne l’attendons pas pour le thé?
« – Elle n’en prend jamais… Ah! cette rentrée nous donne bien du souci. Les maîtres répétiteurs qui se proposent demandent des prix exorbitants; ou, quand leurs prix sont acceptables, c’est eux-mêmes qui ne le sont pas. Papa a eu à se plaindre du dernier; il s’est montré beaucoup trop faible avec lui; à présent c’est lui qui menace. Vous avez entendu ce que disait la petite. Tous ces gens ne songent qu’à l’argent… comme s’il n’y avait rien de plus important au monde. En attendant, nous ne savons pas comment le remplacer. Prosper croit toujours qu’il n’y a qu’à prier Dieu pour que tout s’arrange…
« La bonne rentrait avec le sucre.
« “Vous avez prévenu monsieur Armand?
« – Oui, Madame; il va venir tout de suite.
« – Et Sarah? demandai-je.
« – Elle ne rentre que dans deux jours. Elle est chez des amis, en Angleterre; chez les parents de cette jeune fille que vous avez vue chez nous. Ils ont été très aimables, et je suis heureuse que Sarah puisse un peu se… C’est comme Laura. Je lui ai trouvé bien meilleure mine. Ce séjour en Suisse, après le Midi, lui a fait beaucoup de bien, et vous êtes très aimable de l’avoir décidée. Il n’y a que ce pauvre Armand qui n’a pas quitté Paris de toutes les vacances.
« – Et Rachel?
« – Oui; c’est vrai; elle aussi. Elle a été sollicitée de divers côtés, mais elle a préféré rester à Paris. Et puis grand-père avait besoin d’elle. D’ailleurs, dans cette vie, on ne fait pas toujours ce qu’on veut. C’est ce que de temps en temps, je suis forcée de redire aux enfants. Il faut aussi songer aux autres. Est-ce que vous croyez que, moi aussi, cela ne m’aurait pas amusée d’aller me promener à Saas-Fée? Et Prosper, lui, quand il voyage est-ce que vous croyez que c’est pour son plaisir? Armand, tu sais bien que je n’aime pas que tu viennes ici sans faux col, ajouta-t-elle en voyant entrer son fils.
« – Ma chère mère, vous m’avez religieusement enseigné à n’attacher point d’importance à ma mise, dit-il en me tendant la main; et très opportunément, car la blanchisseuse ne revient que mardi, et les cols qui me restent sont déchirés.”
« Je me souvenais de ce qu’Olivier m’avait dit de son camarade, et il me parut en effet qu’une expression de souci profond se cachait derrière sa méchante ironie. Le visage d’Armand s’était affiné; son nez se pinçait, se busquait sur ses lèvres amincies et décolorées. Il continuait:
« “Avez-vous avisé Monsieur votre noble visiteur que nous avons adjoint à notre troupe ordinaire et engagé, pour l’ouverture de notre saison d’hiver, quelques vedettes sensationnelles: le fils d’un sénateur bien-pensant, et le jeune vicomte de Passavant, frère d’un auteur illustre? Sans compter deux recrues que vous connaissez déjà, mais qui n’en sont pour cela que plus honorables: le prince Boris, et le marquis de Profitendieu; plus quelques autres dont les titres et les vertus restent à découvrir.
« – Vous voyez qu’il ne change pas”, dit la pauvre mère, qui souriait à ces plaisanteries.
« J’avais si grand peur qu’il ne commençât à parler de Laura, que j’écourtai ma visite et descendis au plus vite retrouver Rachel.
« Elle avait relevé les manches de son corsage pour aider au rangement de la salle d’étude; mais les rabaissa précipitamment en me voyant approcher.
« “Il m’est extrêmement pénible d’avoir recours à vous, commença-t-elle en m’entraînant dans une petite salle voisine qui sert aux leçons particulières. J’aurais voulu m’adresser à Douviers, qui m’en avait priée; mais depuis que j’ai revu Laura, j’ai compris que je ne pouvais plus le faire…”
« Elle était très pâle, et, comme elle disait ces derniers mots, son menton et ses lèvres furent agités d’un tremblement convulsif qui l’empêcha quelques instants de parler. Dans la crainte de la gêner, je détournais d’elle mon regard. Elle s’appuya contre la porte qu’elle avait refermée. Je voulus lui prendre la main, mais elle l’arracha d’entre les miennes. Elle reprit enfin, la voix comme contractée par un immense effort:
« “Pouvez-vous me prêter dix mille francs? La rentrée s’annonce assez bonne et j’espère pouvoir vous les rendre bientôt.
« – Quand vous les faut-il?”
« Elle ne répondit pas.
« “Je me trouve avoir un peu plus de mille francs sur moi, repris-je. Dès demain matin, je compléterai la somme… Dès ce soir, s’il est nécessaire.
« – Non; demain suffira. Mais si vous pouvez sans vous priver me laisser mille francs tout de suite…”
« Je les sortis de mon portefeuille et les lui tendis.
« “Voulez-vous quatorze cents francs?”
« Elle baissa la tête et fit un “oui” si faible que je l’entendis à peine, puis gagna en chancelant un banc d’écolier sur lequel elle se laissa tomber et, les deux coudes appuyés sur le pupitre devant elle, resta quelques instants le visage dans les mains. Je pensai qu’elle pleurait mais, quand je posai ma main sur son épaule, elle releva le front et je vis que ses yeux étaient restés secs.
« “Rachel, lui dis-je, ne soyez pas confuse d’avoir à me demander cela. Je suis heureux de pouvoir vous obliger.”
« Elle me regarda gravement:
« “Ce qui m’est pénible, c’est de devoir vous prier de n’en parler ni à grand-père, ni à maman. Depuis qu’ils m’ont confié les comptes de la pension, je leur laisse croire que… enfin ils ne savent pas. Ne leur dites rien, je vous en supplie. Grand-père est vieux, et maman se donne tant de mal.
« – Rachel, ce n’est pas elle qui se donne tout ce mal… C’est vous.
« – Elle s’est donné beaucoup de mal. À présent elle est fatiguée. C’est mon tour. Je n’ai rien d’autre à faire.”
« Elle disait tout simplement ces mots tout simples. Je ne sentais dans sa résignation nulle amertume, mais au contraire une sorte de sérénité.
« “Mais n’allez pas croire que cela aille très mal, reprit-elle. Simplement c’est un moment difficile, parce que certains créanciers se montrent impatients.
« – J’ai entendu tout à l’heure la bonne parler d’un maître répétiteur qui réclamait son dû.
« – Oui; il est venu faire à grand-père une scène très pénible, que malheureusement je n’ai pas pu empêcher. C’est un homme brutal et vulgaire. Il faut que j’aille le payer.
« – Souhaitez-vous que j’aille à votre place?
« Elle hésita un instant, s’efforçant en vain de sourire.
« – Merci. Mais non; mieux vaut que ce soit moi… Mais sortez avec moi, voulez-vous. J’ai un peu peur de lui. S’il vous voit, il n’osera sans doute rien dire.
« La cour de la pension domine de quelques marches le jardin qui y fait suite et dont une balustrade la sépare, contre laquelle le répétiteur s’appuyait, les deux coudes rejetés en arrière. Il était coiffé d’un énorme feutre mou et fumait la pipe. Tandis que Rachel parlementait avec lui, Armand vint me rejoindre.
« “Rachel vous a tapé, dit-il cyniquement. Vous venez à pic pour la tirer d’une sale angoisse. C’est encore Alexandre, mon cochon de frère, qui a fait des dettes dans les colonies. Elle a voulu cacher cela à mes parents. Déjà elle avait abandonné la moitié de sa dot pour grossir un peu celle de Laura; mais cette fois tout le reste y a passé. Elle ne vous en a rien dit, je parie. Sa modestie m’exaspère. C’est une des plus sinistres plaisanteries de ce bas monde: chaque fois que quelqu’un se sacrifie pour les autres, on peut être certain qu’il vaut mieux qu’eux… Tout ce qu’elle a fait pour Laura! Celle-ci l’a bien récompensée, la garce!…
« – Armand, m’écriai-je indigné, vous n’avez pas le droit de juger votre sœur.”
« Mais il reprit d’une voix saccadée et sifflante:
« “C’est au contraire parce que je ne suis pas meilleur qu’elle, que je la juge. Je m’y connais. Rachel, elle, ne nous juge pas. Elle ne juge jamais personne… Oui, la garce, la garce… Ce que je pense d’elle, je ne le lui ai pas envoyé dire, je vous jure… Et vous qui avez couvert, qui avez protégé tout cela! Vous qui saviez… Grand-père, lui, n’y voit que du feu. Maman s’efforce de ne rien comprendre. Quant à papa, il s’en remet au Seigneur; c’est plus commode. À chaque difficulté, il tombe en prière et laisse Rachel se débrouiller. Tout ce qu’il demande, c’est de ne pas y voir clair. Il court; il se démène; il n’est presque jamais à la maison. Je comprends qu’il étouffe ici; moi, j’y crève. Il cherche à s’étourdir, parbleu! Pendant ce temps, maman fait des vers. Oh! je ne la blague pas; j’en fais bien, moi. Mais, du moins, je sais que je ne suis qu’un salaud; et je n’ai jamais cherché à poser pour autre chose. Dites si ce n’est pas dégoûtant: grand-père qui ‘fait le charitable’ avec La Pérouse, parce qu’il a besoin d’un répétiteur… Et tout à coup: – Qu’est-ce que ce cochon, là-bas ose dire à ma sœur? S’il ne la salue pas en partant, je lui fous mon poing sur la gueule…
« Il s’élança vers le bohème, et je crus qu’il allait cogner. Mais l’autre, à son approche, se fendit d’un grand coup de chapeau déclamatoire et ironique, puis s’enfonça sous la voûte. À ce moment, la porte cochère s’ouvrit pour laisser entrer le pasteur. Il était en redingote, tuyau de poêle et gants noirs, comme qui reviendrait de baptême ou d’enterrement. L’ex-répétiteur et lui échangèrent un salut cérémonieux.
« Rachel et Armand se rapprochaient. Quand Vedel les eut rejoints près de moi:
« “Tout est arrangé”, dit Rachel à son père.
« Celui-ci la baisa sur le front:
« “Tu vois bien ce que je te disais, mon enfant: Dieu n’abandonne jamais celui qui se confie en lui.”
« Puis, me tendant la main:
« “Vous partez déjà?… À un de ces jours, n’est-ce pas?” »
III
JOURNAL D’ÉDOUARD
(Suite)
29 septembre.
« Visite à La Pérouse. La bonne hésitait à me laisser entrer. “Monsieur ne veut voir personne.” J’ai tant insisté qu’elle m’a introduit dans le salon. Les volets étaient clos; dans la pénombre, je distinguais à peine mon vieux maître, enfoncé dans un grand fauteuil droit. Il ne s’est pas levé. Sans me regarder il m’a tendu de côté sa main molle, qui est retombée après que je l’eus pressée. Je me suis assis à côté de lui, de sorte que je ne le voyais que de profil. Ses traits restaient durs et figés. Par instants ses lèvres s’agitaient, mais il ne disait rien. J’en venais à douter s’il me reconnaissait. La pendule a sonné quatre heures; alors, comme mû par un rouage d’horlogerie, il a tourné la tête lentement et d’une voix solennelle, forte mais atone et comme d’outre-tombe:
« “Pourquoi vous a-t-on fait entrer? J’avais recommandé à la bonne de dire, à qui me demanderait, que Monsieur de La Pérouse est mort.”
« Je m’affectai péniblement, non tant de ces paroles absurdes que de leur ton; un ton déclamatoire, indiciblement affecté, auquel mon vieux maître, si naturel avec moi d’ordinaire et si confiant, ne m’avait pas habitué.
« “Cette fille n’a pas voulu mentir, ai-je enfin répondu. Ne la grondez pas de m’avoir ouvert. Je suis heureux de vous revoir.”
« Il répéta stupidement: “Monsieur de La Pérouse est mort.” Puis replongea dans le mutisme. J’eus un mouvement d’humeur et me levai, prêt à partir, remettant à un autre jour le soin de chercher la raison de cette triste comédie. Mais à ce moment la bonne rentra; elle apportait une tasse de chocolat fumant:
« “Que Monsieur fasse un petit effort. Il n’a encore rien pris d’aujourd’hui.”
« La Pérouse eut un sursaut d’impatience, comme un acteur à qui quelque comparse maladroit couperait un effet:
« “Plus tard. Quand ce Monsieur sera parti.”
« Mais la bonne n’eut pas plus tôt refermé la porte:
« “Mon ami, soyez bon; apportez-moi un verre d’eau je vous prie. Un simple verre d’eau. Je meurs de soif.”
« Je trouvai dans la salle à manger une carafe et un verre. Il emplit le verre, le vida d’un trait et s’essuya les lèvres à la manche de son vieux veston d’alpaga.
« “Vous avez de la fièvre?” lui demandai-je.
« Ma phrase le rappela aussitôt au sentiment de son personnage:
« “Monsieur de La Pérouse n’a pas de fièvre. Il n’a plus rien. Depuis mercredi soir, Monsieur de La Pérouse a cessé de vivre.”
« J’hésitais si le mieux n’était pas d’entrer dans son jeu:
« “N’est-ce pas précisément mercredi que le petit Boris est venu vous voir?”
« Il tourna la tête vers moi; un sourire, comme l’ombre de celui d’autrefois, au nom de Boris, éclaira ses traits, et, consentant enfin à quitter son rôle:
« “Mon ami, je puis bien vous le dire, à vous: ce mercredi, c’était le dernier jour qui me restait. Puis il reprit, à voix plus basse: – Le dernier jour précisément que je m’étais accordé avant… d’en finir.”
« Il m’était extrêmement douloureux de voir La Pérouse revenir à ce sinistre propos. Je comprenais que je n’avais jamais pris bien au sérieux ce qu’il m’en avait dit précédemment, car j’avais laissé ma mémoire s’en dessaisir; et je me le reprochais à présent. À présent je me souvenais de tout, mais m’étonnai, car il m’avait parlé d’abord d’une échéance plus lointaine, et, comme je le lui faisais observer, il m’avoua d’un ton de voix redevenu naturel et même avec un peu d’ironie, qu’il m’avait trompé sur la date, qu’il l’avait un peu reculée dans la crainte que je ne tente de le retenir ou que je ne précipite pour cela mon retour, mais qu’il s’était agenouillé plusieurs soirs de suite, suppliant Dieu qu’il lui accordât de voir Boris avant de mourir.
« “Et même j’avais convenu avec Lui, ajouta-t-il, qu’au besoin je remettrais de quelques jours mon départ… à cause de cette assurance que vous m’aviez donnée de me le ramener, vous vous souvenez?”
« J’avais pris sa main; elle était glacée et je la réchauffai dans les miennes. Il continua d’une voix monotone:
« “Alors, quand j’ai vu que vous n’attendiez pas la fin des vacances pour revenir et que je pourrais revoir le petit sans pour cela différer mon départ, j’ai cru que… il m’a semblé que Dieu tenait compte de ma prière. J’ai cru qu’il m’approuvait. Oui, j’ai cru cela. Je n’ai pas compris tout de suite qu’il se moquait de moi, comme toujours.”
« Il enleva sa main d’entre les miennes, et sur un ton plus animé:
« “C’est donc mercredi soir que je m’étais promis d’en finir; et c’est dans la journée de mercredi que vous m’avez amené Boris. Je n’ai pas éprouvé, je dois le dire, en le voyant, toute la joie que je m’étais promise. J’ai réfléchi à cela, ensuite. Évidemment, je n’étais pas en droit d’espérer que ce petit pût être heureux de me voir. Sa mère ne lui parlait jamais de moi.”
« Il s’arrêta; ses lèvres tremblèrent et je crus qu’il allait pleurer.
« “Boris ne demande qu’à vous aimer, mais laissez-lui le temps de vous connaître, hasardai-je.
« – Après que le petit m’eut quitté, reprit La Pérouse, sans m’entendre, quand le soir, je me suis retrouvé seul (car vous savez que madame de La Pérouse n’est plus ici), je me suis dit: ‘Allons! voici le moment.’ Il faut que vous sachiez que mon frère, celui que j’ai perdu, m’a légué une paire de pistolets que je garde toujours près de moi, dans un étui, au chevet de mon lit. J’ai donc été chercher cet étui. Je me suis assis dans un fauteuil; là, comme je suis en ce moment. J’ai chargé l’un des pistolets…”
« Il se tourna vers moi et, brusquement, brutalement, répéta, comme si je doutais de sa parole: “Oui, je l’ai chargé. Vous pouvez voir: Il l’est encore. Que s’est-il passé? Je ne parviens pas à comprendre. J’ai porté le pistolet à mon front. Je l’ai gardé longtemps contre ma tempe. Et je n’ai pas tiré. Je n’ai pas pu… Au dernier moment, c’est honteux à dire… Je n’ai pas eu le courage de tirer.”
« Il s’était animé en parlant. Son regard était devenu plus vif et le sang colorait faiblement ses joues. Il me regardait en hochant la tête.
« “Comment expliquez-vous cela? Une chose que j’avais résolue; à laquelle, depuis des mois, je n’arrêtais pas de penser… Peut-être même est-ce pour cela. Peut-être que, par avance, j’avais épuisé en pensée tout mon courage…
« – Comme, avant le retour de Boris, vous aviez épuisé la joie du revoir”, lui dis-je; mais il continuait:
« “Je suis resté longtemps, avec le pistolet contre ma tempe. J’avais le doigt sur la gâchette. Je pressais un peu; mais pas assez fort. Je me disais: ‘Dans un instant, je vais presser plus fort, et le coup partira.’ Je sentais le froid du métal, et me disais: ‘Dans un instant, je ne sentirai plus rien. Mais d’abord je vais entendre un bruit terrible…’ Songez donc! si près de l’oreille!… C’est cela surtout qui m’a retenu: la peur du bruit… C’est absurde; car, du moment que l’on meurt… Oui; mais la mort, je l’espère comme un sommeil; et une détonation, cela n’endort pas: cela réveille… Oui; c’est certainement cela dont j’avais peur. J’avais peur, au lieu de m’endormir, de me réveiller brusquement.”
« Il sembla se ressaisir, ou plutôt se rassembler, et durant quelques instants, de nouveau ses lèvres remuèrent à vide.
« “Tout cela, reprit-il, je ne me le suis dit qu’ensuite. La vérité, si je ne me suis pas tué, c’est que je n’étais pas libre. Je dis à présent: j’ai eu peur; mais non: ce n’était pas cela. Quelque chose de complètement étranger à ma volonté, de plus fort que ma volonté, me retenait… Comme si Dieu ne voulait pas me laisser partir. Imaginez une marionnette qui voudrait quitter la scène avant la fin de la pièce… Halte là! On a encore besoin de vous pour le finale. Ah! vous croyiez que vous pouviez partir quand vous vouliez!… J’ai compris que ce que nous appelons notre volonté, ce sont les fils qui font marcher la marionnette, et que Dieu tire. Vous ne saisissez pas? Je vais vous expliquer. Tenez: je me dis à présent: ‘Je vais lever mon bras droit’; et je le lève. (Effectivement il le leva.) Mais c’est que la ficelle était déjà tirée pour me faire penser et dire: ‘Je veux lever mon bras droit’… Et la preuve que je ne suis pas libre, c’est que si j’avais dû lever l’autre bras, je vous aurais dit: ‘Je m’en vais lever mon bras gauche’… Non; je vois que vous ne me comprenez pas. Vous n’êtes pas libre de me comprendre… Oh! je me rends bien compte à présent, que Dieu s’amuse. Ce qu’il nous fait faire, il s’amuse à nous laisser croire que nous voulions le faire. C’est son vilain jeu… Vous croyez que je deviens fou? À propos: figurez-vous que madame de La Pérouse… Vous savez qu’elle est entrée dans une maison de retraite… Eh bien! figurez-vous qu’elle se persuade que c’est un asile d’aliénés, et que je l’y ai fait interner pour me débarrasser d’elle, avec l’intention de la faire passer pour folle. Accordez-moi que c’est curieux: n’importe quel passant qu’on croise dans la rue, vous comprendrait mieux que celle à qui l’on a donné sa vie… Dans les premiers temps, j’allais la voir chaque jour. Mais, sitôt qu’elle m’apercevait: ‘Ah! vous voilà. Vous venez encore m’espionner…’ J’ai dû renoncer à ces visites qui ne faisaient que l’irriter. Comment voulez-vous qu’on s’attache à la vie, lorsqu’on ne peut plus faire de bien à personne?”
« Des sanglots étranglèrent sa voix. Il baissa la tête et je crus qu’il allait retomber dans son accablement. Mais, avec un brusque élan:
« “Savez-vous ce qu’elle a fait, avant de partir? Elle a forcé mon tiroir et brûlé toutes les lettres de feu mon frère. Elle a toujours été jalouse de mon frère; surtout depuis qu’il est mort. Elle me faisait des scènes quand elle me surprenait, la nuit, en train de relire ses lettres. Elle s’écriait: ‘Ah! vous attendiez que je sois couchée. Vous vous cachez de moi.’ Et encore: ‘Vous feriez beaucoup mieux d’aller dormir. Vous vous fatiguez les yeux.’ On l’aurait dite pleine d’attentions; mais je la connais: c’était de la jalousie. Elle n’a pas voulu me laisser seul avec lui.
« – C’est qu’elle vous aimait. Il n’y a pas de jalousie sans amour.
« – Eh bien! accordez-moi que c’est une triste chose, lorsque l’amour, au lieu de faire la félicité de la vie, en devient la calamité… C’est sans doute ainsi que Dieu nous aime.”
« Il s’était beaucoup animé tout en parlant, et tout à coup:
« “J’ai faim, dit-il. Quand je veux manger, cette servante m’apporte toujours du chocolat. Madame de La Pérouse a dû lui dire que je ne prenais rien d’autre. Vous seriez bien aimable d’aller à la cuisine… la seconde porte à droite, dans le couloir… et de voir s’il n’y a pas des œufs. Je crois qu’elle m’a dit qu’il y en avait.
« – Vous voudriez qu’elle vous prépare un œuf sur le plat?
« – Je crois que j’en mangerais bien deux. Seriez-vous assez bon? Moi, je ne parviens pas à me faire entendre.
« – Cher ami, lui dis-je en revenant, vos œufs seront prêts dans un instant. Si vous me le permettez, je resterai pour vous les voir prendre; oui, cela me fera plaisir. Il m’a été très pénible de vous entendre dire, tout à l’heure, que vous ne pouviez plus faire de bien à personne. Vous semblez oublier votre petit-fils. Votre ami, monsieur Azaïs, vous propose de venir vivre près de lui, à la pension. Il m’a chargé de vous le dire. Il pense qu’à présent que madame de La Pérouse n’est plus ici, rien ne vous retient.”
« Je m’attendais à quelque résistance, mais c’est à peine s’il s’informa des conditions de la nouvelle existence qui s’offrait à lui.
« “Si je ne me suis pas tué, je n’en suis pas moins mort. Ici ou là, peu m’importe, disait-il. Vous pouvez m’emmener.”
« Je convins que je viendrais le prendre le surlendemain; que, d’ici là, je mettrais à sa disposition deux malles, pour qu’il y puisse ranger les vêtements dont il aurait besoin et ce qu’il tiendrait à cœur d’emporter.
« “Du reste, ajoutai-je, comme vous conserverez la disposition de cet appartement jusqu’à expiration du bail, il sera toujours temps d’y venir chercher ce qui vous manque.”
« La servante apporta les œufs, qu’il dévora. Je commandai pour lui un dîner, tout soulagé de voir enfin le naturel reprendre le pas.
« “Je vous donne beaucoup de mal, répétait-il; vous êtes bon.”
« J’aurais voulu qu’il me confiât ses pistolets dont, lui dis-je, il n’avait plus que faire; mais il ne consentit pas à me les laisser.
« “Vous n’avez plus de crainte à avoir. Ce que je n’ai pas fait ce jour-là, je sais que je ne pourrai jamais le faire. Mais ils sont le seul souvenir qui me reste à présent de mon frère, et j’ai besoin qu’ils me rappellent également que je ne suis qu’un jouet entre les mains de Dieu.” »
IV
Il faisait très chaud, ce jour-là. Par les fenêtres ouvertes de la pension Vedel, on voyait les cimes des arbres du jardin sur lequel flottait encore une immense quantité d’été disponible.
Ce jour de rentrée était pour le vieil Azaïs l’occasion d’un discours. Il se tenait au pied de la chaire, debout, face aux élèves, comme il sied. Dans la chaire, le vieux La Pérouse siégeait. Il s’était levé à l’entrée des élèves; mais un geste amical d’Azaïs l’avait invité à se rasseoir. Son regard inquiet s’était d’abord posé sur Boris, et ce regard gênait Boris d’autant plus qu’Azaïs, dans son discours, présentant aux enfants leur nouveau maître, avait cru devoir faire une allusion à la parenté de celui-ci avec l’un d’eux. La Pérouse cependant s’affectait de ne rencontrer point le regard de Boris; indifférence, froideur, pensait-il.
« Oh! pensait Boris, qu’il me laisse tranquille! qu’il ne me fasse pas “remarquer”! Ses camarades le terrifiaient. Au sortir du lycée, il avait dû se joindre à eux, et, durant le trajet du lycée à la “boîte”, avait entendu leurs propos; il aurait voulu se mettre au pas, par grand besoin de sympathie, mais sa nature trop délicate y répugnait; les mots s’arrêtaient sur ses lèvres; il s’en voulait de sa gêne, s’efforçait de ne la laisser point paraître, s’efforçait même de rire afin de prévenir les moqueries; mais il avait beau faire; parmi les autres, il avait l’air d’une fille, le sentait et s’en désolait.
Des groupements, presque aussitôt, s’étaient formés. Un certain Léon Ghéridanisol faisait centre et déjà s’imposait. Un peu plus âgé que les autres, et du reste plus avancé dans ses études, brun de peau, aux cheveux noirs, aux yeux noirs, il n’était ni très grand ni particulièrement fort, mais il avait ce qu’on appelle « du culot ». Un sacré culot vraiment. Même le petit Georges Molinier convenait que Ghéridanisol lui en avait « bouché un coin »; « et, tu sais, pour m’en boucher un, il faut quelque chose! » Ne l’avait-il pas vu, de ses yeux vu, ce matin, s’approcher d’une jeune femme; celle-ci tenait un enfant dans ses bras:
« C’est à vous, cet enfant, Madame? (ceci dit avec un grand salut). Il est rien laid, vot’ gosse. Mais rassurez-vous: il ne vivra pas. »
Georges s’en esclaffait encore.
« Non! sans blague? » disait Philippe Adamanti, son ami, à qui Georges rapportait l’histoire.
Ce propos insolent faisait leur joie; on n’imaginait rien de plus spirituel. Bateau fort usagé déjà, Léon le tenait de son cousin Strouvilhou, mais Georges n’avait pas à le savoir.
À la pension, Molinier et Adamanti obtinrent de s’asseoir sur le même banc que Ghéridanisol: le cinquième, pour ne pas être trop en vue du pion. Molinier avait Adamanti à sa gauche; à sa droite, Ghéridanisol, dit Ghéri; à l’extrémité du banc s’assit Boris. Derrière celui-ci se trouvait Passavant.
Gontran de Passavant a mené triste vie depuis la mort de son père; et celle qu’il menait auparavant n’était déjà pas bien gaie. Il a compris depuis longtemps qu’il n’avait à attendre de son frère nulle sympathie, nul appui. Il a été passer les vacances en Bretagne, emmené par sa vieille bonne, la fidèle Séraphine, dans la famille de celle-ci. Toutes ses qualités se sont repliées; il travaille. Un secret désir l’éperonne, de prouver à son frère qu’il vaut mieux que lui. C’est de lui-même et par libre choix qu’il est entré en pension; par désir aussi de ne pas loger chez son frère, dans cet hôtel de la rue de Babylone qui ne lui rappelle que de tristes souvenirs. Séraphine, qui ne veut pas l’abandonner, a pris un logement à Paris; la petite rente que lui servent les deux enfants de feu le comte, par clause expresse du testament, le lui permet. Gontran y a sa chambre, qu’il occupe les jours de sortie; il l’a ornée selon son goût. Il prend deux repas par semaine avec Séraphine; celle-ci le soigne et veille à ce qu’il ne manque de rien. Auprès d’elle, Gontran bavarde volontiers, encore qu’il ne puisse parler avec elle de presque rien de ce qui lui tient à cœur. À la pension, il ne se laisse pas entamer par les autres; il écoute plaisanter ses camarades d’une oreille distraite et se refuse souvent à leurs jeux. C’est aussi qu’il préfère la lecture aux jeux qui ne sont pas de plein air. Il aime le sport; tous les sports; mais de préférence les solitaires; c’est aussi qu’il est fier et qu’il ne fraie pas avec tous. Les dimanches, suivant la saison, il patine, nage, canote, ou part pour d’immenses courses dans la campagne. Il a des répugnances, et qu’il ne cherche pas à vaincre; non plus qu’il ne cherche à élargir son esprit, mais bien plutôt à l’affermir. Il n’est peut-être pas si simple qu’il se croit, qu’il cherche à se faire; nous l’avons vu au chevet du lit de mort de son père; mais il n’aime pas les mystères et, dès qu’il n’est plus pareil à lui, se déplaît. S’il arrive à se maintenir à la tête de sa classe, c’est par application, non par facilité. Boris trouverait protection près de lui, s’il savait seulement la chercher; mais c’est son voisin Georges qui l’attire. Quant à Georges, il n’a d’attention que pour Ghéri, qui n’a d’attention pour personne.
Georges avait d’importantes nouvelles à communiquer à Philippe Adamanti, mais qu’il jugeait plus prudent de ne pas lui écrire.
Arrivé devant la porte du lycée, ce matin de rentrée, un quart d’heure avant l’ouverture des classes, il l’avait vainement attendu. C’est en faisant les cent pas devant la porte qu’il avait entendu Léon Ghéridanisol apostropher si spirituellement une jeune femme; à la suite de quoi les deux galopins étaient entrés en conversation, pour découvrir, à la grande joie de Georges, qu’ils allaient être camarades de pension.
À la sortie du lycée, Georges et Phiphi avaient enfin pu se rejoindre. S’acheminant vers la pension Azaïs avec les autres pensionnaires, mais un peu à l’écart de ceux-ci, de manière à pouvoir parler librement:
« Tu ferais aussi bien de cacher ça, avait commencé Georges, en pointant du doigt la rosette jaune que Phiphi continuait d’arborer à sa boutonnière.
– Pourquoi? avait demandé Philippe, qui s’apercevait que Georges ne portait plus la sienne.
– Tu risques de te faire choper. Mon petit, je voulais te dire ça avant la classe; tu n’avais qu’à arriver plus tôt. Je t’ai attendu devant la porte pour t’avertir.
– Mais je ne savais pas, avait dit Phiphi.
– “Je ne savais pas. Je ne savais pas”, avait repris Georges en l’imitant. Tu devais penser que j’avais peut-être des choses à te dire, du moment que je n’avais pas pu te revoir à Houlgate. »
Le perpétuel souci de ces deux enfants est de prendre barre l’un sur l’autre. Phiphi doit à la situation et à la fortune de son père certains avantages; mais Georges l’emporte de beaucoup par son audace et son cynisme. Phiphi doit se forcer un peu pour ne pas rester en arrière. Ce n’est pas un méchant garçon; mais il est mou.
« Eh bien! sors-les, tes choses », avait-il dit.
Léon Ghéridanisol, qui s’était rapproché d’eux, les écoutait. Il ne déplaisait pas à Georges d’être entendu par lui; si l’autre l’avait épaté tantôt, Georges gardait en réserve de quoi l’épater à son tour; il avait donc dit à Phiphi, sur un ton tout simple:
« La petite Praline s’est fait coffrer.
– Praline! » s’était écrié Phiphi, que le sang-froid de Georges épouvantait. Et comme Léon faisait mine de s’intéresser, Phiphi demandait à Georges:
« On peut lui dire?
– Parbleu! » faisait Georges en haussant les épaules. Alors Phiphi à Ghéri, en montrant Georges:
« C’est sa poule. Puis, à Georges:
– Comment le sais-tu?
– C’est Germaine, que j’ai rencontrée, qui me l’a dit. »
Et il racontait à Phiphi comment, à son passage à Paris, il y a douze jours, ayant voulu revoir certain appartement que le procureur Molinier désignait précédemment comme « le théâtre de ces orgies », il avait trouvé porte close; qu’errant dans le quartier, il avait, peu de temps après, rencontré Germaine, la poule à Phiphi, qui l’avait renseigné: une descente de police avait été opérée au commencement des vacances. Ce que ces femmes et ces enfants ignoraient, c’est que Profitendieu avait eu grand soin d’attendre, pour cette opération, une date où les délinquants mineurs seraient dispersés, désireux de ne les englober point dans la rafle et d’épargner ce scandale à leurs parents.
« Eh bien! mon vieux… répétait Phiphi sans commentaires. Eh bien! mon vieux!… » estimant que Georges et lui l’avaient échappé belle.
« Ça te fait froid dans la colonne, hein? » disait Georges en ricanant. Qu’il ait été terrifié lui-même, c’est ce qu’il jugeait parfaitement inutile d’avouer, surtout devant Ghéridanisol.
On pourrait croire, à ce dialogue, ces enfants encore plus dépravés qu’ils ne sont. C’est surtout pour se donner des airs qu’ils parlent ainsi, j’en suis sûr. Il entre de la forfanterie dans leur cas. N’importe: Ghéridanisol les écoute; les écoute et les fait parler. Ces propos divertiront beaucoup son cousin Strouvilhou, quand il les lui rapportera ce soir.
Ce même soir, Bernard retrouvait Édouard.
« Ça s’est bien passé, la rentrée?
– Pas mal. Et, comme ensuite il se taisait:
– Monsieur Bernard, si vous n’êtes pas d’humeur à parler de vous-même, ne comptez pas sur moi pour vous presser. J’ai horreur des interrogatoires. Mais permettez-moi de vous rappeler que vous m’avez offert vos services et que je suis en droit d’espérer de vous quelques récits…
– Que voulez-vous savoir? reprit Bernard d’assez mauvaise grâce. Que le père Azaïs a prononcé un discours solennel, où il proposait aux enfants de “s’élancer d’un commun élan, et avec une juvénile ardeur…”? J’ai retenu ces mots, car ils sont revenus trois fois. Armand prétend que le vieux les place dans chacun de ses laïus. Nous étions assis lui et moi, sur le dernier banc, tout au fond de la classe, contemplant la rentrée des gosses, comme Noé celle des animaux dans l’arche. Il y en avait de tous les genres; des ruminants, des pachidermes, des mollusques et d’autres invertébrés. Quand, après le laïus, ils se sont mis à parler entre eux, nous avons remarqué, Armand et moi, que quatre de leurs phrases sur dix commençaient par: “Je parie que tu ne…”
– Et les six autres?
– Par: “Moi, je…”
– Voici qui n’est pas mal observé, je le crains. Quoi d’autre encore?
– Certains me paraissent avoir une personnalité fabriquée.
– Qu’entendez-vous par là? demanda Édouard.
– Je songe particulièrement à l’un d’eux, assis à côté du petit Passavant qui, lui, me paraît simplement un enfant sage. Son voisin, que j’ai longuement observé, semble avoir pris pour règle de vie le Ne quid nimis des Anciens. Ne pensez-vous pas qu’à son âge, c’est là une devise absurde? Ses vêtements sont étriqués, sa cravate est stricte; il n’est pas jusqu’à ces lacets de souliers, qui s’achèvent juste avec le nœud. Si peu que j’aie causé avec lui, il a trouvé le temps de me dire qu’il voyait partout un gaspillage de force, et de répéter, comme un refrain: “Pas d’effort inutile.”
– La peste soit des économies, dit Édouard. Cela fait, en art, les prolixes.
– Pourquoi?
– Parce qu’ils ont peur de rien perdre. Quoi d’autre encore? Vous ne me dites rien d’Armand.
– Un curieux numéro, celui-là. À vrai dire, il ne me plaît guère. Je n’aime pas les contrefaits. Il n’est pas bête, assurément; mais son esprit n’est appliqué qu’à détruire; du reste, c’est contre lui-même qu’il se montre le plus acharné; tout ce qu’il a de bon en lui, de généreux, de noble ou de tendre, il en prend honte. Il devrait faire du sport; s’aérer. Il s’aigrit à rester enfermé tout le jour. Il semble rechercher ma présence; je ne le fuis pas, mais ne puis me faire à son esprit.
– Ne pensez-vous pas que ses sarcasmes et son ironie abritent une excessive sensibilité, et peut-être une grande souffrance? Olivier le croit.
– Il se peut; je me le suis dit. Je ne le connais pas bien encore. Le reste de mes réflexions n’est pas mûr. J’ai besoin d’y réfléchir; je vous en ferai part; mais plus tard. Ce soir, excusez-moi si je vous quitte. J’ai mon examen dans deux jours; et puis, autant vous l’avouer… je me sens triste. »
V
Il ne faut prendre, si je ne me trompe, que la fleur de chaque objet…
Fénelon.
Olivier, de retour à Paris depuis la veille, s’était levé tout reposé. L’air était chaud, le ciel pur. Quand il sortit, rasé de frais, douché, élégamment vêtu, conscient de sa force, de sa jeunesse, de sa beauté, Passavant sommeillait encore.
Olivier se hâte vers la Sorbonne. C’est ce matin que Bernard doit passer l’écrit. Comment Olivier le sait-il? Mais peut-être ne le sait-il pas. Il va se renseigner. Il se hâte. Il n’a pas revu son ami depuis cette nuit que Bernard est venu chercher refuge dans sa chambre. Quels changements, depuis! Qui dira s’il n’est pas encore plus pressé de se montrer à lui que de le revoir? Fâcheux que Bernard soit si peu sensible à l’élégance! Mais c’est un goût qui parfois vient avec l’aisance. Olivier en a fait l’épreuve, grâce au comte de Passavant.
C’est l’écrit que Bernard passe ce matin. Il ne sortira qu’à midi. Olivier l’attend dans la cour. Il reconnaît quelques camarades, serre des mains, puis s’écarte. Il est un peu gêné par sa mise. Il le devient plus encore lorsque Bernard, enfin délivré, s’avance dans la cour et s’écrie, en lui tendant la main:
« Qu’il est beau! »
Olivier, qui croyait ne plus jamais rougir, rougit. Comment ne pas voir, dans ces mots, malgré leur ton très cordial, de l’ironie? Bernard, lui, porte le même costume encore, qu’il avait le soir de sa fuite. Il ne s’attendait pas à trouver Olivier. Tout en le questionnant, il l’entraîne. La joie qu’il a de le revoir est subite. S’il a d’abord un peu souri devant le raffinement de sa mise, c’est sans malice aucune; il a bon cœur; il est sans fiel.
« Tu déjeunes avec moi, hein? Oui, je dois rappliquer à une heure et demie pour le latin. Ce matin, c’était le français.
– Content?
– Moi, oui. Mais je ne sais pas si ce que j’ai pondu sera du goût des examinateurs. Il s’agissait de donner son avis sur quatre vers de La Fontaine:
Papillon du Parnasse, et semblable aux abeilles
À qui le bon Platon compare nos merveilles,
Je suis chose légère et vole à tout sujet,
Je vais de fleur en fleur et d’objet en objet.
« Dis un peu, qu’est-ce que tu aurais fait avec ça? »
Olivier ne peut résister au désir de briller:
« J’aurais dit qu’en se peignant lui-même, La Fontaine avait fait le portrait de l’artiste, de celui qui consent à ne prendre du monde que l’extérieur, que la surface, que la fleur. Puis j’aurais posé en regard un portrait du savant, du chercheur, de celui qui creuse, et montré enfin que, pendant que le savant cherche, l’artiste trouve; que celui qui creuse s’enfonce, et que qui s’enfonce s’aveugle; que la vérité, c’est l’apparence, que le mystère c’est la forme, et que ce que l’homme a de plus profond, c’est sa peau. »
Cette dernière phrase, Olivier la tenait de Passavant, qui lui-même l’avait cueillie sur les lèvres de Paul-Ambroise, un jour que celui-ci discourait dans un salon. Tout ce qui n’était pas imprimé, était pour Passavant de bonne prise; ce qu’il appelait « les idées dans l’air », c’est-à-dire: celles d’autrui.
Un je ne sais quoi dans le ton d’Olivier, avertit Bernard que cette phrase n’était pas de lui. La voix d’Olivier s’y trouvait gênée. Bernard fut sur le point de demander: « C’est de qui? » mais, outre qu’il ne voulait pas désobliger son ami, il redoutait d’avoir à entendre le nom de Passavant, que l’autre jusqu’à présent n’avait eu garde de prononcer. Bernard se contenta de regarder son ami avec une curieuse insistance; et Olivier, pour la seconde fois, rougit.
La surprise qu’avait Bernard d’entendre le sentimental Olivier exprimer des idées parfaitement différentes de celles qu’il lui connaissait, fit place presque aussitôt à une indignation violente; quelque chose de subit et de surprenant, d’irrésistible comme un cyclone. Et ce n’était pas précisément contre ces idées qu’il s’indignait, encore qu’elles lui parussent absurdes. Et même elles n’étaient peut-être pas, après tout, si absurdes que cela. Sur son cahier des opinions contradictoires, il les pourrait coucher en regard des siennes propres. Eussent-elles été authentiquement les idées d’Olivier, il ne se serait indigné ni contre lui, ni contre elles; mais il sentait quelqu’un de caché derrière; c’est contre Passavant qu’il s’indignait.
« Avec de pareilles idées, on empoisonne la France », s’écria-t-il d’une voix sourde, mais véhémente. Il le prenait de très haut, désireux de survoler Passavant. Et ce qu’il dit le surprit lui-même, comme si sa phrase avait précédé sa pensée; et pourtant c’était cette pensée même qu’il avait développée ce matin dans son devoir; mais, par une sorte de pudeur, il lui répugnait, dans son langage, et particulièrement en causant avec Olivier, de faire montre de ce qu’il appelait « les grands sentiments ». Aussitôt exprimés, ceux-ci lui paraissaient moins sincères. Olivier n’avait donc jamais entendu son ami parler des intérêts de « la France »; ce fut son tour d’être surpris. Il ouvrait de grands yeux et ne songeait même plus à sourire. Il ne reconnaissait plus son Bernard. Il répéta stupidement:
« La France?… » Puis, dégageant sa responsabilité, car Bernard décidément ne plaisantait pas: « Mais, mon vieux, ce n’est pas moi qui pense ainsi; c’est La Fontaine. »
Bernard devint presque agressif:
« Parbleu! s’écria-t-il, je sais parbleu bien que ce n’est pas toi qui penses ainsi. Mais, mon vieux, ce n’est pas non plus La Fontaine. S’il n’avait eu pour lui que cette légèreté, dont du reste, à la fin de sa vie, il se repent et s’excuse, il n’aurait jamais été l’artiste que nous admirons. C’est précisément ce que j’ai dit dans ma dissertation de ce matin et fait valoir à grand renfort de citations, car tu sais que j’ai une mémoire assez bonne. Mais, quittant bientôt La Fontaine, et retenant l’autorisation que certains esprits superficiels pourraient penser trouver dans ses vers, je me suis payé une tirade contre l’esprit d’insouciance, de blague, d’ironie; ce qu’on appelle enfin “l’esprit français”, qui nous vaut parfois à l’étranger une réputation si déplorable. J’ai dit qu’il fallait y voir, non pas même le sourire, mais la grimace de la France; que le véritable esprit de la France, était un esprit d’examen, de logique, d’amour et de pénétration patiente; et que, si cet esprit-là n’avait pas animé La Fontaine, il aurait peut-être bien écrit ses contes, mais jamais ses fables, ni cette admirable épître (j’ai montré que je la connaissais) dont sont extraits les quelques vers qu’on nous donnait à commenter. Oui, mon vieux, une charge à fond, qui va peut-être me faire recaler. Mais je m’en fous; j’avais besoin de dire ça. »
Olivier ne tenait pas particulièrement à ce qu’il venait d’exprimer tout à l’heure. Il avait cédé au besoin de briller, et de citer, comme négligemment, une phrase qu’il estimait de nature à épater son ami. Si maintenant celui-ci le prenait sur ce ton, il ne lui restait plus qu’à battre en retraite. Sa grande faiblesse venait de ceci qu’il avait beaucoup plus besoin de l’affection de Bernard, que celui-ci n’avait besoin de la sienne. La déclaration de Bernard l’humiliait, le mortifiait. Il s’en voulait d’avoir parlé trop vite. À présent, il était trop tard pour se reprendre, emboîter le pas, comme il eût fait certainement s’il avait laissé Bernard parler le premier. Mais comment eût-il pu prévoir que Bernard, qu’il avait laissé si frondeur, allait se poser en défenseur de sentiments et d’idées que Passavant lui apprenait à ne considérer point sans sourire? Sourire, il n’en avait vraiment plus envie; il avait honte. Et ne pouvant ni se rétracter, ni s’élever contre Bernard dont l’authentique émotion lui imposait, il ne cherchait plus qu’à se protéger, qu’à se soustraire:
« Enfin, si c’est cela que tu as mis dans ta compote, ça n’est pas contre moi que tu le disais… J’aime mieux ça. »
Il s’exprimait comme quelqu’un de vexé, et pas du tout sur le ton qu’il eût voulu.
« Mais c’est à toi que je le dis maintenant », reprit Bernard.
Cette phrase cingla Olivier droit au cœur. Bernard ne l’avait sans doute pas dite dans une intention hostile mais comment la prendre autrement? Olivier se tut. Un gouffre, entre Bernard et lui se creusait. Il chercha quelles questions, d’un bord à l’autre de ce gouffre, il allait pouvoir jeter, qui rétabliraient le contact. Il cherchait sans espoir. « Ne comprend-il donc pas ma détresse? » se disait-il; et sa détresse s’aggravait. Il n’eut peut-être pas à refouler de larmes, mais il se disait qu’il y avait de quoi pleurer. C’est sa faute aussi: ce revoir lui paraîtrait moins triste, s’il s’en était promis moins de joie. Lorsque, deux mois auparavant, il s’était empressé à la rencontre d’Édouard, il en avait été de même. Il en serait toujours ainsi, se disait-il. Il eût voulu plaquer Bernard, s’en aller n’importe où, oublier Passavant, Édouard… Une rencontre inopinée, soudain, rompit le triste cours de sa pensée.
À quelques pas devant eux, sur le boulevard Saint-Michel, qu’ils remontaient, Olivier venait d’apercevoir Georges, son jeune frère. Il saisit Bernard par le bras, et tournant les talons aussitôt, l’entraîna précipitamment.
« Crois-tu qu’il nous ait vus?… Ma famille ne sait pas que je suis de retour. »
Le petit Georges n’était point seul. Léon Ghéridanisol et Philippe Adamanti l’accompagnaient. La conversation de ces trois enfants était très animée; mais l’intérêt que Georges y prenait ne l’empêchait pas d’« avoir l’œil » comme il disait. Pour les écouter, quittons un instant Olivier et Bernard; aussi bien, entrés dans un restaurant, nos deux amis sont-ils, pour un temps, plus occupés à manger qu’à parler, au grand soulagement d’Olivier.
« Eh bien, alors, vas-y, toi, dit Phiphi à Georges.
– Oh! il a la frousse! il a la frousse! riposte celui-ci, en mettant dans sa voix tout ce qu’il peut d’ironique mépris, propre à éperonner Philippe. Et Ghéridanisol, supérieur:
– Mes agneaux, si vous ne voulez pas, autant le dire tout de suite. Je ne suis pas embarrassé pour trouver d’autres types qui auront plus de culot que vous. Allons, rends-moi ça. »
Il se tourne vers Georges, qui tient une petite pièce dans sa main fermée.
« Chiche, que j’y vais! s’écrie Georges, dans un brusque élan. Venez avec moi. (Ils sont devant un bureau de tabac.)
– Non, dit Léon; on t’attend au coin de la rue. Viens, Phiphi. »
Georges ressort un instant après de la boutique; il tient à la main un paquet de cigarettes dites « de luxe »; en offre à ses amis.
« Eh bien? demande anxieusement Phiphi.
– Eh bien, quoi? riposte Georges, d’un air d’indifférence affectée, comme si ce qu’il venait de faire était devenu soudain si naturel qu’il ne valût pas la peine d’en parler. Mais Philippe insiste:
– Tu l’as passée?
– Parbleu!
– On ne t’a rien dit? »
Georges hausse les épaules:
« Qu’est-ce que tu voulais qu’on me dise?
– Et on t’a rendu la monnaie? »
Cette fois Georges ne daigne même plus répondre. Mais comme l’autre, encore un peu sceptique et craintif, insiste: « Fais voir », Georges sort l’argent de sa poche. Philippe compte: les sept francs y sont. Il a envie de demander: « Tu es sûr au moins qu’ils sont bons, ceux-là? » mais se retient.
Georges avait payé un franc la fausse pièce. Il avait été convenu qu’on partagerait la monnaie. Il tend trois francs à Ghéridanisol. Quant à Phiphi, il n’aura pas un sou; tout au plus une cigarette; ça lui servira de leçon.
Encouragé par cette première réussite, Phiphi, maintenant, voudrait bien. Il demande à Léon de lui vendre une seconde pièce. Mais Léon trouve Phiphi flanchard et, pour le remonter à bloc, il affecte un certain mépris pour sa préalable couardise et feint de le bouder. « Il n’avait qu’à se décider plus vite; on jouerait sans lui. » Du reste Léon juge imprudent de risquer une nouvelle expérience trop voisine de la première. Et puis, à présent, il est trop tard. Son cousin Strouvilhou l’attend pour déjeuner.
Ghéridanisol n’est pas si gourde qu’il ne sache écouler lui-même ses pièces; mais, suivant les instructions de son grand cousin, il cherche à s’assurer des complices. Il rendra compte de sa mission bien remplie.
« Les gosses de bonne famille, tu comprends, c’est ceux-là qu’il nous faut, parce qu’ensuite, si l’affaire s’évente, les parents travaillent à l’étouffer. » (C’est le cousin Strouvilhou, son correspondant intérimaire, qui lui parle ainsi, tandis qu’ils déjeunent.) « Seulement, avec ce système de vendre les pièces une à une, ça les écoule trop lentement. J’ai cinquante-deux boîtes de vingt pièces chacune à placer. Il faut les vendre vingt francs chacune; mais pas à n’importe qui, tu comprends. Le mieux, ce serait de former une association, dont on ne pourra pas faire partie sans avoir apporté des gages. Il faut que les gosses se compromettent et qu’ils livrent de quoi tenir les parents. Avant de lâcher les pièces, tu tâcheras de leur faire comprendre ça; oh! sans les effrayer. Il ne faut jamais effrayer les enfants. Tu m’as dit que le père Molinier était magistrat? C’est bon. Et le père Adamanti?
– Sénateur.
– C’est encore mieux. Tu es déjà assez mûr pour comprendre qu’il n’y a pas de famille sans quelque secret; que les intéressés tremblent de laisser connaître. Il faut mettre les gosses en chasse; ça les occupera. D’ordinaire on s’embête tant, dans sa famille! Et puis, ça peut leur apprendre à observer, à chercher. C’est bien simple: qui n’apportera rien, n’aura rien. Quand ils comprendront qu’on les a, certains parents paieront cher pour le silence. Parbleu, nous n’avons pas l’intention de les faire chanter; on est des honnêtes gens. On prétend simplement les tenir. Leur silence contre le nôtre. Qu’ils se taisent, et qu’ils fassent taire; alors nous nous tairons, nous aussi. Buvons à leur santé. »
Strouvilhou remplit deux verres. Ils trinquèrent.
« Il est bon, reprit-il, il est même indispensable de créer des rapports de réciprocité entre les citoyens; c’est ainsi que se forment les sociétés solides. On se tient, quoi! Nous tenons les petits, qui tiennent leurs parents, qui nous tiennent. C’est parfait. Tu piges? »
Léon pigeait à merveille. Il ricanait.
« Le petit Georges… commença-t-il.
– Eh bien, quoi? le petit Georges…
– Molinier; je crois qu’il est mûr. Il a chipé des lettres à son père, d’une demoiselle de l’Olympia.
– Tu les as vues?
– Il me les a montrées. Je l’écoutais, qui causait avec Adamanti. Je crois qu’ils étaient contents que je les entende; en tout cas, ils ne se cachaient pas de moi; j’avais pris pour cela mes mesures et leur avais déjà servi un plat de ta façon, pour les mettre en confiance. Georges disait à Phiphi (affaire de l’épater): “Mon père, lui, il a une maîtresse.” À quoi Phiphi, pour ne pas rester en retard, ripostait: “Mon père, à moi, il en a deux.” C’était idiot, et il n’y avait pas de quoi se frapper; mais je me suis rapproché et j’ai dit à Georges: “Qu’est-ce que tu en sais?” – “J’ai vu des lettres”, m’a-t-il dit. J’ai fait semblant de douter; j’ai dit: “Quelle blague…” Enfin, je l’ai poussé à bout; il a fini par me dire que ces lettres, il les avait sur lui; il les a sorties d’un gros portefeuille, et me les a montrées.
– Tu les as lues?
– Pas eu le temps. J’ai seulement vu qu’elles étaient de la même écriture; l’une d’elles adressée à: “Mon gros minon chéri.”
– Et signées?
– “Ta souris blanche.” J’ai demandé à Georges: “Comment les as-tu prises?” Alors, en rigolant, il a tiré de la poche de son pantalon un énorme trousseau de clefs, et m’a dit: “Il y en a pour tous les tiroirs.”
– Et que disait monsieur Phiphi?
– Rien. Je crois qu’il était jaloux.
– Georges te donnerait ces lettres?
– S’il faut, je saurai l’y pousser. Je ne voudrais pas les lui prendre. Il les donnera si Phiphi marche aussi. Tous les deux se poussent l’un l’autre.
– C’est ce qu’on appelle de l’émulation. Et tu n’en vois pas d’autres à la pension?
– Je chercherai.
– Je voulais te dire encore… Il doit y avoir, parmi les pensionnaires, un petit Boris. Laisse-le tranquille, celui-là. Il prit un temps, puis ajouta plus bas: – pour le moment. »
Olivier et Bernard sont attablés à présent dans un restaurant du boulevard. La détresse d’Olivier, devant le chaud sourire de son ami, fond comme le givre au soleil. Bernard évite de prononcer le nom de Passavant: Olivier le sent; un secret instinct l’avertit; mais il a ce nom sur les lèvres; il faut qu’il parle, advienne que pourra.
« Oui, nous sommes rentrés plus tôt que je n’ai dit à ma famille. Ce soir les Argonautes donnent un banquet. Passavant tient à y assister. Il veut que notre nouvelle revue vive en bons termes avec son aînée et qu’elle ne se pose pas en rivale… Tu devrais venir; et sais-tu… tu devrais y amener Édouard… Peut-être pas au banquet même, parce qu’il faut y être invité, mais sitôt après. On se tiendra dans une salle du premier, à la Taverne du Panthéon. Les principaux rédacteurs des Argonautes y seront, et plusieurs de ceux qui doivent collaborer à l’Avant-Garde. Notre premier numéro est presque prêt; mais, dis… pourquoi ne m’as-tu rien envoyé?
– Parce que je n’avais rien de prêt », répond Bernard un peu sèchement.
La voix d’Olivier devient presque implorante:
« J’ai inscrit ton nom à côté du mien, au sommaire… On attendrait un peu, s’il fallait… N’importe quoi; mais quelque chose… Tu nous avais presque promis… »
Il en coûte à Bernard de peiner Olivier; mais il se raidit:
« Écoute, mon vieux, il vaut mieux que je te le dise tout de suite: j’ai peur de ne pas bien m’entendre avec Passavant.
– Mais puisque c’est moi qui dirige! Il me laisse absolument libre.
– Et puis, c’est justement de t’envoyer n’importe quoi, qui me déplaît. Je ne veux pas écrire “n’importe quoi”.
– Je disais “n’importe quoi”, parce que je savais précisément que n’importe quoi de toi, ce serait toujours bien… que précisément ce ne serait jamais “n’importe quoi”. »
Il ne sait que dire. Il bafouille. S’il n’y sent plus son ami près de lui, cette revue cesse de l’intéresser. C’était si beau, ce rêve de débuter ensemble.
« Et puis, mon vieux, si je commence à très bien savoir ce que je ne veux pas faire, je ne sais pas encore bien ce que je ferai. Je ne sais même pas si j’écrirai. »
Cette déclaration consterne Olivier. Mais Bernard reprend:
« Rien de ce que j’écrirais facilement ne me tente. C’est parce que je fais bien mes phrases que j’ai horreur des phrases bien faites. Ce n’est pas que j’aime la difficulté pour elle-même; mais je trouve que vraiment, les littérateurs d’aujourd’hui ne se foulent guère. Pour écrire un roman, je ne connais pas encore assez la vie des autres; et moi-même je n’ai pas encore vécu. Les vers m’ennuient, l’alexandrin est usé jusqu’à la corde; le vers libre est informe. Le seul poète qui me satisfasse aujourd’hui, c’est Rimbaud.
– C’est justement ce que je dis dans le manifeste.
– Alors, ce n’est pas la peine que je le répète. Non, mon vieux; non; je ne sais pas si j’écrirai. Il me semble parfois qu’écrire empêche de vivre, et qu’on peut s’exprimer mieux par des actes que par des mots.
– Les œuvres d’art sont des actes qui durent, hasarda craintivement Olivier; mais Bernard ne l’écoutait pas.
– C’est là ce que j’admire le plus dans Rimbaud: c’est d’avoir préféré la vie.
– Il a gâché la sienne.
– Qu’en sais-tu?
– Oh! ça, mon vieux…
– On ne peut pas juger de la vie des autres par l’extérieur. Mais enfin, mettons qu’il ait raté; il a eu la guigne, la misère et la maladie… Telle qu’elle est, sa vie, je l’envie; oui, je l’envie plus même avec sa fin sordide, que celle de… »
Bernard n’acheva pas sa phrase; sur le point de nommer un contemporain illustre, il hésitait entre trop de noms. Il haussa les épaules et reprit:
« Je sens en moi, confusément, des aspirations extraordinaires, des sortes de lames de fond, des mouvements, des agitations incompréhensibles, et que je ne veux pas chercher à comprendre, que je ne veux même pas observer, par crainte de les empêcher de se produire. Il n’y a pas bien longtemps encore, je m’analysais sans cesse. J’avais cette habitude de me parler constamment à moi-même. À présent, quand bien je le voudrais, je ne peux plus. Cette manie a pris fin brusquement, sans même que je m’en sois rendu compte. Je pense que ce monologue, ce “dialogue intérieur”, comme disait notre professeur, comportait une sorte de dédoublement dont j’ai cessé d’être capable, du jour où j’ai commencé d’aimer quelqu’un d’autre que moi, plus que moi.
– Tu veux parler de Laura, dit Olivier. Tu l’aimes toujours autant?
– Non, dit Bernard; mais toujours plus. Je crois que c’est le propre de l’amour, de ne pouvoir demeurer le même; d’être forcé de croître, sous peine de diminuer; et que c’est là ce qui le distingue de l’amitié.
– Elle aussi, pourtant, peut s’affaiblir, dit Olivier tristement.
– Je crois que l’amitié n’a pas de si grandes marges.
– Dis… tu ne vas pas te fâcher, si je te demande quelque chose?
– Tu verras bien.
– C’est que je voudrais ne pas te fâcher.
– Si tu gardes tes questions par-devers toi, je me fâcherai bien davantage.
– Je voudrais savoir si tu éprouves pour Laura… du désir? »
Bernard devint brusquement très grave.
« C’est bien parce que c’est toi… commença-t-il. Eh bien! mon vieux, il se passe en moi ceci de bizarre, c’est que, depuis que je la connais, je n’ai plus de désirs du tout. Moi qui, dans le temps, tu t’en souviens, m’enflammais à la fois pour vingt femmes que je rencontrais dans la rue (et c’est même ce qui me retenait d’en choisir aucune), à présent je crois que je ne puis plus être sensible, jamais plus, à une autre forme de beauté que la sienne; que je ne pourrai jamais aimer d’autre front que le sien, que ses lèvres, que son regard. Mais c’est de la vénération que j’ai pour elle, et, près d’elle, toute pensée charnelle me semble impie. Je crois que je me méprenais sur moi-même et que ma nature est très chaste. Grâce à Laura, mes instincts se sont sublimés. Je sens en moi de grandes forces inemployées. Je voudrais les mettre en service. J’envie le chartreux qui plie son orgueil sous la règle; celui à qui l’on dit: “Je compte sur toi.” J’envie le soldat… Ou plutôt, non, je n’envie personne; mais ma turbulence intérieure m’oppresse et j’aspire à la discipliner. C’est comme de la vapeur en moi, elle peut s’échapper en sifflant (ça c’est la poésie), actionner des pistons, des roues; ou même faire éclater la machine. Sais-tu l’acte par lequel il me semble parfois que je m’exprimerais le mieux? C’est… Oh! je sais bien que je ne me tuerai pas; mais je comprends admirablement Dmitri Karamazov, lorsqu’il demande à son frère s’il comprend qu’on puisse se tuer par enthousiasme, par simple excès de vie… par éclatement. »
Un extraordinaire rayonnement émanait de tout son être. Comme il s’exprimait bien! Olivier le contemplait dans une sorte d’extase.
« Moi aussi, murmura-t-il craintivement, je comprends qu’on se tue; mais ce serait après avoir goûté une joie si forte que toute la vie qui la suive en pâlisse; une joie telle qu’on puisse penser: Cela suffit, je suis content, jamais plus je ne… »
Mais Bernard ne l’écoutait pas. Il se tut. À quoi bon parler dans le vide? Tout son ciel de nouveau s’assombrit. Bernard tira sa montre:
« Il est temps que j’y aille. Alors, tu dis, ce soir… à quelle heure?
– Oh! je pense que dix heures c’est assez tôt. Tu viendras?
– Oui; je tâcherai d’entraîner Édouard. Mais, tu sais: il n’aime pas beaucoup Passavant; et les réunions de littérature l’assomment. Ce serait seulement pour te revoir. Dis: je ne peux pas te retrouver, après mon latin?
Olivier ne répondit pas aussitôt. Il songeait avec désespoir qu’il avait promis à Passavant d’aller le retrouver chez le futur imprimeur d’Avant-Garde, à quatre heures. Que n’aurait-il donné pour être libre!
« Je voudrais bien; mais je suis pris. »
Rien ne parut au-dehors, de sa détresse; et Bernard répondit:
« Tant pis. »
Sur quoi les deux amis se quittèrent.
Olivier n’avait rien dit à Bernard de tout ce qu’il s’était promis de lui dire. Il craignait de lui avoir déplu. Il se déplaisait à lui-même. Si fringant encore ce matin, il marchait à présent la tête basse. L’amitié de Passavant, dont d’abord il était fier, le gênait; car il sentait peser sur elle la réprobation de Bernard. Ce soir, à ce banquet, s’il y retrouvait son ami, sous les regards de tous, il ne pourrait pas lui parler. Ce ne pouvait être amusant, ce banquet, que s’ils s’étaient préalablement ressaisis l’un l’autre. Et, dictée par la vanité, quelle fâcheuse idée il avait eue, d’y attirer également l’oncle Édouard! Auprès de Passavant, entouré d’aînés, de confrères, de futurs collaborateurs d’Avant-Garde, il lui faudrait parader; Édouard allait le méjuger davantage; le méjuger sans doute à jamais… Si du moins il pouvait le revoir avant ce banquet! le revoir aussitôt; il se jetterait à son cou; il pleurerait peut-être; il se raconterait à lui… D’ici quatre heures, il a le temps. Vite, une auto.
Il donne l’adresse au chauffeur. Il arrive devant la porte, le cœur battant: il sonne… Édouard est sorti.
Pauvre Olivier! Au lieu de se cacher de ses parents, que ne retournait-il chez eux simplement? Il eût trouvé son oncle Édouard près de sa mère.
VI
JOURNAL D’ÉDOUARD
« Les romanciers nous abusent lorsqu’ils développent l’individu sans tenir compte des compressions d’alentour. La forêt façonne l’arbre. À chacun, si peu de place est laissée! Que de bourgeons atrophiés! Chacun lance où il peut sa ramure. La branche mystique, le plus souvent, c’est à de l’étouffement qu’on la doit. On ne peut échapper qu’en hauteur. Je ne comprends pas comment Pauline fait pour ne pas pousser de branche mystique, ni quelles compressions de plus elle attend. Elle m’a parlé plus intimement qu’elle n’avait fait jusqu’alors. Je ne soupçonnais pas, je l’avoue, tout ce que, sous les apparences du bonheur, elle cache de déboires et de résignation. Mais je reconnais qu’il lui faudrait une âme bien vulgaire pour n’avoir pas été déçue par Molinier. Dans ma conversation avec lui, avant-hier, j’avais pu mesurer ses limites. Comment Pauline a-t-elle bien pu l’épouser?… Hélas! la plus lamentable carence, celle du caractère, est cachée, et ne se révèle qu’à l’usage.
« Pauline apporte tous ses soins à pallier les insuffisances et les défaillances d’Oscar, à les cacher aux yeux de tous; et surtout aux yeux des enfants. Elle s’ingénie à permettre à ceux-ci d’estimer leur père; et, vraiment, elle a fort à faire; mais elle s’y prend de telle sorte que moi-même j’étais blousé. Elle parle de son mari sans mépris, mais avec une sorte d’indulgence qui en dit long. Elle déplore qu’il n’ait pas plus d’autorité sur les enfants; et, comme j’exprimais mes regrets de voir Olivier avec Passavant, j’ai compris que, s’il n’eût tenu qu’à elle, le voyage en Corse n’aurait pas eu lieu.
« “Je n’approuvais pas ce départ, m’a-t-elle dit, et ce monsieur Passavant, à dire vrai, ne me plaît guère. Mais, que voulez-vous? Ce que je vois que je ne puis pas empêcher, je préfère l’accorder de bonne grâce. Oscar, lui, cède toujours; il me cède, à moi aussi. Mais lorsque je crois devoir m’opposer à quelque projet des enfants, leur résister, leur tenir tête, je ne trouve près de lui nul appui. Vincent lui-même s’en est mêlé. Dès lors, quelle résistance pouvais-je opposer à Olivier, sans risquer de m’aliéner sa confiance? C’est à elle surtout que je tiens.”
« Elle reprisait de vieilles chaussettes; de celles, me disais-je, dont Olivier ne se contentait plus. Elle s’arrêta pour enfiler une aiguille, puis reprit sur un ton plus bas, comme plus confiant et plus triste:
« “Sa confiance… Si du moins j’étais sûre encore de l’avoir! Mais non; je l’ai perdue…”
« La protestation que, sans conviction, je risquai la fit sourire. Elle laissa tomber son ouvrage et reprit:
« “Tenez: je sais qu’il est à Paris. Georges l’a rencontré ce matin; il l’a dit incidemment, et j’ai feint de ne pas l’entendre, car il ne me plaît pas de le voir dénoncer son frère. Mais enfin je le sais. Olivier se cache de moi. Quand je le reverrai il se croira forcé de me mentir, et je ferai semblant de le croire, comme je fais semblant de croire son père chaque fois qu’il se cache de moi.
« – C’est par crainte de vous peiner.
« – Il me peine ainsi bien davantage. Je ne suis pas intolérante. Il y a nombre de petits manquements que je tolère, sur lesquels je ferme les yeux.
« – De qui parlez-vous maintenant?
« – Oh! du père aussi bien que des fils.
« – En feignant de ne pas les voir, vous leur mentez aussi.
« – Mais comment voulez-vous que je fasse? C’est beaucoup, de ne pas me plaindre; je ne puis pourtant pas approuver! Non, voyez-vous, je me dis que, tôt ou tard, on perd prise, et que le plus tendre amour n’y peut rien. Que dis-je. Il gêne; il importune. J’en arrive à cacher même cet amour.
« – À présent vous parlez de vos fils.
« – Pourquoi dites-vous cela? Prétendez-vous que je ne sache plus aimer Oscar? Parfois je me le dis; mais je me dis aussi que c’est par crainte de trop souffrir que je ne l’aime pas davantage. Et… oui, vous devez avoir raison: s’il s’agit d’Olivier, je préfère souffrir.
« – Et Vincent?
« – Il y a quelques années, tout ce que je vous dis d’Olivier, je l’eusse dit de lui.
« – Ma pauvre amie… Bientôt, vous le direz de Georges.
« – Mais lentement on se résigne. On ne demandait pourtant pas beaucoup de la vie. On apprend à en demander moins encore… toujours moins. Puis elle ajouta doucement: – Et de soi, toujours plus.
« – Avec ces idées-là, on est déjà presque chrétienne repris-je, en souriant à mon tour.
« – C’est ce que je me dis parfois. Mais il ne suffit pas de les avoir pour être chrétien.
« – Non plus qu’il ne suffit d’être chrétien pour les avoir.
« – J’ai souvent pensé, laissez-moi vous le dire, qu’à défaut de leur père, vous pourriez parler aux enfants.
« – Vincent est loin.
« – Il est trop tard pour lui. C’est à Olivier que je songe. C’est avec vous que j’aurais souhaité qu’il partît.
« – À ces mots, qui me laissaient imaginer brusquement ce qui aurait pu être si je n’avais pas inconsidérément accueilli l’aventure, une affreuse émotion m’étreignit, et d’abord je ne pus trouver rien à dire; puis, comme les larmes me montaient aux yeux, désireux de donner à mon trouble une apparence de motif:
« “Pour lui aussi, je crains bien qu’il ne soit trop tard”, soupirai-je.
« Pauline alors saisit ma main:
« “Que vous êtes bon”, s’écria-t-elle.
« Gêné de la voir ainsi se méprendre, et ne pouvant la détromper, je voulus du moins détourner l’entretien d’un sujet qui me mettait trop mal à l’aise.
« “Et Georges? demandai-je.
« – Il me donne plus de soucis que ne m’en ont donné les deux autres, reprit-elle. Je ne puis dire avec lui que je perde prise, car il n’a jamais été confiant ni soumis.”
« Elle hésita quelques instants. Certainement, ce qui suit lui coûtait à dire.
« “Il s’est passé cet été un fait grave, reprit-elle enfin; un fait qu’il m’est assez pénible de vous raconter, et au sujet duquel j’ai, du reste, gardé quelques doutes… Un billet de cent francs a disparu de l’armoire où j’avais l’habitude de serrer mon argent. La crainte de soupçonner à tort m’a retenue d’accuser personne; la bonne qui nous servait à l’hôtel est une très jeune fille qui me paraissait honnête. J’ai dit devant Georges que j’avais perdu cet argent; autant vous avouer que mes soupçons se portaient sur lui. Il ne s’est pas troublé, n’a pas rougi… J’ai pris honte de mes soupçons; j’ai voulu me persuader que je m’étais trompée; j’ai refait mes comptes. Hélas! il n’y avait pas moyen d’en douter: cent francs manquaient. J’ai hésité à l’interroger et finalement je ne l’ai point fait. La crainte de le voir ajouter à un vol un mensonge, m’a retenue. Ai-je eu tort?… Oui, je me reproche à présent de ne pas avoir été plus pressante; peut-être aussi ai-je eu peur de devoir être trop sévère ou de ne pas savoir l’être assez. Une fois de plus, j’ai fait celle qui ignore, mais le cœur bien tourmenté je vous assure. J’avais laissé le temps passer et me disais qu’il serait déjà trop tard et que la punition suivrait de trop loin la faute. Et comment le punir? Je n’ai rien fait; je me le reproche… mais qu’eussé-je pu faire?
« “J’avais pensé à l’envoyer en Angleterre; je voulais même vous demander conseil à ce sujet, mais je ne savais pas où vous étiez… Du moins ne lui ai-je pas caché ma peine et mon inquiétude, et je crois qu’il y aura été sensible, car il a bon cœur, vous le savez. Je compte plus sur les reproches qu’il aura pu se faire à lui-même, si tant est que vraiment ce soit lui, qu’à ceux que j’aurais pu lui faire. Il ne recommencera pas, j’en suis sûre. Il était là-bas avec un camarade très riche qui l’entraînait, sans doute, à dépenser. Sans doute aurai-je laissé l’armoire ouverte… Et, encore une fois, je ne suis pas bien sûre que ce soit lui. Beaucoup de gens de passage circulaient dans l’hôtel…”
« J’admirais avec quelle ingéniosité elle mettait en avant ce qui pouvait disculper son enfant.
« “J’aurais souhaité qu’il eût remis l’argent où il l’avait pris, dis-je.
« – Je me le suis bien dit. Et comme il ne le faisait pas, j’ai voulu voir là une preuve de son innocence. Je me suis dit aussi qu’il n’osait pas.
« – En avez-vous parlé à son père?
« Elle hésita quelques instants:
« – Non, dit-elle enfin. Je préfère qu’il n’en sache rien.”
« Sans doute, crut-elle entendre du bruit dans la pièce voisine; elle alla s’assurer qu’il n’y avait personne, puis, se rasseyant près de moi:
« “Oscar m’a dit que vous aviez déjeuné ensemble l’autre jour. Il m’a fait de vous un tel éloge, que j’ai pensé que vous aviez dû surtout l’écouter. (Elle souriait tristement en disant ces mots.) S’il vous a fait des confidences, je veux les respecter… encore que j’en sache sur sa vie privée bien plus long qu’il ne croit… Mais, depuis mon retour, je ne comprends pas ce qu’il a. Il se montre si doux, j’allais dire: si humble… J’en suis presque gênée. On dirait qu’il a peur de moi. Il a bien tort. Depuis longtemps je suis au courant des relations qu’il entretient… je sais même avec qui. Il croit que je les ignore et prend d’énormes précautions pour me les cacher; mais ces précautions sont si apparentes que plus il se cache, plus il se livre. Chaque fois que, sur le point de sortir, il affecte un air affairé, contrarié, soucieux, je sais qu’il court à son plaisir. J’ai envie de lui dire: ‘Mais, mon ami, je ne te retiens pas; as-tu peur que je sois jalouse?’ J’en rirais, si j’y avais le cœur. Ma seule crainte, c’est que les enfants ne s’aperçoivent de quelque chose; il est si distrait, si maladroit! Parfois, sans qu’il s’en doute, je me vois forcée de l’aider, comme si je me prêtais à son jeu. Je finis par m’en amuser presque, je vous assure; j’invente pour lui des excuses; je remets dans la poche de son pardessus des lettres qu’il laisse traîner.
« “Précisément, lui dis-je; il craint que vous n’ayez surpris des lettres.
« – Il vous l’a dit?
« – Et c’est là ce qui le rend si craintif.
« – Pensez-vous que je cherche à les lire?”
« Une sorte de fierté blessée la fit se redresser. Je dus ajouter:
« “Il ne s’agit pas de celles qu’il a pu égarer par inadvertance; mais de lettres qu’il avait mises dans un tiroir et qu’il dit n’avoir plus retrouvées. Il croit que vous les avez prises.”
« À ces mots, je vis Pauline pâlir, et l’affreux soupçon qui l’effleura s’empara soudain de mon esprit. Je regrettai d’avoir parlé, mais il était trop tard. Elle détourna de moi son regard et murmura:
« “Plût au ciel que ce fût moi!”
« Elle paraissait accablée.
« “Que faire? répétait-elle; que faire? Puis levant de nouveau les yeux vers moi: – Est-ce que vous, vous ne pourriez pas lui parler?”
« Bien qu’elle évitât comme moi de prononcer le nom de Georges, il était évident que c’était à lui qu’elle pensait.
« “J’essaierai. J’y réfléchirai”, lui dis-je en me levant. Et tandis qu’elle m’accompagnait dans l’antichambre:
« “N’en dites rien à Oscar, je vous en prie. Qu’il continue à me soupçonner; à croire ce qu’il croit… Cela vaut mieux. Revenez me voir.” »
VII
Olivier, cependant, désolé de n’avoir pas rencontré l’oncle Édouard, et ne pouvant supporter sa solitude, pensa retourner vers Armand son cœur en quête d’amitié. Il s’achemina vers la pension Vedel.
Armand le reçut dans sa chambre. Un escalier de service y menait. C’était une petite pièce étroite, dont la fenêtre ouvrait sur une cour intérieure où donnaient également les cabinets et les cuisines de l’immeuble voisin. Un réflecteur en zinc gondolé cueillait le jour d’en haut et le rabattait tout blafard. La pièce était mal aérée; il y régnait une pénible odeur.
« Mais on s’y fait, disait Armand. Tu comprends que mes parents réservent les meilleures chambres pour les pensionnaires payants. C’est naturel. J’ai cédé celle que j’occupais l’an passé à un vicomte: le frère de ton illustre ami Passavant. Elle est princière; mais sous la surveillance de celle de Rachel. Il y a un tas de chambres, ici; mais toutes ne sont pas indépendantes. Ainsi la pauvre Sarah, qui est rentrée d’Angleterre ce matin, pour gagner sa nouvelle turne, elle est forcée de passer par la chambre des parents (ce qui ne fait pas son affaire), ou par la mienne, qui n’était d’abord, à vrai dire, qu’un cabinet de toilette ou qu’un débarras. Ici, j’ai du moins l’avantage de pouvoir entrer et sortir quand je veux, sans être espionné par personne. J’ai préféré ça aux mansardes, où l’on loge les domestiques. À vrai dire, j’aime assez être mal installé; mon père appellerait cela: le goût de la macération, et t’expliquerait que ce qui est préjudiciable au corps prépare le salut de l’âme. Du reste, il n’est jamais entré ici. Tu comprends qu’il a d’autres soucis que de s’inquiéter des habitacles de son fils. Il est très épatant, mon papa. Il sait par cœur un tas de phrases consolatrices pour les principaux événements de la vie. C’est beau à entendre. Dommage qu’il n’ait jamais le temps de causer… Tu regardes ma galerie de tableaux; le matin on en jouit mieux. Ça, c’est une estampe en couleurs, d’un élève de Paolo Uccello; à l’usage des vétérinaires. Dans un admirable effort de synthèse, l’artiste a concentré sur un seul cheval tous les maux à l’aide desquels la Providence épure l’âme équine; tu remarqueras la spiritualité du regard… Ça, c’est un tableau symbolique des âges de la vie, depuis le berceau jusqu’à la tombe. Comme dessin, ça n’est pas très fort; ça vaut surtout par l’intention. Et, plus loin, tu admireras la photographie d’une courtisane du Titien, que j’ai mise au-dessus de mon lit pour me donner des idées lubriques. Cette porte, c’est celle de la chambre de Sarah. »
L’aspect quasi sordide du lieu impressionnait douloureusement Olivier; le lit n’était pas fait et, sur la table de toilette, la cuvette n’était pas vidée.
« Oui, je fais ma chambre moi-même, dit Armand, en réponse à son regard inquiet. Ici, tu vois ma table de travail. Tu n’as pas idée de ce que l’atmosphère de cette chambre m’inspire:
L’atmosphère d’un cher réduit…
« C’est même à elle que je dois l’idée de mon dernier poème: Le Vase nocturne. »
Olivier était venu trouver Armand avec l’intention de lui parler de sa revue et d’obtenir sa collaboration; il n’osait plus. Mais Armand y venait de lui-même.
« Le Vase nocturne; hein! quel beau titre!… Avec cet épigraphe de Baudelaire:
Es-tu vase funèbre attendant quelques pleurs?
« J’y reprends l’antique comparaison (toujours jeune) du potier créateur, qui façonne chaque être humain comme un vase appelé à contenir on ne sait quoi. Et je me compare moi-même, dans un élan lyrique, au vase susdit; idée qui, comme je te le disais, m’est venue naturellement en respirant l’odeur de cette chambre. Je suis particulièrement content du début de la pièce:
Quiconque à quarante ans n’a pas d’hémorroïdes…
« J’avais d’abord mis, pour rassurer le lecteur: “Quiconque à cinquante ans…” mais ça me faisait rater l’allitération. Quant à “hémorroïdes”, c’est assurément le plus beau mot de la langue française… même indépendamment de sa signification », ajouta-t-il avec un ricanement.
Olivier se taisait, le cœur serré. Armand reprit:
« Inutile de te dire que le vase de nuit est particulièrement flatté lorsqu’il reçoit la visite d’un pot tout empli comme toi d’aromates.
– Et tu n’as rien écrit d’autre que ça? finit par demander Olivier, désespérément.
– J’allais proposer mon Vase nocturne à ta glorieuse revue, mais, au ton dont tu viens de dire: “Ça”, je vois bien qu’il n’a pas grand-chance de te plaire. Dans ces cas-là, le poète a toujours la ressource d’arguer: “Je n’écris pas pour plaire”, et de se persuader qu’il a pondu un chef-d’œuvre. Mais je n’ai pas à te cacher que je trouve mon poème exécrable. Du reste, je n’en ai écrit que le premier vers. Et quand je dis “écrit”, c’est encore une façon de parler, car je viens de le fabriquer en ton honneur, à l’instant même… Non, mais, vraiment, tu songeais à publier quelque chose de moi? Tu souhaitais ma collaboration? Tu ne me jugeais donc pas incapable d’écrire quoi que ce soit de propre? Aurais-tu discerné sur mon front pâle les stigmates révélateurs du génie? Je sais qu’on n’y voit pas très bien ici pour se regarder dans la glace; mais quand je m’y contemple, tel Narcisse, je n’y vois qu’une tête de raté. Après tout, c’est peut-être un effet de faux jour… Non, mon cher Olivier, non, je n’ai rien écrit cet été, et si tu comptais sur moi pour ta revue, tu peux te brosser. Mais assez parlé de moi… Alors, en Corse, tout s’est bien passé? Tu as bien joui de ton voyage? bien profité? Tu t’es bien reposé de tes labeurs? Tu t’es bien… »
Olivier n’y tint plus:
« Tais-toi donc, mon vieux; cesse de blaguer. Si tu crois que je trouve ça drôle…
– Eh bien, et moi! s’écria Armand. Ah! non, mon cher; tout de même pas! Je ne suis tout de même pas si bête. J’ai encore assez d’intelligence pour comprendre que tout ce que je te dis est idiot.
– Tu ne peux donc pas parler sérieusement?
– Nous allons parler sérieusement, puisque c’est le genre sérieux qui t’agrée. Rachel, ma sœur aînée, devient aveugle. Sa vue a beaucoup baissé ces derniers temps. Depuis deux ans elle ne peut plus lire sans lunettes. J’ai cru d’abord qu’elle n’avait qu’à changer de verres. Ça ne suffisait pas. Sur ma prière, elle a été consulter un spécialiste. Il paraît que c’est la sensibilité rétinienne qui faiblit. Tu comprends qu’il y a là deux choses très différentes: d’une part une défectueuse accommodation du cristallin, à quoi les verres remédient. Mais, même après qu’ils ont écarté ou rapproché l’image visuelle, celle-ci peut impressionner insuffisamment la rétine et cette image n’être plus transmise que confusément au cerveau. Suis-je clair? Tu ne connais presque pas Rachel: par conséquent, ne va pas croire que je cherche à t’apitoyer sur son sort. Alors, pourquoi est-ce que je te raconte tout cela?… Parce que, réfléchissant à son cas, je me suis avisé que les idées, tout comme les images, peuvent se présenter au cerveau plus ou moins nettes. Un esprit obtus ne reçoit que des aperceptions confuses; mais, à cause de cela même, il ne se rend pas nettement compte qu’il est obtus. Il ne commencerait à souffrir de sa bêtise que s’il prenait conscience de cette bêtise; et pour qu’il en prenne conscience, il faudrait qu’il devienne intelligent. Or, imagine un instant ce monstre: un imbécile assez intelligent pour comprendre nettement qu’il est bête.
– Parbleu! ce ne serait plus un imbécile.
– Si, mon cher, crois-moi. Je le sais de reste, puisque cet imbécile, c’est moi. »
Olivier haussa les épaules. Armand reprit:
« Un véritable imbécile n’a pas conscience d’une idée par-delà la sienne. Moi, j’ai conscience du “par-delà”. Mais je suis tout de même un imbécile, puisque, ce “par-delà”, je sais que je ne pourrai jamais y atteindre…
– Mais, mon pauvre vieux, dit Olivier dans un élan de sympathie, nous sommes tous ainsi faits que nous pourrions être meilleurs, et je crois que la plus grande intelligence est précisément celle qui souffre le plus de ses limites. »
Armand repoussa la main qu’Olivier posait affectueusement sur son bras.
« D’autres ont le sentiment de ce qu’ils ont, dit-il; je n’ai le sentiment que de mes manques. Manque d’argent, manque de forces, manque d’esprit, manque d’amour. Toujours du déficit; je resterai toujours en deçà. »
Il s’approcha de la table de toilette, trempa une brosse à cheveux dans l’eau sale de la cuvette et plaqua hideusement ses cheveux sur son front.
« Je t’ai dit que je n’ai rien écrit; pourtant ces derniers jours j’avais l’idée d’un traité, que j’aurais appelé: le traité de l’insuffisance. Mais naturellement, je suis insuffisant pour l’écrire. J’y aurais dit… Mais je t’embête.
– Va donc; tu m’embêtes quand tu plaisantes; à présent, tu m’intéresses beaucoup.
– J’y aurais cherché, à travers toute la nature, le point limite, en deçà duquel rien n’est. Un exemple va te faire comprendre. Les journaux ont rapporté l’histoire d’un ouvrier, qui vient de se faire électrocuter. Il maniait insoucieusement des fils de transmission; le voltage n’était pas très fort; mais son corps était, paraît-il, en sueur. On attribue sa mort à cette couche humide qui permit au courant d’envelopper son corps. Le corps eût-il été plus sec, l’accident n’aurait pas eu lieu. Mais ajoutons la sueur goutte après goutte… Une goutte encore: ça y est.
– Je ne vois pas, dit Olivier…
– C’est que l’exemple est mal choisi. Je choisis toujours mal mes exemples. Un autre: Six naufragés sont recueillis dans une barque. Depuis dix jours la tempête les égare. Trois sont morts; on en a sauvé deux. Un sixième était défaillant. On espérait encore le ramener à la vie. Son organisme avait atteint le point limite.
– Oui, je comprends, dit Olivier; une heure plus tôt, on aurait pu le sauver.
– Une heure, comme tu y vas! Je suppute l’instant extrême: On peut encore… On peut encore. On ne peut plus! C’est une arête étroite, sur laquelle mon esprit se promène. Cette ligne de démarcation entre l’être et le non-être, je m’applique à la tracer partout. La limite de résistance… tiens, par exemple, à ce que mon père appellerait: la tentation. L’on tient encore; la corde est tendue jusqu’à se rompre, sur laquelle le démon tire… Un tout petit peu plus, la corde claque: on est damné. Comprends-tu maintenant? Un tout petit peu moins: le non-être. Dieu n’aurait pas créé le monde. Rien n’eût été… “La face du monde eût changé”, dit Pascal. Mais il ne me suffit pas de penser: “Si le nez de Cléopâtre eût été plus court.” J’insiste. Je demande: plus court… de combien? Car enfin, il aurait pu raccourcir un tout petit peu, n’est-ce pas?… Gradation; gradation; puis, saut brusque… Natura non fecit saltus, la bonne blague! Pour moi, je suis comme l’Arabe à travers le désert, qui va mourir de soif. J’atteins ce point précis, comprends-tu, où une goutte d’eau pourrait encore le sauver… ou une larme… »
Sa voix s’étranglait, avait pris un accent pathétique qui surprenait et troublait Olivier. Il reprit plus doucement, tendrement presque:
« Tu te souviens: “J’ai versé telle larme pour toi…”
Certes Olivier se souvenait de la phrase de Pascal; même il était gêné que son ami ne la citât pas exactement. Il ne put se retenir de rectifier: « J’ai versé telle goutte de sang… »
L’exaltation d’Armand retomba tout aussitôt. Il haussa les épaules:
« Qu’y pouvons-nous? Il en est qui seront reçus haut la main… Comprends-tu ce que c’est maintenant de se sentir toujours “sur la limite”? Il me manquera toujours un point. »
Il s’était remis à rire. Olivier pensa que c’était par peur de pleurer. Il aurait voulu parler à son tour, dire à Armand combien le remuaient ses paroles, et tout ce qu’il sentait d’angoisse sous cette exaspérante ironie. Mais l’heure du rendez-vous avec Passavant le pressait. Il tira sa montre:
« Je vais devoir te quitter, dit-il. Serais-tu libre ce soir?
– Pourquoi?
– Pour venir me retrouver à la Taverne du Panthéon. Les Argonautes donnent un banquet. Tu t’y amènerais à la fin. Il y aura là des tas de types plus ou moins célèbres et un peu soûls. Bernard Profitendieu m’a promis d’y venir. Ça pourra être drôle.
– Je ne suis pas rasé, dit Armand sur un ton maussade. Et puis qu’est-ce que tu veux que j’aille faire au milieu des célébrités? Mais sais-tu quoi? Demande donc à Sarah, qui est rentrée d’Angleterre ce matin même. Ça l’amuserait beaucoup, j’en suis sûr. Veux-tu que je l’invite de ta part? Bernard l’emmènerait.
– Mon vieux, ça va », dit Olivier.
VIII
Il avait donc été convenu que Bernard et Édouard, après avoir dîné ensemble, passeraient prendre Sarah un peu avant dix heures. Avertie par Armand elle avait accepté joyeusement la proposition. Vers neuf heures et demie, elle s’était retirée dans sa chambre, où l’avait accompagnée sa mère. On traversait, pour s’y rendre, la chambre des parents; mais une autre porte, censément condamnée, menait de la chambre de Sarah à celle d’Armand, qui d’autre part ouvrait, nous l’avons dit, sur un escalier de service.
Sarah, devant sa mère, avait fait mine de se coucher et demandé qu’on la laissât dormir; mais, sitôt seule, elle s’était approchée de sa toilette pour raviver l’éclat de ses lèvres et de ses joues. La table de toilette masquait la porte condamnée, table qui n’était pas si lourde que Sarah ne pût la déplacer sans bruit. Elle ouvrit la porte secrète.
Sarah craignait de rencontrer son frère, dont elle redoutait les moqueries. Armand favorisait, il est vrai, ses entreprises les plus hardies; on eût dit qu’il y prenait plaisir, mais seulement par une sorte d’indulgence provisoire, car c’était pour les juger ensuite et d’autant plus sévèrement; de sorte que Sarah n’aurait pas su dire si ses complaisances mêmes ne faisaient pas enfin le jeu du censeur.
La chambre d’Armand était vide. Sarah s’assit sur une petite chaise basse, et, dans l’attente, médita. Par une sorte de protestation préventive, elle cultivait en elle un facile mépris pour toutes les vertus domestiques. La contrainte familiale avait tendu son énergie, exaspéré ses instincts de révolte. Durant son séjour en Angleterre, elle avait su chauffer à blanc son courage. De même que Miss Aberdeen, la jeune pensionnaire anglaise, elle était résolue à conquérir sa liberté, à s’accorder toute licence, à tout oser. Elle se sentait prête à affronter tous les mépris et tous les blâmes, capable de tous les défis. Dans ses avances auprès d’Olivier, elle avait triomphé déjà de sa modestie naturelle et de bien des pudeurs innées. L’exemple de ses deux sœurs l’avait instruite; elle considérait la pieuse résignation de Rachel comme une duperie; ne consentait à voir dans le mariage de Laura qu’un lugubre marché, aboutissant à l’esclavage. L’instruction qu’elle avait reçue, celle qu’elle s’était donnée, qu’elle avait prise, la disposait fort mal, estimait-elle, à ce qu’elle appelait: la dévotion conjugale. Elle ne voyait point en quoi celui qu’elle pourrait épouser lui serait supérieur. N’avait-elle point passé des examens, tout comme un homme? N’avait-elle point, et sur n’importe quel sujet, ses opinions à elle, ses idées? Sur l’égalité des sexes, en particulier; et même, il lui semblait que, de la politique même au besoin, la femme fait souvent preuve de plus de bon sens que bien des hommes…
Des pas dans l’escalier. Elle prêta l’oreille, puis ouvrit doucement la porte.
Bernard et Sarah ne se connaissaient pas encore. Le couloir était sans lumière. Dans l’ombre, ils ne se distinguaient qu’à peine.
« Mademoiselle Sarah Vedel? » murmura Bernard.
Elle prit son bras sans façon.
« Édouard nous attend au coin de la rue dans une auto. Il a préféré ne pas descendre, par crainte de rencontrer vos parents. Pour moi, cela n’aurait pas eu d’importance: vous savez que je loge ici. »
Bernard avait eu soin de laisser la porte cochère entrouverte, pour ne pas attirer l’attention du portier. Quelques instants plus tard, l’auto les déposait tous trois devant la Taverne du Panthéon. Tandis qu’Édouard payait le chauffeur, ils entendirent sonner dix heures.
Le banquet était achevé. On avait desservi; mais la table restait encombrée de tasses de café, de bouteilles et de verres. Chacun fumait; l’atmosphère devenait irrespirable. Madame des Brousses, la femme du directeur des Argonautes, réclama de l’air. Sa voix stridente perçait au travers des conversations particulières. On ouvrit la fenêtre. Mais Justinien, qui voulait placer un discours, la fit presque aussitôt refermer « pour l’acoustique ». S’étant levé, il frappait sur son verre avec une cuillère, sans parvenir à attirer l’attention. Le directeur des Argonautes, qu’on appelait le Président des Brousses, intervint, finit par obtenir un peu de silence, et la voix de Justinien s’épandit en copieuses nappes d’ennui. La banalité de sa pensée se cachait sous un flot d’images. Il s’exprimait avec une emphase qui tenait lieu d’esprit, et trouvait le moyen de servir à chacun un compliment amphigourique. À la première pause, et tandis qu’Édouard, Bernard et Sarah faisaient leur entrée, des applaudissements complaisants éclatèrent; certains les prolongèrent, un peu ironiquement sans doute et comme dans l’espoir de mettre fin au discours; mais vainement: Justinien reprit; rien ne décourageait son éloquence. À présent, c’était le comte de Passavant qu’il couvrait des fleurs de sa rhétorique. Il parla de La Barre fixe comme d’une Iliade nouvelle. On but à la santé de Passavant. Édouard n’avait pas de verre, non plus que Bernard et Sarah, ce qui les dispensa de trinquer.
Le discours de Justinien s’acheva sur des vœux à l’adresse de la revue nouvelle et sur quelques compliments à son futur directeur, « le jeune et talentueux Molinier, chéri des Muses, dont le noble front pur n’attendra pas longtemps le laurier ».
Olivier s’était tenu près de la porte d’entrée, de manière à pouvoir accueillir aussitôt ses amis. Les compliments outrés de Justinien manifestement le gênèrent; mais il ne put se dérober à la petite ovation qui suivit.
Les trois nouveaux arrivants avaient trop sobrement dîné pour se sentir au diapason de l’assemblée. Dans ces sortes de réunions, les retardataires s’expliquent mal ou trop bien l’excitation des autres. Ils jugent, alors qu’il ne sied pas de juger, et exercent, fût-ce involontairement, une critique sans indulgence; du moins c’était le cas d’Édouard et de Bernard. Quant à Sarah, pour qui, dans ce milieu, tout était neuf, elle ne songeait qu’à s’instruire, n’avait souci que de se mettre au pas.
Bernard ne connaissait personne. Olivier, qui l’avait pris par le bras, voulut le présenter à Passavant et à des Brousses. Il refusa. Passavant cependant força la situation, et, s’avançant, lui tendit une main qu’il ne put décemment refuser:
« J’entends parler de vous depuis si longtemps qu’il me semble déjà vous connaître.
– Et réciproquement », dit Bernard, d’un tel ton que l’aménité de Passavant se glaça. Tout aussitôt, il s’approcha d’Édouard.
Bien que souvent en voyage et vivant, même à Paris, fort à l’écart, Édouard n’était pas sans connaître plusieurs des convives, et ne se sentait nullement gêné. À la fois peu aimé, mais estimé par ses confrères, alors qu’il n’était que distant, il acceptait de passer pour fier. Il écoutait plus volontiers qu’il ne parlait.
« Votre neveu m’avait fait espérer que vous viendriez, commença Passavant d’une voix douce et presque basse. Je m’en réjouissais, car précisément… »
Le regard ironique d’Édouard coupa le reste de sa phrase. Habile à séduire et habitué à plaire, Passavant avait besoin de sentir en face de lui un miroir complaisant, pour briller. Il se ressaisit pourtant, n’étant pas de ceux qui perdent pour longtemps leur assurance et acceptent de se laisser démonter. Il redressa le front et chargea ses yeux d’insolence. Si Édouard ne se prêtait pas à son jeu de bonne grâce, il aurait de quoi le mater.
– Je voulais vous demander… reprit-il, comme continuant sa pensée: Avez-vous des nouvelles de votre autre neveu, mon ami Vincent? C’est avec lui surtout que j’étais lié.
– Non », dit Édouard sèchement.
Ce « non » désarçonna de nouveau Passavant, qui ne savait trop s’il devait le prendre comme un démenti provocant, ou comme une simple réponse à sa question. Son trouble ne dura qu’un instant; Édouard, innocemment, le remit en selle en ajoutant presque aussitôt:
« J’ai seulement appris par son père qu’il voyageait avec le prince de Monaco.
– J’avais demandé à une de mes amies de le présenter au prince, en effet. J’étais heureux d’inventer cette diversion, pour le distraire un peu de sa malheureuse aventure avec cette madame Douviers… que vous connaissez, m’a dit Olivier. Il risquait d’y gâcher sa vie. »
Passavant maniait à merveille le dédain, le mépris, la condescendance; mais il lui suffisait d’avoir gagné cette manche et de tenir Édouard en respect. Celui-ci cherchait quoi que ce fût de cinglant. Il manquait étrangement de présence d’esprit. C’était sans doute pour cela qu’il aimait si peu le monde: il n’avait rien de ce qu’il fallait pour y briller. Ses sourcils, cependant, se fronçaient. Passavant avait du flair; dès qu’on avait du désagréable à lui dire, il sentait venir et pirouettait. Sans même reprendre haleine, et changeant de ton brusquement:
« Mais quelle est cette délicieuse enfant qui vous accompagne? demanda-t-il en souriant.
– C’est, dit Édouard, mademoiselle Sarah Vedel; la sœur précisément de madame Douviers, mon amie. »
Faute de mieux, il aiguisa ce « mon amie » comme une flèche; mais qui n’atteignit pas son but, et Passavant, la laissant retomber:
« Vous seriez bien aimable de me présenter. »
Il avait dit ces derniers mots et la phrase précédente assez haut pour que Sarah pût les entendre; et comme elle se tournait vers eux, Édouard ne put se dérober:
« Sarah, le comte de Passavant aspire à l’honneur de faire votre connaissance », dit-il avec un sourire contraint.
Passavant avait fait apporter trois nouveaux verres, qu’il remplit de kummel. Tous quatre burent à la santé d’Olivier. La bouteille était presque vide, et, comme Sarah s’étonnait des cristaux qui restaient au fond, Passavant s’efforça d’en détacher avec des pailles. Une sorte de jocrisse étrange, à la face enfarinée, à l’œil de jais, aux cheveux plaqués comme une calotte de moleskine, s’approcha, et, mastiquant avec un effort apparent chaque syllabe:
« Vous n’y parviendrez pas. Passez-moi la bouteille, que je la crève. »
Il s’en saisit, la brisa d’un coup sur le rebord de la fenêtre, et présenta le fond à Sarah:
« Avec ces petits polyèdres tranchants, la gentille demoiselle obtiendra sans effort une perforation de sa gidouille.
– Quel est ce pierrot? demanda-t-elle à Passavant, qui l’avait fait asseoir et s’était assis auprès d’elle.
– C’est Alfred Jarry, l’auteur d’Ubu Roi. Les Argonautes lui confèrent du génie, parce que le public vient de siffler sa pièce. C’est tout de même ce qu’on a donné de plus curieux au théâtre depuis longtemps.
– J’aime beaucoup Ubu Roi, dit Sarah, et je suis très contente de rencontrer Jarry. On m’avait dit qu’il était toujours ivre.
– Il devrait l’être ce soir. Je l’ai vu boire à ce dîner deux grands pleins verres d’absinthe pure. Il n’a pas l’air d’en être gêné. Voulez-vous une cigarette? Il faut fumer soi-même pour ne pas être asphyxié par la fumée des autres. »
Il se pencha vers elle en lui offrant du feu. Elle croqua quelques cristaux:
« Mais ce n’est que du sucre candi, dit-elle, un peu déçue. J’espérais que ce serait très fort. »
Tout en causant avec Passavant, elle souriait à Bernard qui était demeuré près d’elle. Ses yeux amusés brillaient d’un éclat extraordinaire. Bernard, qui dans l’obscurité n’avait pu la voir, était frappé de sa ressemblance avec Laura. C’était le même front, les mêmes lèvres… Ses traits, il est vrai, respiraient une grâce moins angélique, et ses regards remuaient il ne savait quoi de trouble en son cœur. Un peu gêné, il se tourna vers Olivier.
« Présente-moi donc à ton ami Bercail. »
Il avait déjà rencontré Bercail au Luxembourg, mais n’avait jamais causé avec lui. Bercail, un peu dépaysé dans ce milieu où venait de l’introduire Olivier, et où sa timidité ne se plaisait guère, rougissait chaque fois que son ami le présentait comme un des principaux rédacteurs d’Avant-Garde. Le fait est que ce poème allégorique, dont il parlait à Olivier au début de notre histoire, devait paraître en tête de la nouvelle revue, sitôt après le manifeste.
« À la place que je t’avais réservée, disait Olivier à Bernard. Je suis tellement sûr que ça te plaira! C’est de beaucoup ce qu’il y a de mieux dans le numéro. Et tellement original! »
Olivier prenait plus de plaisir à louer ses amis qu’à s’entendre louer lui-même. À l’approche de Bernard, Lucien Bercail s’était levé; il tenait sa tasse de café à la main, si gauchement que, dans son émotion, il en répandit la moitié sur son gilet. À ce moment, on entendit tout près de lui la voix mécanique de Jarry:
« Le petit Bercail va s’empoisonner, parce que j’ai mis du poison dans sa tasse. »
Jarry s’amusait de la timidité de Bercail et prenait plaisir à le décontenancer. Mais Bercail n’avait pas peur de Jarry. Il haussa les épaules et acheva tranquillement sa tasse.
« Qui donc est-ce? demanda Bernard.
– Comment! tu ne connais pas l’auteur d’Ubu Roi?
– Pas possible? c’est Jarry! Je le prenais pour un domestique.
– Oh! tout de même pas, dit Olivier un peu vexé, car il se faisait une fierté de ses grands hommes. Regarde-le mieux. Tu ne trouves pas qu’il est extraordinaire?
– Il fait tout ce qu’il peut pour le paraître », dit Bernard, qui ne prisait que le naturel, mais pourtant était plein de considération pour Ubu.
Vêtu en traditionnel Gugusse d’hippodrome, tout, en Jarry, sentait l’apprêt; sa façon de parler surtout, qu’imitaient à l’envi plusieurs Argonautes, martelant les syllabes, inventant de bizarres mots, en estropiant bizarrement certains autres; mais il n’y avait vraiment que Jarry lui-même pour obtenir cette voix sans timbre, sans chaleur, sans intonation, sans relief.
« Quand on le connaît, je t’assure qu’il est charmant, reprit Olivier.
– Je préfère ne pas le connaître. Il a l’air féroce.
– C’est un genre qu’il se donne. Passavant le croit, au fond, très doux. Mais il a terriblement bu ce soir; et pas une goutte d’eau, je te prie de le croire; ni même de vin: rien que de l’absinthe et des liqueurs fortes. Passavant craint qu’il ne commette quelque excentricité. »
En dépit de lui, le nom de Passavant revenait sur ses lèvres et d’autant plus obstinément qu’il eût voulu plus l’éviter.
Exaspéré de se voir si peu maître de lui, et comme traqué par lui-même, il changea de terrain:
« Tu devrais aller causer un peu avec Dhurmer. Je crains qu’il ne m’en veuille à mort de lui avoir soufflé la direction d’Avant-Garde; mais ce n’est pas ma faute; je n’ai pas pu faire autrement que d’accepter. Tu devrais tâcher de lui faire comprendre, de le calmer. Pass… On m’a dit qu’il était très monté contre moi. »
Il avait trébuché, mais cette fois n’était pas tombé.
« J’espère qu’il a repris sa copie. Je n’aime pas ce qu’il écrit, dit Bercail; puis, se tournant vers Profitendieu: – Mais, vous, Monsieur, je pensais que…
– Oh! ne m’appelez donc pas Monsieur… Je sais bien que je porte un nom encombrant et ridicule… Je compte prendre un pseudonyme, si j’écris.
– Pourquoi ne nous avez-vous rien donné?
– Parce que je n’avais rien de prêt. »
Olivier, laissant causer ses deux amis, se rapprocha d’Édouard.
« Que vous êtes gentil d’être venu! Il me tardait tant de vous revoir. Mais j’aurais souhaité de vous revoir n’importe où ailleurs qu’ici… Cet après-midi, j’ai été sonner à votre porte. Vous l’a-t-on dit? J’étais désolé de ne pas vous rencontrer, et si j’avais su où vous trouver… »
Il était tout heureux de s’exprimer aussi facilement se souvenant d’un temps où son trouble le rendait muet. Il devait cette aisance, hélas! à la banalité de ses propos, et aux libations. Édouard s’en rendait compte tristement.
« J’étais chez votre mère.
– C’est ce que j’ai appris en rentrant, dit Olivier, que le voussoiement d’Édouard consternait. Il hésita s’il n’allait pas le lui dire.
– Est-ce dans ce milieu que désormais vous allez vivre? lui demanda Édouard en le regardant fixement.
– Oh! je ne me laisse pas entamer.
– En êtes-vous bien sûr? »
Cela était dit sur un ton grave, si tendre, si fraternel… Olivier sentit chanceler son assurance.
« Vous trouvez que j’ai tort de fréquenter ces gens-là?
– Non pas tous, peut-être; mais certains d’entre eux, assurément. »
Olivier prit pour un singulier ce pluriel. Il crut qu’Édouard visait particulièrement Passavant et ce fut, dans son ciel intérieur, comme un éblouissant et douloureux éclair traversant la nuée qui depuis le matin s’épaississait affreusement dans son cœur. Il aimait Bernard, il aimait Édouard beaucoup trop pour supporter leur mésestime. Auprès d’Édouard, ce qu’il avait de meilleur en lui s’exaltait. Auprès de Passavant, c’était le pire; il se l’avouait à présent; et même ne l’avait-il pas toujours reconnu? Son aveuglement, près de Passavant, n’avait-il pas été volontaire? Sa gratitude pour tout ce que le comte avait fait pour lui, tournait à la rancœur. Il le reniait éperdument. Ce qu’il vit acheva de le lui faire prendre en haine:
Passavant, penché vers Sarah, avait passé son bras autour de sa taille et se montrait de plus en plus pressant. Averti des bruits désobligeants qui couraient sur ses rapports avec Olivier, il cherchait à donner le change. Et pour s’afficher plus encore, il s’était promis d’amener Sarah à s’asseoir sur ses genoux. Sarah, jusqu’à présent, ne s’était que peu défendue, mais ses regards cherchaient ceux de Bernard et lorsqu’ils les rencontraient, elle souriait, comme pour lui dire:
« Regardez ce que l’on peut oser avec moi. »
Cependant Passavant craignait d’aller trop vite. Il manquait de pratique.
« Si seulement je parviens à la faire boire encore un peu, je me risquerai », se disait-il, en avançant la main qui lui restait libre vers un flacon de curaçao.
Olivier qui l’observait devança son geste. Il s’empara du flacon, simplement pour l’enlever à Passavant; mais aussitôt il lui sembla qu’il retrouverait dans la liqueur un peu de courage; de ce courage qu’il sentait défaillir et dont il avait besoin pour pousser jusqu’à Édouard la plainte qui montait à ses lèvres:
« Il n’eût tenu qu’à vous… »
Olivier remplit son verre et le vida d’un trait. À ce moment, il entendit Jarry, qui circulait de groupe en groupe, dire à demi-voix, en passant derrière le petit Bercail:
« Et maintenant nous allons tuder le petit Bercail. »
Celui-ci se retourna brusquement:
« Répétez donc ça à voix haute. »
Jarry s’était éloigné déjà. Il attendit d’avoir tourné la table et répéta d’une voix de fausset:
« Et maintenant, nous allons tuder le petit Bercail »; puis, sortit de sa poche un gros pistolet avec lequel les Argonautes l’avaient vu jouer souvent; et mit en joue.
Jarry s’était fait une réputation de tireur. Des protestations s’élevèrent. On ne savait trop si, dans l’état d’ivresse où il était, il saurait s’en tenir au simulacre. Mais le petit Bercail voulut montrer qu’il n’avait pas peur et, montant sur une chaise, les bras croisés derrière le dos, prit une pose napoléonienne. Il était un peu ridicule et quelques rires s’élevèrent, couverts aussitôt par des applaudissements.
Passavant dit à Sarah, très vite:
« Ça pourrait mal finir. Il est complètement soûl. Cachez-vous sous la table. »
Des Brousses essaya de retenir Jarry, mais celui-ci, se dégageant, monta sur une chaise à son tour (et Bernard remarqua qu’il était chaussé de petits escarpins de bal). Bien en face de Bercail, il étendit le bras pour viser.
« Éteignez donc! Éteignez! » cria des Brousses.
Édouard, resté près de la porte, tourna le commutateur.
Sarah s’était levée, suivant l’injonction de Passavant; et sitôt que l’on fut dans l’obscurité, elle se pressa contre Bernard pour l’entraîner sous la table avec elle.
Le coup partit. Le pistolet n’était chargé qu’à blanc. Pourtant on entendit un cri de douleur: c’était Justinien qui venait de recevoir la bourre dans l’œil.
Et, quand on redonna de la lumière, on admira Bercail, toujours debout sur sa chaise, qui gardait la pose, immobile, à peine un peu plus pâle.
Cependant la présidente se payait une crise de nerfs. On s’empressa.
« C’est idiot de donner des émotions pareilles! »
Comme il n’y avait pas d’eau sur la table, Jarry, descendu de son piédestal, trempa dans l’alcool un mouchoir pour lui en frictionner les tempes, en manière d’excuses.
Bernard n’était resté sous la table qu’un instant; juste le temps de sentir les deux lèvres brûlantes de Sarah s’écraser voluptueusement sur les siennes. Olivier les avait suivis; par amitié, par jalousie… L’ivresse exaspérait en lui ce sentiment affreux, qu’il connaissait si bien, de demeurer en marge. Quand il sortit à son tour de dessous la table, la tête lui tournait un peu. Il entendit alors Dhurmer s’écrier:
« Regardez donc Molinier! Il est poltron comme une femme. »
C’en était trop. Olivier, sans trop savoir ce qu’il faisait, s’élança, la main levée, contre Dhurmer. Il lui semblait s’agiter dans un rêve. Dhurmer esquiva le coup. Comme dans un rêve, la main d’Olivier ne rencontra que le vide.
La confusion devint générale, et, tandis que certains s’affairaient auprès de la présidente, qui continuait à gesticuler en poussant des glapissements aigus, d’autres entouraient Dhurmer qui criait: « Il ne m’a pas touché! Il ne m’a pas touché!… » et d’autres, Olivier, qui le visage en feu, s’apprêtait à s’élancer encore et qu’on avait grand-peine à calmer.
Touché ou non, Dhurmer devait se considérer comme giflé; c’est ce que Justinien, tout en bouchonnant son œil, s’efforçait de lui faire comprendre. C’était une question de dignité. Mais Dhurmer se souciait fort peu des leçons de dignité de Justinien. On l’entendait répéter obstinément:
« Pas touché… Pas touché…
– Laissez-le donc tranquille, dit des Brousses. On ne peut pas forcer les gens à se battre malgré eux. »
Olivier, pourtant, déclarait à voix haute que, si Dhurmer ne se trouvait pas satisfait, il était prêt à le gifler encore; et, résolu à mener l’autre sur le terrain, demandait à Bernard et à Bercail de bien vouloir lui servir de témoins. Aucun d’eux ne connaissait rien aux affaires dites “d’honneur”; mais Olivier n’osait s’adresser à Édouard. Sa cravate s’était dénouée; ses cheveux retombaient sur son front en sueur; un tremblement convulsif agitait ses mains.
Édouard le prit par le bras:
« Viens te passer un peu d’eau sur le visage. Tu as l’air d’un fou. »
Il l’emmena vers un lavabo.
Sitôt hors de la salle, Olivier comprit combien il était ivre. Quand il avait senti la main d’Édouard se poser sur son bras, il avait cru défaillir et s’était laissé emmener sans résistance. De ce que lui avait dit Édouard, il n’avait rien compris que le tutoiement. Comme un nuage gros d’orage crève en pluie, il lui semblait que son cœur soudain fondait en larmes. Une serviette mouillée qu’Édouard appliqua sur son front acheva de le dégriser. Que s’était-il passé? Il gardait une vague conscience d’avoir agi comme un enfant, comme une brute. Il se sentait ridicule, abject… Alors, tout frémissant de détresse et de tendresse, il se jeta vers Édouard et, pressé contre lui, sanglota:
« Emmène-moi. »
Édouard était extrêmement ému lui-même.
« Tes parents? demanda-t-il.
– Ils ne me savent pas de retour. »
Comme ils traversaient le café pour sortir, Olivier dit à son compagnon qu’il avait un mot à écrire.
« En le mettant à la poste ce soir, il arrivera demain à la première heure. »
Assis à une table du café, il écrivit:
« Mon cher Georges.
« Oui, c’est moi qui t’écris, et pour te demander de me rendre un petit service. Je ne t’apprendrai sans doute rien en te disant que je suis de retour à Paris, car je crois bien que tu m’as aperçu ce matin près de la Sorbonne. J’étais descendu chez le comte de Passavant (il donna l’adresse); mes affaires sont encore chez lui. Pour des raisons qu’il serait trop long de te donner et qui ne t’intéresseraient guère, je préfère ne pas retourner chez lui. Il n’y a qu’à toi que je puisse demander de me rapporter lesdites affaires. Tu voudras bien, n’est-ce pas, me rendre ce service à charge de revanche. Il y a une malle fermée. Quant aux affaires qui sont dans la chambre, tu les mettras toi-même dans ma valise et m’apporteras le tout chez l’oncle Édouard. Je paierai l’auto. C’est demain dimanche, heureusement; tu pourras faire ça dès que tu auras reçu ce mot. Je compte sur toi, hein?
« Ton grand frère,
« Olivier.
« P.-S. – Je te sais débrouillard et ne doute pas que tu ne fasses tout cela très bien. Mais fais bien attention, si tu as affaire directement avec Passavant, de rester très froid avec lui. À demain matin. »
Ceux qui n’avaient pas entendu les propos injurieux de Dhurmer, ne s’expliquaient pas bien la brusque agression d’Olivier. Il paraissait avoir perdu la tête. S’il avait su garder son sang-froid, Bernard l’aurait approuvé; il n’aimait pas Dhurmer; mais il reconnaissait qu’Olivier avait agi comme un fou et semblait s’être donné tous les torts. Bernard souffrait de l’entendre juger sévèrement. Il s’approcha de Bercail et prit rendez-vous avec lui. Pour absurde que fût cette affaire, il leur importait à tous deux d’être corrects. Ils convinrent d’aller relancer leur client, le lendemain matin, dès neuf heures.
Ses deux amis partis, Bernard n’avait plus aucune raison ni aucune envie de rester. Il chercha des yeux Sarah, et son cœur se gonfla d’une sorte de rage, en la voyant assise sur les genoux de Passavant. Tous deux paraissaient ivres; mais Sarah se leva pourtant en voyant approcher Bernard.
« Partons », dit-elle en prenant son bras.
Elle voulut rentrer à pied. Le trajet n’était pas long; ils le firent sans mot dire. À la pension, toutes les lumières étaient éteintes. Craignant d’attirer l’attention, ils gagnèrent à tâtons l’escalier de service, puis grattèrent des allumettes. Armand veillait. Quand il les entendit monter, il sortit sur le palier, une lampe à la main.
« Prends la lampe, dit-il à Bernard (ils se tutoyaient depuis la veille). Éclaire Sarah; il n’y a pas de bougie dans sa chambre… Et passe-moi tes allumettes, que j’allume la mienne. »
Bernard accompagna Sarah dans la seconde chambre. Ils n’y furent pas plutôt entrés qu’Armand, penché derrière eux, d’un grand souffle éteignit la lampe, puis, goguenard:
« Bonne nuit! fit-il. Mais ne faites pas de chahut. À côté les parents dorment. »
Puis, soudain reculé, il referma sur eux la porte et tira le verrou.
IX
Armand s’est étendu tout habillé. Il sait qu’il ne pourra dormir. Il attend la fin de la nuit. Il médite. Il écoute. La maison repose, la ville, la nature entière; pas un bruit.
Dès qu’une faible clarté, que le réflecteur rabat du haut du ciel étroit dans sa chambre, lui permet d’en distinguer à nouveau la hideur, il se lève. Il va vers la porte qu’il a verrouillée la veille au soir; doucement l’entrouvre…
Les rideaux de la chambre de Sarah ne sont pas fermés. L’aube naissante blanchit la vitre. Armand s’avance vers le lit où sa sœur et Bernard reposent. Un drap couvre à demi leurs membres enlacés. Qu’ils sont beaux! Armand longuement les contemple. Il voudrait être leur sommeil, leur baiser. Il sourit d’abord, puis, au pied du lit, parmi les couvertures rejetées, soudain s’agenouille. Quel dieu peut-il prier ainsi, les mains jointes? Une indicible émotion l’étreint. Ses lèvres tremblent… Il aperçoit sous l’oreiller un mouchoir tâché de sang; il se lève, s’en empare, l’emporte et, sur la petite tache ambrée, pose ses lèvres en sanglotant.
Mais sur le pas de la porte il se retourne. Il voudrait éveiller Bernard. Celui-ci doit regagner sa chambre avant que personne dans la pension ne soit levé. Au léger bruit que fait Armand, Bernard ouvre les yeux. Armand s’enfuit, laissant la porte ouverte. Il quitte la chambre, descend l’escalier; il se cachera n’importe où; sa présence gênerait Bernard; il ne veut pas le rencontrer.
D’une fenêtre de la salle d’études, quelques instants plus tard, il le verra passer, rasant les murs comme un voleur…
Bernard n’a pas beaucoup dormi. Mais il a goûté, cette nuit, d’un oubli plus reposant que le sommeil; exaltation et anéantissement à la fois, de son être. Il glisse dans une nouvelle journée, étrange à lui-même, épars, léger, nouveau, calme et frémissant comme un dieu. Il a laissé Sarah dormant encore; s’est dégagé furtivement d’entre ses bras. Eh quoi? sans un nouveau baiser, sans un dernier regard, sans une suprême étreinte amoureuse? Est-ce par insensibilité qu’il la quitte ainsi? Je ne sais pas. Il ne sait lui-même. Il s’efforce de ne point penser, gêné de devoir incorporer cette nuit sans précédents, aux précédents de son histoire. Non; c’est un appendice, une annexe, qui ne peut trouver place dans le corps du livre – livre où le récit de sa vie, comme si de rien n’était, va continuer, n’est-ce pas, va reprendre.
Il est remonté dans la chambre qu’il partage avec le petit Boris. Celui-ci dort profondément. Quel enfant! Bernard défait son lit, froisse ses draps pour donner le change. Il se lave à grande eau. Mais la vue de Boris le ramène à Saas-Fée. Il se remémore ce que Laura lui disait alors: « Je ne puis accepter de vous que cette dévotion que vous m’offrez. Le reste aura ses exigences, qui devront bien se satisfaire ailleurs. » Cette phrase le révoltait. Il lui semble l’entendre encore. Il ne pensait plus à cela, mais ce matin, sa mémoire est extraordinairement nette et active. Son cerveau fonctionne malgré lui avec une alacrité merveilleuse. Bernard repousse l’image de Laura, veut étouffer ses souvenirs; et pour s’empêcher de penser, il se saisit d’un livre de classe, s’astreint à préparer son examen. Mais on étouffe dans cette chambre. Il descend travailler au jardin. Il voudrait sortir dans la rue, marcher, courir, gagner le large, s’aérer. Il surveille la porte cochère; dès que le portier l’ouvre, il s’évade.
Il gagne le Luxembourg avec son livre, et s’assied sur un banc. Sa pensée soyeusement se dévide; mais fragile; s’il tire dessus, le fil rompt. Dès qu’il veut travailler, entre son livre et lui, d’indiscrets souvenirs se promènent; et non les souvenirs des instants aigus de sa joie, mais de petits détails saugrenus, mesquins, où son amour-propre s’accroche, et s’écorche et se mortifie. Désormais il ne se montrera plus si novice.
Vers neuf heures, il se lève et va retrouver Lucien Bercail. Tous deux se rendent chez Édouard.
Édouard habitait à Passy, au dernier étage d’un immeuble. Sa chambre ouvrait sur un vaste atelier. Quand, au petit matin, Olivier s’était levé, Édouard ne s’était pas d’abord inquiété.
« Je vais me reposer un peu sur le divan », avait dit Olivier. Et comme Édouard craignait qu’il ne prît froid, il avait dit à Olivier d’emporter des couvertures. Un peu plus tard, Édouard s’était levé à son tour. Assurément il venait de dormir sans s’en rendre compte, car à présent il s’étonnait qu’il fît grand jour. Il voulait savoir comment Olivier s’était installé; il voulait le revoir; et peut-être qu’un indistinct pressentiment le guidait…
L’atelier était vide. Les couvertures restaient au pied du divan, non dépliées. Une affreuse odeur de gaz l’avertit. Donnant sur l’atelier, une petite pièce servait de salle de bains. L’odeur assurément venait de là. Il y courut; mais d’abord ne put pousser la porte; quelque chose faisait obstacle: c’était le corps d’Olivier effondré contre la baignoire, dévêtu, glacé, livide et affreusement souillé de vomissures.
Édouard aussitôt ferma le robinet du chauffe-bain, qui laissait échapper le gaz. Que s’était-il passé? Accident? Congestion?… Il ne pouvait y croire. La baignoire était vide. Il prit le moribond dans ses bras, le porta dans l’atelier, l’étendit sur le tapis, devant la fenêtre grande ouverte. À genoux, tendrement incliné, il l’ausculta. Olivier respirait encore, mais faiblement. Alors Édouard, éperdument, s’ingénia à ranimer ce peu de vie près de s’éteindre; il souleva rythmiquement les bras mous, pressa les flancs, frictionna le thorax, essaya tout ce qu’il se souvenait qu’en cas d’asphyxie l’on doit faire, se désolant de ne pouvoir faire tout à la fois. Olivier gardait les yeux fermés. Édouard souleva du doigt les paupières qui retombèrent sur un regard sans vie. Pourtant le cœur battait. Il chercha vainement du cognac, des sels. Il avait fait chauffer de l’eau, lavé le haut du corps et le visage. Puis il coucha ce corps inerte sur le divan et rabattit sur lui les couvertures. Il aurait voulu appeler un médecin, mais n’osait s’éloigner. Une servante venait chaque matin faire le ménage; mais elle n’arrivait qu’à neuf heures. Dès qu’il l’entendit, il l’envoya à la recherche d’un médicastre de quartier; puis aussitôt la rappela, craignant de s’exposer à une enquête.
Olivier, cependant, revenait lentement à la vie. Édouard s’était assis à son chevet, près du divan. Il contemplait ce visage clos et s’achoppait à son énigme. Pourquoi? Pourquoi? On peut agir inconsidérément le soir, dans l’ivresse; mais les résolutions du petit matin portent leur plein chargement de vertu. Il renonçait à rien comprendre, en attendant le moment où Olivier pourrait enfin lui parler. Il ne le quitterait plus d’ici-là. Il avait pris une de ses mains et concentrait son interrogation, sa pensée, sa vie entière, dans ce contact. Enfin il lui sembla sentir la main d’Olivier répondre faiblement à l’étreinte… Alors il se courba, posa ses lèvres sur ce front que plissait une immense et mystérieuse douleur.
On sonna. Édouard se leva pour aller ouvrir. C’était Bernard et Lucien Bercail. Édouard les retint dans le vestibule et les avertit; puis, prenant Bernard à part, lui demanda s’il savait qu’Olivier fût sujet à des étourdissements, à des crises?… Bernard tout à coup se souvint de leur conversation de la veille, et en particulier de certains mots d’Olivier, qu’il avait à peine écoutés, mais qu’il réentendait à présent d’une manière distincte.
« C’est moi qui lui parlais de suicide, dit-il à Édouard. Je lui demandais s’il comprenait qu’on puisse se tuer par simple excès de vie, “par enthousiasme”, comme disait Dmitri Karamazov. J’étais tout absorbé dans ma pensée et je n’ai fait attention alors qu’à mes propres paroles; mais je me rappelle à présent ce qu’il m’a répondu.
– Qu’a-t-il donc répondu? insista Édouard, car Bernard s’arrêtait et semblait ne pas vouloir en dire davantage.
– Qu’il comprenait qu’on se tuât, mais seulement après avoir atteint un tel sommet de joie, que l’on ne puisse, après, que redescendre. »
Tous deux, sans plus ajouter rien, se regardèrent. Le jour se faisait dans leur esprit. Édouard enfin détourna les yeux; et Bernard s’en voulut d’avoir parlé. Ils se rapprochèrent de Bercail.
« L’ennuyeux, dit alors celui-ci, c’est qu’on pourra croire qu’il a voulu se tuer pour éviter d’avoir à se battre. »
Édouard ne songeait plus à ce duel.
« Faites comme si de rien n’était, dit-il. Allez trouver Dhurmer et demandez-lui de vous mettre en rapport avec ses témoins. C’est avec ceux-ci que vous vous expliquerez, si tant est que cette affaire idiote ne s’arrange pas d’elle-même. Dhurmer ne se montrait guère désireux de marcher.
– Nous ne lui raconterons rien, dit Lucien pour lui laisser toute la honte de reculer. Car il va se dérober, j’en suis sûr. »
Bernard demanda s’il ne pouvait pas voir Olivier. Mais Édouard voulait qu’on le laissât tranquillement reposer.
Bernard et Lucien allaient sortir, quand arriva le petit Georges. Il venait de chez Passavant, mais n’avait pu se ressaisir des affaires de son frère.
« Monsieur le comte est sorti, lui avait-il été répondu. Il ne nous a pas laissé d’ordres. »
Et le domestique lui avait fermé la porte au nez.
Certaine gravité dans le ton d’Édouard et dans le maintien des deux autres inquiéta Georges. Il flaira l’insolite, s’informa. Édouard dut tout lui raconter.
« Mais n’en dis rien à tes parents. »
Georges était ravi d’entrer dans du secret.
« On sait se taire », dit-il. Et, désœuvré ce matin-là, il proposa d’accompagner Bernard et Lucien chez Dhurmer.
Après que les trois visiteurs l’eurent quitté, Édouard appela la femme de ménage. À côté de sa chambre était une chambre d’ami, qu’il lui demanda de préparer, afin d’y pouvoir installer Olivier. Puis il rentra sans bruit dans l’atelier. Olivier reposait. Édouard se rassit près de lui. Il avait pris un livre, mais le rejeta bientôt sans l’avoir ouvert et regarda dormir son ami.
X
Rien n’est simple, de ce qui s’offre à l’âme; et l’âme ne s’offre jamais simple à aucun sujet.
Pascal.
« Je crois qu’il sera heureux de vous revoir, dit Édouard à Bernard le lendemain. Il m’a demandé, ce matin, si vous n’étiez pas venu hier. Il a dû entendre votre voix, alors que je le croyais sans connaissance… Il garde les yeux fermés, mais ne dort pas. Il ne dit rien. Souvent il porte la main à son front en signe de souffrance. Dès que je m’adresse à lui, son front se plisse; mais si je m’écarte, il me rappelle et me fait rasseoir près de lui… Non, il n’est plus dans l’atelier. Je l’ai installé dans la chambre à côté de la mienne, de sorte que je puisse recevoir des visites sans le déranger. »
Ils y entrèrent.
« Je venais prendre de tes nouvelles », dit Bernard très doucement.
Les traits d’Olivier s’animèrent en entendant la voix de son ami. C’était déjà presque un sourire.
« Je t’attendais.
– Je partirai si je te fatigue.
– Reste. »
Mais en disant ce mot, Olivier posait un doigt sur ses lèvres. Il demandait qu’on ne lui parlât pas. Bernard, qui devait se présenter aux épreuves orales dans trois jours, ne circulait plus sans un de ces manuels où se concentre en élixir toute l’amertume des matières de son examen. Il s’installa au chevet de son ami et se plongea dans la lecture. Olivier, le visage tourné du côté du mur, paraissait dormir. Édouard s’était retiré dans sa chambre; on le voyait paraître par instants à la porte de communication qui restait ouverte. De deux en deux heures, il faisait prendre à Olivier un bol de lait, mais depuis ce matin seulement. Durant toute la journée de la veille, l’estomac du malade n’avait rien pu supporter.
Un long temps passa. Bernard se leva pour partir. Olivier se retourna, lui tendit la main et, tâchant de sourire:
« Tu reviendras demain? »
Au dernier moment, il le rappela, lui fit signe de se pencher, comme s’il craignait que sa voix ne manquât à se faire entendre, et tout bas:
« Non, mais, crois-tu que j’ai été bête! »
Puis, comme pour devancer une protestation de Bernard, il porta de nouveau un doigt à ses lèvres:
« Non; non… Plus tard je vous expliquerai. »
Le lendemain, Édouard reçut une lettre de Laura; quand Bernard revint, il la lui donna à lire:
« Mon cher ami,
« Je vous écris en grand-hâte pour tâcher de prévenir un malheur absurde. Vous m’y aiderez, j’en suis sûre, si seulement cette lettre vous parvient assez tôt.
« Félix vient de partir pour Paris, dans l’intention d’aller vous voir. Il prétend obtenir de vous les éclaircissements que je me refuse à lui donner; apprendre par vous le nom de celui qu’il voudrait provoquer en duel. J’ai fait ce que j’ai pu pour le retenir, mais sa décision reste inébranlable et tout ce que je lui en dis ne sert qu’à l’ancrer davantage. Vous seul parviendrez peut-être à le dissuader. Il a confiance en vous et vous écoutera, je l’espère. Songez qu’il n’a jamais tenu entre ses mains ni pistolet, ni fleuret. L’idée qu’il puisse risquer sa vie pour moi m’est intolérable; mais je crains surtout, j’ose à peine l’avouer, qu’il ne se couvre de ridicule.
« Depuis mon retour, Félix est avec moi plein d’empressement, de tendresse, de gentillesse; mais je ne puis feindre pour lui plus d’amour que je n’en ai. Il en souffre; et je crois que c’est le désir de forcer mon estime, mon admiration, qui le pousse à cette démarche que vous jugerez inconsidérée, mais à laquelle il pense chaque jour et dont il a, depuis mon retour, l’idée fixe. Certainement il m’a pardonné; mais il en veut mortellement à l’autre.
« Je vous supplie de l’accueillir aussi affectueusement que vous m’accueilleriez moi-même; vous ne sauriez me donner une preuve d’amitié à laquelle je sois plus sensible. Pardonnez-moi de ne pas vous avoir écrit plus tôt pour vous redire toute la reconnaissance que je garde de votre dévouement et des soins que vous m’avez prodigués durant notre séjour en Suisse. Le souvenir de ce temps me réchauffe et m’aide à supporter la vie.
« Votre amie toujours inquiète et toujours confiante,
« Laura. »
« Que comptez-vous faire? demanda Bernard en rendant la lettre.
– Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse? répondit Édouard, un peu agacé, non point tant par la question de Bernard, que parce qu’il se l’était déjà posée. – S’il vient, je l’accueillerai de mon mieux. Je le conseillerai de mon mieux s’il me consulte; et tâcherai de le persuader qu’il n’a rien de mieux à faire que de se tenir tranquille. Des gens comme ce pauvre Douviers ont toujours tort de chercher à se mettre en avant. Vous penseriez de même si vous le connaissiez, croyez-moi. Laura, elle, était née pour les premiers rôles. Chacun de nous assume un drame à sa taille, et reçoit son contingent de tragique. Qu’y pouvons-nous? Le drame de Laura, c’est d’avoir épousé un comparse. Il n’y a rien à faire à cela.
– Et le drame de Douviers, c’est d’avoir épousé quelqu’un qui restera supérieur à lui, quoi qu’il fasse, reprit Bernard.
– Quoi qu’il fasse… reprit Édouard en écho, – et quoi que puisse faire Laura. L’admirable, c’est que, par regrets de sa faute, par repentir, Laura voulait s’humilier devant lui; mais lui se prosternait aussitôt plus bas qu’elle; tout ce que l’un et l’autre en faisaient ne parvenait qu’à le rapetisser, qu’à la grandir.
– Je le plains beaucoup, dit Bernard. Mais pourquoi n’admettez-vous pas que lui aussi, dans ce prosternement, se grandisse?
– Parce qu’il manque de lyrisme, dit Édouard irréfutablement.
– Que voulez-vous dire?
– Qu’il ne s’oublie jamais dans ce qu’il éprouve, de sorte qu’il n’éprouve jamais rien de grand. Ne me poussez pas trop là-dessus. J’ai mes idées; mais qui répugnent à la toise et que je ne cherche pas trop à mesurer. Paul-Ambroise a coutume de dire qu’il ne consent à tenir compte de rien qui ne se puisse chiffrer; ce en quoi j’estime qu’il joue sur le mot “tenir compte”; car, “à ce compte-là” comme on dit, on est forcé d’omettre Dieu. C’est bien là où il tend et ce qu’il désire… Tenez: je crois que j’appelle lyrisme l’état de l’homme qui consent à se laisser vaincre par Dieu.
– N’est-ce pas là précisément ce que signifie le mot: enthousiasme?
– Et peut-être le mot: inspiration. Oui, c’est bien là ce que je veux dire. Douviers est un être incapable d’inspiration. Je consens que Paul-Amboise ait raison lorsqu’il considère l’inspiration comme des plus préjudiciables à l’art; et je crois volontiers qu’on n’est artiste qu’à condition de dominer l’état lyrique; mais il importe, pour le dominer, de l’avoir éprouvé d’abord.
– Ne pensez-vous pas que cet état de visitation divine est explicable physiologiquement par…
– La belle avance! interrompit Édouard. De telles considérations, pour être exactes, ne sont propres qu’à gêner les sots. Il n’est certes pas un mouvement mystique qui n’ait son répondant matériel. Et après? L’esprit, pour témoigner, ne peut point se passer de la matière. De là le mystère de l’incarnation.
– Par contre, la matière se passe admirablement de l’esprit.
– Ça, nous n’en savons rien », dit Édouard en riant.
Bernard était fort amusé de l’entendre parler ainsi. D’ordinaire Édouard se livrait peu. L’exaltation qu’il laissait paraître aujourd’hui lui venait de la présence d’Olivier. Bernard le comprit.
« Il me parle comme il voudrait déjà lui parler, pensa-t-il. C’est d’Olivier qu’il devrait faire son secrétaire. Dès qu’Olivier sera guéri, je me retirerai; ma place est ailleurs. »
Il pensait cela sans amertume, tout occupé désormais par Sarah, qu’il avait revue la nuit dernière et s’apprêtait à retrouver cette nuit.
« Nous voici bien loin de Douviers, reprit-il en riant à son tour. Lui parlerez-vous de Vincent?
– Parbleu non. À quoi bon?
– Ne pensez-vous pas que c’est empoisonnant pour Douviers de ne savoir sur qui porter ses soupçons?
– Vous avez peut-être raison. Mais cela c’est à Laura qu’il faut le dire. Je ne pourrais parler sans la trahir… Du reste, je ne sais même pas où il est.
– Vincent?… Passavant doit bien le savoir. »
Un coup de sonnette les interrompit. Madame Molinier venait prendre des nouvelles de son fils. Édouard la rejoignit dans l’atelier.
JOURNAL D’ÉDOUARD
« Visite de Pauline. J’étais embarrassé de savoir comment la prévenir; et pourtant je ne pouvais lui laisser ignorer que son fils était malade. Ai jugé inutile de lui raconter l’incompréhensible tentative de suicide; ai simplement parlé d’une violente crise de foie, qui effectivement reste le plus clair résultat de cette entreprise.
« “Je suis déjà rassurée de savoir Olivier chez vous, m’a dit Pauline. Je ne le soignerais pas mieux que vous, car je sens bien que vous l’aimez autant que moi.”
« En disant ces derniers mots, elle m’a regardé avec une bizarre insistance. Ai-je imaginé l’intention qu’elle m’a paru mettre dans ce regard? Je me sentais devant Pauline ce que l’on a coutume d’appeler “mauvaise conscience” et n’ai pu que balbutier je ne sais quoi d’indistinct. Il faut dire que, sursaturé d’émotion depuis deux jours, j’avais perdu tout empire sur moi-même; mon trouble dut être très apparent, car elle ajouta:
« “Votre rougeur est éloquente… Mon pauvre ami, n’attendez pas de moi des reproches. Je vous en ferais si vous ne l’aimiez pas… Puis-je le voir?”
« Je la menai près d’Olivier. Bernard, en nous entendant venir, s’était retiré.
« “Comme il est beau!” murmura-t-elle en se penchant au-dessus du lit. Puis, se retournant vers moi:
« “Vous l’embrasserez de ma part. Je crains de l’éveiller.”
« Pauline est décidément une femme extraordinaire. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je le pense. Mais je ne pouvais espérer qu’elle pousserait si loin sa compréhension. Toutefois il me semblait, à travers la cordialité de ses paroles et cette sorte d’enjouement qu’elle mettait dans le ton de sa voix, distinguer un peu de contrainte (peut-être en raison de l’effort que je faisais pour cacher ma gêne); et je me souvenais d’une phrase de notre conversation précédente, phrase qui déjà m’avait paru des plus sages alors que je n’étais pas intéressé à la trouver telle: “Je préfère accorder de bonne grâce ce que je sais que je ne pourrais pas empêcher.” Évidemment, Pauline s’efforçait vers la bonne grâce; et, comme en réponse à ma secrète pensée elle reprit, lorsque nous fûmes de nouveau dans l’atelier:
« “En ne me scandalisant pas tout à l’heure, je crains de vous avoir scandalisé. Il est certaines libertés de pensée dont les hommes voudraient garder le monopole. Je ne puis pourtant pas feindre avec vous plus de réprobation que je n’en éprouve. La vie m’a instruite. J’ai compris combien la pureté des garçons restait précaire, alors même qu’elle paraissait le mieux préservée. De plus, je ne crois pas que les plus chastes adolescents fassent plus tard les maris les meilleurs; ni même, hélas, les plus fidèles, ajouta-t-elle en souriant tristement. Enfin, l’exemple de leur père m’a fait souhaiter d’autres vertus pour mes fils. Mais j’ai peur pour eux de la débauche, ou des liaisons dégradantes. Olivier se laisse facilement entraîner. Vous aurez à cœur de le retenir. Je crois que vous pourrez lui faire du bien. Il ne tient qu’à vous…”
« De telles paroles m’emplissaient de confusion.
« “Vous me faites meilleur que je ne suis.”
« C’est tout ce que je pus trouver à dire, de la manière la plus banale et la plus empruntée. Elle reprit avec une délicatesse exquise:
« “C’est Olivier qui vous fera meilleur. Que n’obtient-on pas de soi, par amour?
« – Oscar le sait-il près de moi? demandai-je pour mettre un peu d’air entre nous.
« – Il ne le sait même pas à Paris. Je vous ai dit qu’il ne s’occupe pas beaucoup de ses fils. C’est pourquoi je comptais sur vous pour parler à Georges. L’avez-vous fait?
« – Non; pas encore.”
« Le front de Pauline s’était assombri brusquement.
« “Je m’inquiète de plus en plus. Il a pris un air d’assurance, où je ne vois qu’insouciance, que cynisme et que présomption. Il travaille bien; ses professeurs sont contents de lui; mon inquiétude ne sait à quoi se prendre…”
« Et tout à coup, se départant de son calme, avec un emportement où je la reconnaissais à peine:
« “Vous rendez-vous compte de ce que devient ma vie? J’ai restreint mon bonheur; d’année en année, j’ai dû en rabattre; une à une, j’ai raccourci mes espérances. J’ai cédé; j’ai toléré; j’ai feint de ne pas comprendre, de ne pas voir… Mais enfin, on se raccroche à quelque chose; et quand encore ce peu vous échappe!… Le soir, il vient travailler près de moi, sous la lampe; quand parfois il lève la tête de dessus son livre, ce n’est pas de l’affection que je rencontre dans son regard; c’est du défi. J’ai si peu mérité cela… Il me semble parfois brusquement que tout mon amour pour lui tourne en haine; et je voudrais n’avoir jamais eu d’enfants.”
« Sa voix tremblait. Je pris sa main.
« “Olivier vous récompensera; je m’y engage.”
« Elle fit effort pour se ressaisir.
« “Oui, je suis folle de parler ainsi; comme si je n’avais pas trois fils. Quand je pense à l’un, je ne vois plus que celui-là… Vous allez me trouver bien peu raisonnable… Mais par moments, vraiment, la raison ne suffit plus.
« – La raison est pourtant ce que j’admire le plus en vous”, dis-je platement, dans l’espoir de la calmer. Et comme elle restait silencieuse, j’ajoutai:
« L’autre jour vous me parliez d’Oscar avec tant de sagesse…
« Pauline brusquement se redressa. Elle me regarda et haussa les épaules.
« “C’est toujours quand une femme se montre le plus résignée qu’elle paraît le plus raisonnable”, s’écria-t-elle comme hargneusement.
« Cette réflexion m’irrita en raison de sa justesse même. Pour n’en rien laisser voir, je repris aussitôt:
« “Rien de nouveau, au sujet des lettres?
« – De nouveau? De nouveau!… Qu’est-ce que vous voulez qu’il arrive de nouveau entre Oscar et moi?
« – Il attendait une explication.
« – Moi aussi j’attendais une explication. Tout le long de la vie on attend des explications.
« – Enfin, repris-je un peu agacé, Oscar se sentait dans une situation fausse.
« – Mais, mon ami, vous savez bien qu’il n’y a rien de tel pour s’éterniser, que les situations fausses. C’est affaire à vous, romanciers, de chercher à les résoudre. Dans la vie, rien ne se résout; tout continue. On demeure dans l’incertitude; et on restera jusqu’à la fin sans savoir à quoi s’en tenir; en attendant, la vie continue, tout comme si de rien n’était. Et de cela aussi on prend son parti; comme de tout le reste… comme de tout. Allons, adieu.”
« Je m’affectais péniblement au retentissement de certaines sonorités nouvelles que je distinguais dans sa voix; une sorte d’agressivité, qui me força de penser (peut-être pas à l’instant même, mais en me remémorant notre entretien) que Pauline prenait son parti beaucoup moins facilement qu’elle ne le disait de mes rapports avec Olivier; moins facilement que de tout le reste. Je veux croire qu’elle ne les réprouve pas précisément; qu’elle s’en félicite même à certains égards, ainsi qu’elle me le laisse entendre; mais, sans se l’avouer peut-être, elle ne laisse pas d’en ressentir de la jalousie.
« C’est la seule explication que je trouve à ce brusque sursaut de révolte, sitôt ensuite, et sur un sujet qui lui tenait somme toute bien moins à cœur. On eût dit qu’en m’accordant d’abord ce qui lui coûtait davantage elle venait d’épuiser sa réserve de mansuétude et s’en trouvait soudain dépourvue. De là, ses propos intempérés, extravagants presque, dont elle dut s’étonner elle-même en y repensant, et où sa jalousie se trahissait.
« Au fond, je me demande quel pourrait être l’état d’une femme qui ne serait pas résignée? J’entends: d’une “honnête femme”… Comme si ce que l’on appelle “honnêteté”, chez les femmes, n’impliquait pas toujours de la résignation!
« Vers le soir, Olivier a commencé d’aller sensiblement mieux. Mais la vie qui revient ramène l’inquiétude avec elle. Je m’ingénie à le rassurer.
« Son duel? – Dhurmer avait fui à la campagne. On ne pouvait pourtant pas courir après lui.
« La revue? – Bercail s’en occupe.
« Les affaires qu’il a laissées chez Passavant? – C’est le point le plus délicat. J’ai dû avouer que Georges n’avait pu s’en ressaisir; mais me suis engagé à les aller rechercher moi-même dès demain. Il craignait, à ce qu’il m’a semblé, que Passavant ne les retînt comme un otage; ce que je ne puis admettre un seul instant.
« Hier, je m’attardais dans l’atelier après avoir écrit ces pages, lorsque j’ai entendu Olivier m’appeler. J’ai bondi jusqu’à lui.
« “C’est moi qui serais venu, si je n’étais trop faible, m’a-t-il dit. J’ai voulu me lever; mais, quand je suis debout, la tête me tourne et j’ai craint de tomber. Non, non, je ne me sens pas plus mal; au contraire… Mais j’avais besoin de te parler. Il faut que tu me promettes quelque chose… De ne jamais chercher à savoir pourquoi j’ai voulu me tuer avant-hier. Je crois que je ne le sais plus moi-même. Je voudrais le dire, vrai! je ne le pourrais pas… Mais il ne faut pas que tu penses que c’est à cause de quelque chose de mystérieux dans ma vie, quelque chose que tu ne connaîtrais pas.” Puis, d’une voix plus basse: “Non plus, ne va pas t’imaginer que c’est par honte…”
« Bien que nous fussions dans l’obscurité, il cachait son front dans mon épaule.
« “Ou si j’ai honte, c’est de ce banquet de l’autre soir; de mon ivresse, de mon emportement, de mes larmes; et de ces mois d’été;… et de t’avoir si mal attendu.”
« Puis il protesta qu’en rien de tout cela il ne se contentait plus à se reconnaître; que c’était tout cela qu’il avait voulu tuer, qu’il avait tué, qu’il avait effacé de sa vie.
« Je sentais, dans son agitation même, sa faiblesse, et le berçais, sans rien dire, comme un enfant. Il aurait eu besoin de repos; son silence me faisait espérer son sommeil; mais je l’entendais enfin murmurer:
« “Près de toi, je suis trop heureux pour dormir.”
« Il ne me laissa le quitter qu’au matin. »
XI
Bernard, ce matin-là, vint de bonne heure. Olivier dormait encore, Bernard, ainsi qu’il avait fait les jours précédents, s’installa au chevet de son ami avec un livre, ce qui permit à Édouard d’interrompre sa garde et de se rendre chez le comte de Passavant, ainsi qu’il avait promis de le faire. À cette heure matinale, on était sûr de le trouver.
Le soleil brillait; un air vif nettoyait les arbres de leurs dernières feuilles; tout paraissait limpide, azuré. Édouard n’était pas sorti de trois jours. Une immense joie dilatait son cœur; et même il lui semblait que tout son être, enveloppe ouverte et vidée, flottait sur une mer indivise, un divin océan de bonté. L’amour et le beau temps illimitent ainsi nos contours.
Édouard savait qu’il lui faudrait une auto pour rapporter les affaires d’Olivier; mais il ne se pressait pas de la prendre; il trouvait plaisir à marcher. L’état de bienveillance où il se sentait vis-à-vis de la nature entière, le disposait mal à affronter Passavant. Il se disait qu’il devait l’exécrer; il repassait en son esprit tous ses griefs, mais il n’en sentait plus la piqûre. Ce rival, qu’il détestait hier encore, il venait de le supplanter, et trop complètement pour pouvoir plus longtemps le haïr. Du moins il ne le pouvait plus ce matin-là. Et, comme d’autre part il estimait que rien ne devait paraître de ce revirement, qui risquât de trahir son bonheur, plutôt que de se montrer désarmé, il eût voulu se dérober à l’entrevue. Au fait, pourquoi diantre y allait-il, lui, précisément lui, Édouard? Il se présenterait rue de Babylone et réclamerait les affaires d’Olivier, à quel titre? Mission acceptée bien inconsidérément, se disait-il en cheminant, et qui laisserait entendre qu’Olivier avait élu chez lui domicile; précisément ce qu’il aurait voulu cacher… Trop tard pour reculer: Olivier avait sa promesse. Du moins, il importait de se montrer à Passavant très froid, très ferme. Un taxi passa, qu’il héla.
Édouard connaissait mal Passavant. Il ignorait un des traits de son caractère. Passavant, qu’on ne prenait jamais sans vert, ne supportait pas d’être joué. Pour n’avoir pas à reconnaître ses défaites, il affectait toujours d’avoir souhaité son sort, et, quoi qu’il lui advînt, il prétendait l’avoir voulu. Dès qu’il comprit qu’Olivier lui échappait, il n’eut souci que de dissimuler sa rage. Loin de chercher à courir après lui, et de risquer le ridicule, il se raidit, se força de hausser les épaules. Ses émotions n’étaient jamais si violentes qu’il ne pût les tenir en main. C’est ce dont certains se félicitent, sans consentir à reconnaître que souvent ils doivent cette maîtrise d’eux-mêmes moins à la force de leur caractère qu’à une certaine indigence de tempérament. Je me défends de généraliser; mettons que ce que j’en ai dit ne s’applique qu’à Passavant. Celui-ci n’eut donc pas trop de mal à se persuader que précisément il en avait assez d’Olivier; qu’en ces deux mois d’été, il avait épuisé tout l’attrait d’une aventure qui risquait d’encombrer sa vie; qu’au demeurant il s’était surfait la beauté de cet enfant, sa grâce et les ressources de son esprit; que même il était temps que ses yeux s’ouvrissent sur les inconvénients de confier la direction d’une revue à quelqu’un d’aussi jeune et d’aussi inexpérimenté. Tout bien considéré, Strouvilhou ferait beaucoup mieux son affaire; en tant que directeur de revue, s’entend. Il venait de lui écrire et l’avait convoqué pour ce matin.
Ajoutons que Passavant se méprenait sur la cause de la désertion d’Olivier. Il pensait avoir excité sa jalousie en se montrant trop empressé à l’égard de Sarah; se complaisait dans cette idée qui flattait sa fatuité naturelle; son dépit s’en trouvait calmé.
Il attendait donc Strouvilhou; et comme il avait donné ordre qu’on fît entrer aussitôt, Édouard bénéficia de la consigne et se trouva devant Passavant sans avoir été annoncé.
Passavant ne laissa point paraître sa surprise. Heureusement pour lui, le rôle qu’il avait à jouer convenait à son naturel et ne déroutait pas ses pensées. Dès qu’Édouard eut exposé le motif de sa visite:
« Combien je suis heureux de ce que vous me dites. Alors, vrai? vous voulez bien vous occuper de lui? Cela ne vous dérange pas trop?… Olivier est un charmant garçon, mais sa présence ici commençait à me gêner terriblement. Je n’osais pas le lui laisser sentir; il est si gentil… Et je savais qu’il préférait ne pas retourner chez ses parents… Les parents, n’est-ce pas, une fois qu’on les a quittés… Mais, j’y pense, sa mère n’est-elle pas votre demi-sœur?… ou quelque chose dans ce genre? Olivier a dû m’expliquer cela, dans le temps. Alors, rien de plus naturel qu’il habite chez vous. Personne ne peut y trouver à sourire (ce dont lui, du reste, ne se faisait pas faute en disant ces mots). Chez moi, vous comprenez, sa présence était plus scabreuse. C’est du reste une des raisons qui me faisaient désirer qu’il partît… Encore que je n’aie guère l’habitude de me soucier de l’opinion publique. Non; c’était dans son intérêt, plutôt… »
L’entretien n’avait pas mal commencé; mais Passavant ne résistait pas au plaisir de verser sur le bonheur quelques gouttes du poison de sa perfidie. Il en gardait toujours en réserve: on ne sait pas ce qui peut arriver…
Édouard sentit que la patience lui échappait. Mais brusquement il se souvint de Vincent, dont Passavant devait avoir eu des nouvelles. Certes, il s’était bien promis de ne point parler de Vincent à Douviers, si celui-ci venait l’interroger; mais, pour mieux se dérober à son enquête, il lui paraissait bon d’être lui-même renseigné; cela fortifierait sa résistance. Il saisit ce prétexte de diversion.
« Vincent ne m’a pas écrit, dit Passavant; mais j’ai reçu une lettre de lady Griffith – vous savez bien: la remplaçante – où elle me parle de lui longuement. Tenez: voici la lettre… Après tout, je ne vois pas pourquoi vous n’en prendriez pas connaissance. »
Il lui tendit la lettre. Édouard lut:
« My dear,
« Le yacht du prince repartira sans nous de Dakar. Qui sait où nous serons quand cette lettre qu’il emporte vous atteindra? Peut-être sur les bords de la Casamance, où nous voudrions, Vincent herboriser, moi chasser. Je ne sais plus trop si je l’emmène ou s’il m’emmène; ou si, plutôt, ce n’est pas le démon de l’aventure qui nous harcèle ainsi tous les deux. Nous avons été présentés à lui par le démon de l’ennui, avec qui nous avions fait connaissance à bord… Ah! dear, il faut vivre sur un yacht pour apprendre à connaître l’ennui. Par temps de bourrasque, la vie y est encore supportable; on participe à l’agitation du bateau. Mais à partir de Ténériffe, plus un souffle; plus une ride sur la mer.
… grand miroir
De mon désespoir.
Et savez-vous à quoi je me suis occupée depuis lors? À haïr Vincent. Oui, mon cher, l’amour nous paraissant trop fade, nous avons pris le parti de nous haïr. À vrai dire, ça a commencé bien avant; oui, dès notre embarquement; d’abord, ce n’était que de l’irritation, une sourde animosité qui n’empêchait pas les corps à corps. Avec le beau temps, c’est devenu féroce. Ah! je sais à présent ce que c’est que d’éprouver de la passion pour quelqu’un… »
La lettre était encore longue.
« Je n’ai pas besoin d’en lire plus, dit Édouard en la rendant à Passavant. Quand revient-il?
– Lady Griffith ne parle pas de retour. »
Passavant était mortifié qu’Édouard ne montrât pas plus d’appétit pour cette lettre. Du moment qu’il lui permettait de la lire, il devrait prendre cette incuriosité comme un affront. Il repoussait volontiers les offres, mais supportait mal que les siennes fussent dédaignées. Cette lettre l’avait empli d’aise. Il nourrissait certaine affection pour Lilian et pour Vincent; même il s’était prouvé qu’il pouvait être obligeant pour eux, secourable; mais son affection faiblissait aussitôt qu’on se passait d’elle. Qu’en le quittant, ses deux amis n’eussent pas cinglé vers le bonheur, voici qui l’invitait à penser: c’est bien fait.
Quant à Édouard, sa félicité matinale était trop sincère pour qu’il pût, devant la peinture des sentiments forcenés, ne pas éprouver de la gêne. C’est sans affectation aucune qu’il avait rendu la lettre.
Il importait à Passavant de reprendre aussitôt la main:
« Ah! je voulais vous dire encore: vous savez que j’avais pensé à Olivier pour la direction d’une revue? Naturellement, il n’en est plus question.
– Cela va sans dire, riposta Édouard, que Passavant, sans s’en rendre compte, débarrassait d’un gros souci. Celui-ci comprit au ton d’Édouard qu’il venait de faire son jeu, et, sans prendre le temps de se mordre les lèvres:
– Les affaires laissées par Olivier sont dans la chambre qu’il occupait. Vous avez un taxi, sans doute? On va les y porter. À propos, comment va-t-il?
– Très bien. »
Passavant s’était levé. Édouard fit de même. Tous deux se quittèrent sur un salut des plus froids.
La visite d’Édouard venait de terriblement embêter le comte de Passavant:
« Ouf! » fit-il, en voyant entrer Strouvilhou.
Bien que Strouvilhou lui tînt tête, Passavant se sentait à l’aise avec lui, ou plus exactement: prenait ses aises. Certes, il avait affaire à forte partie, le savait, mais se croyait de force et se piquait de le prouver.
« Mon cher Strouvilhou, prenez place, dit-il en poussant vers lui un fauteuil. Je suis vraiment heureux de vous revoir.
– Monsieur le comte m’a fait demander. Me voici tout à votre service. »
Strouvilhou affectait volontiers avec lui une insolence de laquais; mais Passavant était fait à ses manières.
« Droit au fait; il est temps, comme disait l’autre, de sortir de dessous les meubles. Vous avez déjà fait bien des métiers… Je voulais vous proposer aujourd’hui un vrai poste de dictateur. Hâtons-nous d’ajouter qu’il ne s’agit que de littérature.
– Tant pis. Puis, comme Passavant lui tendait son étui à cigarettes: – Si vous permettez, je préfère…
– Je ne permets pas du tout. Avec vos affreux cigares de contrebande, vous allez m’empester la pièce. Je n’ai jamais compris le plaisir qu’on pouvait trouver à fumer ça.
– Oh! je ne peux pas dire que j’en raffole. Mais ça incommode les voisins.
– Toujours frondeur?
– Il ne faudrait pourtant pas me prendre pour un imbécile. »
Et sans répondre directement à la proposition de Passavant, Strouvilhou crut séant de s’expliquer et de bien établir ses positions; l’on verrait ensuite. Il continua:
« La philanthropie n’a jamais été mon fort.
– Je sais, je sais, dit Passavant.
– L’égoïsme non plus. Et c’est ça que vous ne savez pas bien… On voudrait nous faire croire qu’il n’est pour l’homme d’autre échappement à l’égoïsme qu’un altruisme plus hideux encore! Quant à moi, je prétends que s’il y a quelque chose de plus méprisable que l’homme, et de plus abject, c’est beaucoup d’hommes. Aucun raisonnement ne saurait me convaincre que l’addition d’unités sordides puisse donner un total exquis. Il ne m’arrive pas de monter dans un tram ou dans un train sans souhaiter un bel accident qui réduise en bouillie toute cette ordure vivante; oh! moi compris, parbleu; d’entrer dans une salle de spectacle sans désirer l’écroulement du lustre ou l’éclatement d’une bombe; et, quand je devrais sauter avec, je l’apporterais volontiers sous ma veste si je ne me réservais pas pour mieux. Vous disiez?…
– Non, rien; continuez, je vous écoute. Vous n’êtes pas de ces orateurs qui attendent le fouet de la contradiction pour partir.
– C’est qu’il m’avait semblé vous entendre m’offrir un verre de votre inestimable porto. »
Passavant sourit.
« Et gardez près de vous la bouteille, dit-il en la lui tendant. Videz-la s’il vous plaît, mais parlez. »
Strouvilhou remplit son verre, se cala dans un profond fauteuil et commença:
« Je ne sais pas si j’ai ce que l’on appelle un cœur sec; j’ai trop d’indignation, de dégoût, pour le croire, et peu m’importe. Il est vrai que j’ai depuis longtemps réprimé, dans cet organe, tout ce qui risquait de l’attendrir. Mais je ne suis pas incapable d’admiration, et d’une sorte de dévouement absurde; car, en tant qu’homme, je me méprise et me hais à l’égal d’autrui. J’entends répéter toujours et partout que la littérature, les arts, les sciences, en dernier ressort, travaillent au bien-être de l’humanité; et cela suffirait à me les faire vomir. Mais rien ne me retient de retourner la proposition, et dès lors je respire. Oui, ce qu’il me plaît d’imaginer, c’est tout au contraire l’humanité servile travaillant à quelque monument cruel; un Bernard Palissy (nous a-t-on assez rasé avec celui-là!) brûlant femme et enfants, et lui-même, pour obtenir le vernis d’un beau plat. J’aime à retourner les problèmes; que voulez-vous, j’ai l’esprit ainsi fait qu’ils y tiennent en meilleur équilibre, la tête en bas. Et si je ne puis supporter la pensée d’un Christ se sacrifiant pour le salut ingrat de tous ces gens affreux que je coudoie, je trouve quelque satisfaction, et même une sorte de sérénité, à imaginer cette tourbe pourrissant pour produire un Christ… encore que je préférerais autre chose, car tout l’enseignement de Celui-ci n’a servi qu’à enfoncer l’humanité un peu plus avant dans le gâchis. Le malheur vient de l’égoïsme des forces. Une férocité dévouée, voilà qui produirait de grandes choses. En protégeant les malheureux, les faibles, les rachitiques, les blessés, nous faisons fausse route; et c’est pourquoi je hais la religion qui nous l’enseigne. La grande paix que les philanthropes eux-mêmes prétendent puiser dans la contemplation de la nature, faune et flore, vient de ce qu’à l’état sauvage, seuls les êtres robustes prospèrent; tout le reste, déchet, sert d’engrais. Mais on ne sait pas voir cela; on ne veut pas le reconnaître.
– Si fait; si fait; je le reconnais volontiers. Continuez.
– Et dites si ce n’est pas honteux, misérable… que l’homme ait tant fait pour obtenir des races superbes de chevaux, de bétail, de volailles, de céréales, de fleurs, et que lui-même, pour lui-même, en soit encore à chercher dans la médecine un soulagement à ses misères, dans la charité un palliatif, dans la religion une consolation, et dans les ivresses l’oubli. C’est l’amélioration de la race, à laquelle il faut travailler. Mais toute sélection implique la suppression des malvenus, et c’est à quoi notre chrétienne de société ne saurait se résoudre. Elle ne sait même pas prendre sur elle de châtrer les dégénérés; et ce sont les plus prolifiques. Ce qu’il faudrait, ce ne sont pas des hôpitaux, c’est des haras.
– Parbleu, vous me plaisez ainsi, Strouvilhou.
– Je crains que vous ne vous soyez mépris sur moi jusqu’à présent, Monsieur le comte. Vous m’avez pris pour un sceptique et je suis un idéaliste, un mystique. Le scepticisme n’a jamais donné rien de bon. On sait de reste où il mène… à la tolérance! Je tiens les sceptiques pour des gens sans idéal, sans imagination; pour des sots… Et je n’ignore pas tout ce que supprimerait de délicatesses et de subtilités sentimentales, la production de cette humanité robuste; mais personne ne serait plus là pour les regretter, ces délicatesses, puisque avec elles on aurait supprimé les délicats. Ne vous y trompez pas, j’ai ce qu’on appelle: de la culture, et sais bien que mon idéal, certains Grecs l’avaient entrevu; du moins j’ai plaisir à me l’imaginer, et à me souvenir que Coré, fille de Cérès, descendit aux Enfers pleine de pitié pour les ombres; mais que, devenue reine, épouse de Pluton, elle n’est plus nommée par Homère que “l’implacable Proserpine”. Voir Odyssée, chant sixième. “Implacable”; c’est ce que se doit d’être un homme qui se prétend vertueux.
– Heureux de vous voir revenir à la littérature… si tant est que nous l’ayons jamais quittée. Je vous demande donc, vertueux Strouvilhou, si vous accepteriez de devenir un implacable directeur de revue?
– À vrai dire, mon cher comte, je dois vous avouer que, de toutes les nauséabondes émanations humaines, la littérature est une de celles qui me dégoûtent le plus. Je n’y vois que complaisances et flatteries. Et j’en viens à douter qu’elle puisse devenir autre chose, du moins tant qu’elle n’aura pas balayé le passé. Nous vivons sur des sentiments admis et que le lecteur s’imagine éprouver, parce qu’il croit tout ce qu’on imprime; l’auteur spécule là-dessus comme sur des conventions qu’il croit les bases de son art. Ces sentiments sonnent faux comme des jetons, mais ils ont cours. Et, comme l’on sait que “la mauvaise monnaie chasse la bonne”, celui qui offrirait au public de vraies pièces semblerait nous payer de mots. Dans un monde où chacun triche, c’est l’homme vrai qui fait figure de charlatan. Je vous en avertis si je dirige une revue, ce sera pour y crever des outres, pour y démonétiser tous les beaux sentiments, et ces billets à ordre: les mots.
– Parbleu, j’aimerais savoir comment vous vous y prendrez.
– Laissez faire et vous verrez bien. J’ai souvent réfléchi à cela.
– Vous ne serez compris par personne, et personne ne vous suivra.
– Allez donc! Les jeunes gens les plus dégourdis sont prévenus de reste aujourd’hui contre l’inflation poétique. Ils savent ce qui se cache de vent derrière les rythmes savants et les sonores rengaines lyriques. Qu’on propose de démolir, et l’on trouvera toujours des bras. Voulez-vous que nous fondions une école qui n’aura d’autre but que de tout jeter bas?… Ça vous fait peur?
– Non… si l’on ne piétine pas mon jardin.
– On a de quoi s’occuper ailleurs… en attendant. L’heure est propice. J’en connais qui n’attendent qu’un signe de ralliement; des tout jeunes… Oui, cela vous plaît, je sais; mais je vous avertis qu’ils ne s’en laisseront pas conter… Je me suis souvent demandé par quel prodige la peinture était en avance, et comment il se faisait que la littérature se soit ainsi laissé distancer? Dans quel discrédit, aujourd’hui, tombe ce que l’on avait coutume de considérer, en peinture, comme “le motif”! Un beau sujet! cela fait rire. Les peintres n’osent même plus risquer un portrait, qu’à condition d’éluder toute ressemblance. Si nous menons à bien notre affaire, et vous pouvez compter sur moi pour cela je ne demande pas deux ans pour qu’un poète de demain se croie déshonoré si l’on comprend ce qu’il veut dire. Oui, Monsieur le comte; voulez-vous parier? Seront considérés comme antipoétiques, tout sens, toute signification. Je propose d’œuvrer à la faveur de l’illogisme. Quel beau titre, pour une revue: Les Nettoyeurs! »
Passavant avait écouté sans broncher.
« Parmi vos acolytes, reprit-il après un silence, est-ce que vous comptez votre jeune neveu?
– Le petit Léon, c’est un pur; et qui la connaît dans les coins. Vraiment il y a plaisir à l’instruire. Avant l’été, il avait trouvé rigolo de passer par-dessus les forts en thème de sa classe et de décrocher tous les prix. Depuis la rentrée, il ne fout plus rien; je ne sais pas ce qu’il mijote; mais je lui fais confiance et ne veux surtout pas l’embêter.
– Vous me l’amèneriez?
– Monsieur le comte plaisante, je crois… Alors, cette revue?
– Nous en reparlerons. J’ai besoin de laisser mûrir en moi vos projets. En attendant, vous devriez bien me procurer un secrétaire; celui que j’avais, a cessé de me satisfaire.
– Je vous enverrai dès demain le petit Cob-Lafleur, que je dois voir tantôt, et qui fera sans doute votre affaire.
– Du genre “nettoyeur”?
– Un peu.
– Ex uno…
– Non; ne les jugez pas tous d’après lui. Celui-là c’est un modéré. Très choisi pour vous.
Strouvilhou se leva.
– À propos, reprit Passavant, je ne vous avais pas, je crois, donné mon livre. Je regrette de n’en avoir plus d’exemplaire de la première édition…
– Comme je n’ai pas l’intention de le revendre, cela n’a aucune importance.
– Simplement, le tirage est meilleur.
– Oh! comme je n’ai pas non plus l’intention de le lire… Au revoir. Et si le cœur vous en dit: à votre service. J’ai l’honneur de vous saluer. »
XII
JOURNAL D’ÉDOUARD
« Rapporté à Olivier ses affaires. Sitôt de retour de chez Passavant, travail. Exaltation calme et lucide. Joie inconnue jusqu’à ce jour. Écrit trente pages des Faux-Monnayeurs, sans hésitation, sans ratures. Comme un paysage nocturne à la lueur soudaine d’un éclair, tout le drame surgit de l’ombre, très différent de ce que je m’efforçais en vain d’inventer. Les livres que j’ai écrits jusqu’à présent me paraissent comparables à ces bassins des jardins publics, d’un contour précis, parfait peut-être, mais où l’eau captive est sans vie. À présent, je la veux laisser couler selon sa pente, tantôt rapide et tantôt lente, en des lacis que je me refuse à prévoir.
« X… soutient que le bon romancier doit, avant de commencer son livre, savoir comment ce livre finira. Pour moi, qui laisse aller le mien à l’aventure, je considère que la vie ne nous propose jamais rien qui, tout autant qu’un aboutissement ne puisse être considéré comme un nouveau point de départ. “Pourrait être continué…” c’est sur ces mots que je voudrais terminer mes Faux-Monnayeurs.
« Visite de Douviers. C’est évidemment un très brave garçon.
« Comme j’exagérais ma sympathie j’ai dû essuyer des effusions assez gênantes. Tout en lui parlant, je me redisais ces mots de La Rochefoucauld: “Je suis peu sensible à la pitié; et voudrais ne l’y être point du tout… Je tiens qu’il faut se contenter d’en témoigner et se garder soigneusement d’en avoir.” Pourtant ma sympathie était réelle, indéniable, et j’étais ému jusqu’aux larmes. À vrai dire, mes larmes m’ont paru le consoler encore mieux que mes paroles. Je crois même qu’il a renoncé à sa tristesse aussitôt qu’il m’a vu pleurer.
« J’étais fermement résolu à ne point lui livrer le nom du séducteur; mais, à ma surprise, il ne me l’a pas demandé. Je crois que sa jalousie retombe dès qu’il ne se sent plus contemplé par Laura. En tout cas, sa démarche près de moi venait d’en fatiguer un peu l’énergie.
« Quelque illogisme dans son cas; il s’indigne que l’autre ait abandonné Laura. J’ai fait valoir que, sans cet abandon, Laura ne lui serait pas revenue. Il se promet d’aimer l’enfant comme il aimerait le sien propre. Les joies de la paternité, qui sait si, sans le séducteur, il aurait pu jamais les connaître? C’est ce que je me suis gardé de lui faire observer, car, au souvenir de ses insuffisances, sa jalousie s’exaspère. Mais dès lors elle ressortit à l’amour-propre et cesse de m’intéresser.
« Qu’un Othello soit jaloux, cela se comprend; l’image du plaisir pris par sa femme avec autrui l’obsède. Mais un Douviers, pour devenir jaloux doit se figurer qu’il doit l’être.
« Et sans doute entretient-il en lui cette passion par un secret besoin de corser son personnage un peu mince. Le bonheur lui serait naturel; mais il a besoin de s’admirer et c’est l’obtenu, non le naturel, qu’il estime. Je me suis donc évertué à lui peindre le simple bonheur plus méritoire que le tourment, et très difficile à atteindre. Ne l’ai laissé partir que rasséréné.
« Inconséquence des caractères. Les personnages qui, d’un bout à l’autre du roman ou du drame, agissent exactement comme on aurait pu le prévoir… On propose à notre admiration cette constance, à quoi je reconnais au contraire qu’ils sont artificiels et construits.
« Et je ne prétends pas que l’inconséquence soit l’indice certain du naturel, car l’on rencontre, et particulièrement parmi les femmes, bien des inconséquences affectées; d’autre part, je peux admirer, chez quelques rares, ce qu’on appelle “l’esprit de suite”; mais, le plus souvent, cette conséquence de l’être n’est obtenue que par un cramponnement vaniteux et qu’aux dépens du naturel. L’individu, plus il est de fonds généreux et plus ses possibilités foisonnent, plus il reste dispos à changer, moins volontiers il laisse son passé décider de son avenir. Le justum et tenacem propositi virum que l’on nous propose en modèle, n’offre le plus souvent qu’un sol rocheux et réfractaire à la culture.
« J’en ai connu, d’une autre sorte encore, qui se forgent assidûment une consciente originalité, et dont le principal souci consiste, après avoir fait choix de quelques us, à ne s’en jamais départir; qui demeurent sur le qui-vive et ne se permettent pas d’abandon. (Je songe à X…, qui refusait son verre au montrachet 1904 que je lui offrais: “Je n’aime que le bordeaux”, disait-il. Dès que je l’eus fait passer pour du bordeaux, le montrachet lui parut délectable.)
« Lorsque j’étais plus jeune, je prenais des résolutions, que je m’imaginais vertueuses. Je m’inquiétais moins d’être qui j’étais, que de devenir qui je prétendais être. À présent, peu s’en faut que je ne voie dans l’irrésolution le secret de ne pas vieillir.
« Olivier m’a demandé à quoi je travaillais. Je me suis laissé entraîner à lui parler de mon livre, et même à lui lire, tant il semblait intéressé, les pages que je venais d’écrire. Je redoutais son jugement, connaissant l’intransigeance de la jeunesse et la difficulté qu’elle éprouve à admettre un autre point de vue que le sien. Mais les quelques remarques qu’il a craintivement hasardées m’ont paru des plus judicieuses, au point que j’en ai tout aussitôt profité.
« C’est par lui, c’est à travers lui que je sens et que je respire.
« Il garde de l’inquiétude au sujet de cette revue qu’il devait diriger, et particulièrement de ce conte qu’il désavoue, écrit sur la demande de Passavant. Les nouvelles dispositions prises par celui-ci entraîneront, lui ai-je dit, un remaniement du sommaire; il pourra se ressaisir de son manuscrit.
« Reçu la visite, bien inattendue, de Monsieur le juge d’instruction Profitendieu. Il s’épongeait le front et respirait fortement, non tant essoufflé d’avoir monté mes six étages, que gêné, m’a-t-il paru. Il gardait son chapeau à la main et ne s’est assis que sur mon invite. C’est un homme de bel aspect, bien découplé et d’une indéniable prestance.
« “Vous êtes, je crois, le beau-frère du président Molinier, m’a-t-il dit. C’est au sujet de son fils Georges que je me suis permis de venir vous trouver. Vous voudrez bien, sans doute, excuser une démarche qui peut d’abord vous paraître indiscrète, mais que l’affection et l’estime que je porte à mon collègue vont suffire à vous expliquer, je l’espère.”
« Il prit un temps. Je me levai et fis retomber une portière, par crainte que ma femme de ménage, qui est très indiscrète et que je savais dans la pièce voisine, pût entendre. Profitendieu m’approuva d’un sourire.
« “En tant que juge d’instruction, reprit-il, j’ai à m’occuper d’une affaire qui m’embarrasse extrêmement. Votre jeune neveu s’était déjà commis précédemment dans une aventure… – que ceci reste entre nous, n’est-ce pas – une aventure assez scandaleuse, où je veux croire, étant donné son très jeune âge, que sa bonne foi, son innocence, aient été surprises; mais qu’il m’a fallu déjà, je l’avoue, quelque habileté pour… circonscrire, sans nuire aux intérêts de la justice. Devant une récidive… d’une toute autre nature, je m’empresse de l’ajouter… je ne puis répondre que le jeune Georges s’en tire à aussi bon compte. Je doute même s’il est dans l’intérêt de l’enfant de chercher à l’en tirer, malgré tout le désir amical que j’aurais d’épargner ce scandale à votre beau-frère. J’essaierai pourtant; mais j’ai des agents, vous comprenez, qui font du zèle, et que je ne peux pas toujours retenir. Ou, si vous préférez, je le peux encore; mais demain je ne le pourrai plus. Voici pourquoi j’ai pensé que vous devriez parler à votre neveu, lui dire à quoi il s’expose…
« La visite de Profitendieu, pourquoi ne pas l’avouer, m’avait d’abord terriblement inquiété; mais depuis que j’avais compris qu’il ne venait ni en ennemi, ni en juge, je me sentais plutôt amusé. Je le devins bien davantage lorsqu’il reprit:
« “Depuis quelque temps, des pièces de fausse monnaie circulent. J’en suis averti. Je n’ai pas encore réussi à découvrir leur provenance. Mais je sais que le jeune Georges – tout naïvement, je veux le croire – est un de ceux qui s’en servent et les mettent en circulation. Ils sont quelques-uns, de l’âge de votre neveu, qui se prêtent à ce honteux trafic. Je ne mets pas en doute qu’on n’abuse de leur innocence et que ces enfants sans discernement ne jouent le rôle de dupes entre les mains de quelques coupables aînés. Nous aurions déjà pu nous saisir des délinquants mineurs et, sans peine, leur faire avouer la provenance de ces pièces; mais je sais trop que, passé un certain point, une affaire nous échappe, pour ainsi dire… c’est-à-dire qu’une instruction ne peut pas revenir en arrière et que nous nous trouvons forcés de savoir ce que nous préférerions parfois ignorer. En l’espèce, je prétends parvenir à découvrir les vrais coupables sans recourir aux témoignages de ces mineurs. J’ai donc donné ordre qu’on ne les inquiétât point. Mais cet ordre n’est que provisoire. Je voudrais que votre neveu ne me forçât pas à le lever. Il serait bon qu’il sût qu’on a l’œil ouvert. Vous ne feriez même pas mal de l’effrayer un peu; il est sur une mauvaise pente…”
« Je protestai que je ferais de mon mieux pour l’avertir, mais Profitendieu semblait ne pas m’entendre. Son regard se perdit. Il répéta deux fois: “Sur ce que l’on appelle une mauvaise pente”, puis se tut.
« Je ne sais combien de temps dura son silence.
Sans qu’il formulât sa pensée, il me semblait la voir se dérouler en lui, et déjà j’entendais, avant qu’il ne les dît, ses paroles:
« “Je suis père moi-même, Monsieur…”
« Et tout ce qu’il avait dit d’abord disparut; il n’y eut plus entre nous que Bernard. Le reste n’était que prétexte; c’était pour me parler de lui qu’il venait.
« Si l’effusion me gêne, si l’exagération des sentiments m’importune, rien par contre n’était plus propre à me toucher que cette émotion contenue. Il la refoulait de son mieux, mais avec un si grand effort que ses lèvres et ses mains tremblèrent. Il ne put continuer. Soudain il cacha dans ses mains son visage, et le haut de son corps fut tout secoué de sanglots.
« “Vous voyez, balbutiait-il, vous voyez, Monsieur, qu’un enfant peut nous rendre bien misérables.”
« Qu’était-il besoin de biaiser? Extrêmement ému moi-même:
« “Si Bernard vous voyait, m’écriai-je, son cœur fondrait; je m’en porte garant.”
« Je ne laissais pourtant pas que d’être fort embarrassé. Bernard ne m’avait presque jamais parlé de son père. J’avais accepté qu’il eût quitté sa famille, prompt que je suis à tenir semblable désertion pour naturelle, et dispos à n’y voir que le plus grand profit pour l’enfant. Il s’y joignit, dans le cas de Bernard, l’appoint de sa bâtardise… Mais voici que se révélaient chez son faux père, des sentiments d’autant plus forts sans doute, qu’ils échappaient à la commande et d’autant plus sincères qu’ils n’étaient en rien obligés. Et, devant cet amour, ce chagrin, force était de me demander si Bernard avait eu raison de partir. Je ne me sentais plus le cœur de l’approuver.
« “Usez de moi si vous pensez que je puisse vous être utile, lui dis-je, si vous pensez que je doive lui parler. Il a bon cœur.
« – Je sais. Je sais… Oui, vous pouvez beaucoup. Je sais qu’il était avec vous cet été. Ma police est assez bien faite… Je sais également qu’il se présente aujourd’hui même à son oral. J’ai choisi le moment où je savais qu’il devait être à la Sorbonne pour venir vous voir. Je craignais de le rencontrer.”
« Depuis quelques instants, mon émotion fléchissait, car je venais de m’apercevoir que le verbe “savoir” figurait dans presque toutes ses phrases. Je devins aussitôt moins soucieux de ce qu’il me disait que d’observer ce pli qui pouvait être professionnel.
« Il me dit “savoir” également que Bernard avait très brillamment passé son écrit. La complaisance d’un examinateur, qui se trouve être de ses amis, l’avait mis à même de prendre connaissance de la composition française de son fils, qui, paraît-il, était des plus remarquables. Il parlait de Bernard avec une sorte d’admiration contenue qui me faisait douter si peut-être, après tout, il ne se croyait pas son vrai père.
« “Seigneur! ajoutait-il, n’allez surtout pas lui raconter cela! Il est de naturel si fier, si ombrageux!… S’il se doutait que, depuis son départ, je n’ai pas cessé de penser à lui, de le suivre… Mais tout de même, ce que vous pouvez lui dire, c’est que vous m’avez vu. (Il respirait péniblement entre chaque phrase.) – Ce que vous seul pouvez lui dire, c’est que je ne lui en veux pas, (puis d’une voix qui faiblissait:) que je n’ai jamais cessé de l’aimer… comme un fils. Oui, je sais bien que vous savez… Ce que vous pouvez lui dire aussi… (et, sans me regarder, avec difficulté, dans un état de confusion extrême:) c’est que sa mère m’a quitté… oui, définitivement, cet été; et que, si lui, voulait revenir, je…”
« Il ne put achever.
« Un gros homme robuste, positif, établi dans la vie, solidement assis dans sa carrière, qui soudain, renonçant à tout décorum, s’ouvre, se répand devant un étranger, donne à celui-ci que j’étais un spectacle bien extraordinaire. J’ai pu constater une fois de plus à cette occasion que je suis plus aisément ému par les effusions d’un inconnu que par celles d’un familier. Chercherai à m’expliquer là-dessus un autre jour.
« Profitendieu ne me cacha pas les préventions qu’il nourrissait d’abord à mon égard, s’étant mal expliqué, s’expliquant mal encore, que Bernard ait déserté son foyer pour me rejoindre. C’était ce qui l’avait retenu d’abord de chercher à me voir. Je n’osai point lui raconter l’histoire de ma valise et ne parlai que de l’amitié de son fils pour Olivier, à la faveur de laquelle, lui dis-je, nous nous étions vite liés.
« “Ces jeunes gens, reprenait Profitendieu, s’élancent dans la vie sans savoir à quoi ils s’exposent. L’ignorance des dangers fait leur force, sans doute. Mais nous qui savons, nous les pères, nous tremblons pour eux. Notre sollicitude les irrite, et le mieux est de ne pas trop la leur laisser voir. Je sais qu’elle s’exerce bien importunément et maladroitement quelquefois. Plutôt que répéter sans cesse à l’enfant que le feu brûle, consentons à le laisser un peu se brûler. L’expérience instruit plus sûrement que le conseil. J’ai toujours accordé le plus de liberté possible à Bernard. Jusqu’à l’amener à croire, hélas! que je ne me souciais pas beaucoup de lui. Je crains qu’il ne s’y soit mépris; de là sa fuite. Même alors, j’ai cru bon de le laisser faire; tout en veillant sur lui de loin, sans qu’il s’en doute. Dieu merci, je disposais de moyens pour cela. (Évidemment Profitendieu reportait là-dessus son orgueil, et se montrait particulièrement fier de l’organisation de sa police; c’est la troisième fois qu’il m’en parlait.) J’ai cru qu’il fallait me garder de diminuer aux yeux de cet enfant les risques de son initiative. Vous avouerai-je que cet acte d’insoumission, malgré la peine qu’il m’a causée, n’a fait que m’attacher à lui davantage? J’ai su y voir une preuve de courage, de valeur…”
« À présent, qu’il se sentait en confiance, l’excellent homme ne tarissait plus. Je tâchai de ramener la conversation vers ce qui m’intéressait davantage et, coupant court, lui demandai s’il avait vu ces fausses pièces dont il m’avait parlé d’abord. J’étais curieux de savoir si elles étaient semblables à la piécette de cristal que Bernard nous avait montrée. Je ne lui eus pas plus tôt parlé de celle-ci que Profitendieu changea de visage; ses paupières se fermèrent à demi, tandis qu’au fond de ses yeux s’allumait une flamme bizarre; sur ses tempes, la patte d’oie se marqua; ses lèvres se pincèrent; l’attention tira vers en haut tous ses traits. De tout ce qu’il m’avait dit d’abord, il ne fut plus question. Le juge envahissait le père, et rien plus n’existait pour lui que le métier. Il me pressa de questions, prit des notes et parla d’envoyer un agent à Saas-Fée, pour relever les noms des voyageurs sur les registres des hôtels.
« “Encore que, vraisemblablement, ajouta-t-il, cette fausse pièce ait été remise à votre épicier par un aventurier de passage et dans un lieu qu’il n’aura fait que traverser.”
« À quoi je répliquai que Saas-Fée se trouvait au fond d’une impasse et qu’on ne pouvait facilement y aller et en revenir dans une même journée. Il se montra particulièrement satisfait de ce dernier renseignement et me quitta là-dessus, après m’avoir chaudement remercié, l’air absorbé, ravi, et sans plus du tout reparler ni de Georges ni de Bernard. »
XIII
Bernard devait éprouver ce matin-là que, pour une nature généreuse autant que la sienne, il n’y a pas de plus grande joie que de réjouir un autre être. Cette joie lui était refusée. Il venait d’être reçu à son examen avec mention, et, ne trouvant personne près de lui à qui annoncer cette heureuse nouvelle, celle-ci lui pesait. Bernard savait bien que celui qui s’en serait montré le plus satisfait, c’était son père. Même il hésita un instant s’il n’irait pas aussitôt le lui apprendre; mais l’orgueil le retint. Édouard? Olivier? C’était vraiment donner trop d’importance à un diplôme. Il était bachelier. La belle avance! C’est à présent que la difficulté commençait.
Dans la cour de la Sorbonne, il vit un de ses camarades, reçu comme lui, qui s’écartait des autres et pleurait. Ce camarade était en deuil. Bernard savait qu’il venait de perdre sa mère. Un grand élan de sympathie le poussait vers l’orphelin; il s’approcha; puis, par absurde pudeur, passa outre. L’autre, qui le vit approcher, puis passer, eut honte de ses larmes; il estimait Bernard et souffrit de ce qu’il prit pour du mépris.
Bernard entra dans le jardin du Luxembourg. Il s’assit sur un banc, dans cette même partie du jardin où il était venu retrouver Olivier le soir où il cherchait asile. L’air était presque tiède et l’azur lui riait à travers les rameaux déjà dépouillés des grands arbres. On doutait si vraiment on s’acheminait vers l’hiver; des oiseaux roucoulants s’y trompaient. Mais Bernard ne regardait pas le jardin; il voyait devant lui l’océan de la vie s’étendre. On dit qu’il est des routes sur la mer; mais elles ne sont pas tracées, et Bernard ne savait quelle était la sienne.
Il méditait depuis quelques instants, lorsqu’il vit s’approcher de lui, glissant et d’un pied si léger qu’on sentait qu’il eût pu poser sur les flots, un ange. Bernard n’avait jamais vu d’anges, mais il n’hésita pas un instant, et lorsque l’ange lui dit: « Viens », il se leva docilement et le suivit. Il n’était pas plus étonné qu’il ne l’eût été dans un rêve. Il chercha plus tard à se souvenir si l’ange l’avait pris par la main; mais en réalité ils ne se touchèrent point et même gardaient entre eux un peu de distance. Ils retournèrent tous deux dans cette cour où Bernard avait laissé l’orphelin, bien résolus à lui parler; mais la cour à présent était vide.
Bernard s’achemina, l’ange l’accompagnant, vers l’église de la Sorbonne, où l’ange entra d’abord, où Bernard n’était jamais entré. D’autres anges circulaient dans ce lieu; mais Bernard n’avait pas les yeux qu’il fallait pour les voir. Une paix inconnue l’enveloppait. L’ange approcha du maître-autel et Bernard, lorsqu’il le vit s’agenouiller, s’agenouilla de même auprès de lui. Il ne croyait à aucun dieu, de sorte qu’il ne pouvait prier; mais son cœur était envahi d’un amoureux besoin de don, de sacrifice; il s’offrait. Son émotion demeurait si confuse qu’aucun mot ne l’eût exprimée; mais soudain le chant de l’orgue s’éleva.
« Tu t’offrais de même à Laura », dit l’ange; et Bernard sentit sur ses joues ruisseler des larmes. « Viens, suis-moi. »
Bernard, tandis que l’ange l’entraînait, se heurta presque à un de ses anciens camarades qui venait de passer lui aussi son oral. Bernard le tenait pour un cancre et s’étonnait qu’on l’eût reçu. Le cancre n’avait pas remarqué Bernard, qui le vit glisser dans la main du bedeau de l’argent pour payer un cierge. Bernard haussa les épaules et sortit.
Quand il se retrouva dans la rue, il s’aperçut que l’ange l’avait quitté. Il entra dans un bureau de tabac, celui précisément où Georges, huit jours plus tôt, avait risqué sa fausse pièce. Il en avait fait passer bien d’autres depuis. Bernard acheta un paquet de cigarettes et fuma. Pourquoi l’ange était-il parti? Bernard et lui n’avaient-ils donc rien à se dire?… Midi sonna. Bernard avait faim. Rentrerait-il à la pension? Irait-il rejoindre Olivier, partager avec lui le déjeuner d’Édouard?… Il s’assura d’avoir assez d’argent en poche et entra dans un restaurant. Comme il achevait de manger, une voix douce murmura:
« Le temps est venu de faire tes comptes. »
Bernard tourna la tête. L’ange était de nouveau près de lui.
« Il va falloir se décider, disait-il. Tu n’as vécu qu’à l’aventure. Laisseras-tu disposer de toi le hasard? Tu veux servir à quelque chose. Il importe de savoir à quoi.
« Enseigne-moi; guide-moi », dit Bernard.
L’ange mena Bernard dans une salle emplie de monde. Au fond de la salle était une estrade, et sur cette estrade une table, un homme encore jeune parlait.
« C’est une bien grande folie, disait-il, que de prétendre rien découvrir. Nous n’avons rien que nous n’ayons reçu. Chacun de nous se doit de comprendre, encore jeune, que nous dépendons d’un passé et que ce passé nous oblige. Par lui, tout notre avenir est tracé. »
Quand il eut achevé de développer ce thème, un autre orateur prit sa place et commença par l’approuver, puis s’éleva contre le présomptueux qui prétend vivre sans doctrine, ou se guider lui-même et d’après ses propres clartés.
« Une doctrine nous est léguée, disait-il. Elle a déjà traversé bien des siècles. C’est la meilleure assurément et c’est la seule; chacun de nous se doit de le prouver. C’est celle que nous ont transmise nos maîtres. C’est celle de notre pays, qui, chaque fois qu’il la renie doit payer chèrement son erreur. L’on ne peut être bon Français sans la connaître, ni réussir rien de bon sans s’y ranger. »
À ce second orateur, un troisième succéda, qui remercia les deux autres d’avoir si bien tracé ce qu’il appela la théorie de leur programme; puis établit que ce programme ne comportait rien de moins que la régénération de la France, grâce à l’effort de chacun des membres de leur parti. Lui se disait homme d’action; il affirmait que toute théorie trouve dans la pratique sa fin et sa preuve, et que tout bon Français se devait d’être combattant.
« Mais hélas, ajoutait-il, que de forces isolées, perdues! Quelle ne serait pas la grandeur de notre pays, le rayonnement des œuvres, la mise en valeur de chacun, si ces forces étaient ordonnées, si ces œuvres célébraient la règle, si chacun s’enrégimentait! »
Et tandis qu’il continuait, des jeunes gens commencèrent à circuler dans l’assistance, distribuant des bulletins d’adhésion sur lesquels il ne restait qu’à apposer sa signature.
« Tu voulais t’offrir, dit alors l’ange. Qu’attends-tu? »
Bernard prit une de ces feuilles qu’on lui tendait, dont le texte commençait par ces mots: « Je m’engage solennellement à… » Il lut, puis regarda l’ange et vit que celui-ci souriait; puis il regarda l’assemblée, et reconnut parmi les jeunes gens le nouveau bachelier de tantôt qui, dans l’église de la Sorbonne, brûlait un cierge en reconnaissance de son succès; et soudain, un peu plus loin, il aperçut son frère aîné, qu’il n’avait pas revu depuis qu’il avait quitté la maison paternelle. Bernard ne l’aimait pas et jalousait un peu la considération que semblait lui accorder leur père. Il froissa nerveusement le bulletin.
« Tu trouves que je devrais signer?
– Oui, certes, si tu doutes de toi, dit l’ange.
– Je ne doute plus », dit Bernard, qui jeta loin de lui le papier.
L’orateur cependant continuait. Quand Bernard recommença de l’écouter, l’autre enseignait un moyen certain de ne jamais se tromper, qui était de renoncer à jamais juger par soi-même, mais bien de s’en remettre toujours aux jugements de ses supérieurs.
« Ces supérieurs, qui sont-ils? demanda Bernard; et soudain une grande indignation s’empara de lui.
– Si tu montais sur l’estrade, dit-il à l’ange, et si tu t’empoignais avec lui, tu le terrasserais sans doute… »
Mais l’ange, en souriant:
« C’est contre toi que je lutterai. Ce soir, veux-tu?…
– Oui », dit Bernard.
Ils sortirent. Ils gagnèrent les grands boulevards. La foule qui s’y pressait paraissait uniquement composée de gens riches; chacun paraissait sûr de soi, indifférent aux autres, mais soucieux.
« Est-ce l’image du bonheur? » demanda Bernard, qui sentit son cœur plein de larmes.
Puis l’ange mena Bernard dans de pauvres quartiers dont Bernard ne soupçonnait pas auparavant la misère. Le soir tombait. Ils errèrent longtemps entre de hautes maisons sordides qu’habitaient la maladie, la prostitution, la honte, le crime et la faim. C’est alors seulement que Bernard prit la main de l’ange, et l’ange se détournait de lui pour pleurer.
Bernard ne dîna pas ce soir-là; et quand il rentra à la pension, il ne chercha pas à rejoindre Sarah ainsi qu’il avait fait les autres soirs, mais monta tout droit à cette chambre qu’il occupait avec Boris.
Boris était déjà couché, mais ne dormait pas encore. Il relisait, à la clarté d’une bougie, la lettre qu’il avait reçue de Bronja le matin même de ce jour.
« Je crains, lui disait son amie, de ne jamais plus te revoir. J’ai pris froid à mon retour en Pologne. Je tousse; et bien que le médecin me le cache, je sens que je ne peux plus vivre longtemps. »
En entendant approcher Bernard, Boris cacha la lettre sous son oreiller et souffla précipitamment sa bougie.
Bernard s’avança dans le noir. L’ange était entré dans la chambre avec lui mais, bien que la nuit ne fût pas très obscure, Boris ne voyait que Bernard.
« Dors-tu? » demanda Bernard à voix basse. Et comme Boris ne répondait pas, Bernard en conclut qu’il dormait.
« Alors, maintenant, à nous deux », dit Bernard à l’ange.
Et toute cette nuit, jusqu’au matin, ils luttèrent. Boris voyait confusément Bernard s’agiter. Il crut que c’était sa façon de prier et prit garde de ne point l’interrompre. Pourtant il aurait voulu lui parler, car il sentait une grande détresse. S’étant levé, il s’agenouilla au pied de son lit. Il aurait voulu prier, mais ne pouvait que sangloter:
« Ô Bronja, toi qui vois les anges, toi qui devais m’ouvrir les yeux, tu me quittes! Sans toi, Bronja, que deviendrai-je? Qu’est-ce que je vais devenir? »
Bernard et l’ange étaient trop occupés pour l’entendre. Tous deux luttèrent jusqu’à l’aube. L’ange se retira sans qu’aucun des deux fût vainqueur.
Lorsque, plus tard, Bernard sortit à son tour de la chambre, il croisa Rachel dans le couloir.
« J’ai à vous parler », lui dit-elle. Sa voix était si triste que Bernard comprit aussitôt tout ce qu’elle avait à lui dire. Il ne répondit rien, courba la tête et, par grande pitié pour Rachel, soudain prit Sarah en haine et le plaisir qu’il goûtait avec elle en horreur.
XIV
Vers six heures, Bernard s’amena chez Édouard, avec un sac à main qui suffisait à contenir le peu de vêtements, de linge et de livres qu’il possédait. Il avait pris congé d’Azaïs et de madame Vedel, mais n’avait pas cherché à revoir Sarah.
Bernard était grave. Sa lutte avec l’ange l’avait mûri. Il ne ressemblait déjà plus à l’insouciant voleur de valise qui croyait qu’en ce monde il suffit d’oser. Il commençait à comprendre que le bonheur d’autrui fait souvent les frais de l’audace.
« Je viens chercher asile près de vous, dit-il à Édouard. De nouveau me voici sans gîte.
– Pourquoi quittez-vous les Vedel?
– De secrètes raisons… permettez-moi de ne pas vous les dire. »
Édouard avait observé Bernard et Sarah, le soir du banquet, assez pour comprendre à peu près ce silence.
« Suffit, dit-il en souriant. Le divan de mon atelier est à votre disposition pour la nuit. Mais il me faut vous dire d’abord que votre père est venu hier me parler. » Et il lui rapporta cette partie de leur conversation qu’il jugeait propre à le toucher. « Ce n’est pas chez moi que vous devriez coucher ce soir, mais chez lui. Il vous attend. »
Bernard cependant se taisait.
« Je vais y réfléchir, dit-il enfin. Permettez, en attendant, que je laisse ici mes affaires. Puis-je voir Olivier?
– Le temps est si beau que je l’ai engagé à prendre l’air. Je voulais l’accompagner, car il est encore très faible; mais il a préféré sortir seul. Du reste, il est parti depuis une heure et ne tardera pas à rentrer. Attendez-le… Mais, j’y pense… et votre examen?
– Je suis reçu; cela n’a pas d’importance. Ce qui m’importe, c’est ce que je vais faire à présent. Savez-vous ce qui me retient surtout de retourner chez mon père? C’est que je ne veux pas de son argent. Vous me trouvez sans doute absurde de faire fi de cette chance; mais c’est une promesse que je me suis faite à moi-même, de m’en passer. Il m’importe de me prouver que je suis un homme de parole, quelqu’un sur qui je peux compter.
– Je vois surtout là de l’orgueil.
– Appelez cela du nom qu’il vous plaira: orgueil, présomption, suffisance… Le sentiment qui m’anime, vous ne le discréditerez pas à mes yeux. Mais, à présent, voici ce que je voudrais savoir: pour se diriger dans la vie, est-il nécessaire de fixer les yeux sur un but?
– Expliquez-vous.
– J’ai débattu cela toute la nuit. À quoi faire servir cette force que je sens en moi? Comment tirer le meilleur parti de moi-même? Est-ce en me dirigeant vers un but? Mais ce but, comment le choisir? Comment le connaître, aussi longtemps qu’il n’est pas atteint?
– Vivre sans but, c’est laisser disposer de soi l’aventure.
– Je crains que vous ne me compreniez pas bien. Quand Colomb découvrit l’Amérique, savait-il vers quoi il voguait? Son but était d’aller devant, tout droit. Son but, c’était lui, et qui le projetait devant lui-même…
– J’ai souvent pensé, interrompit Édouard, qu’en art, et en littérature en particulier, ceux-là seuls comptent qui se lancent vers l’inconnu. On ne découvre pas de terre nouvelle sans consentir à perdre de vue, d’abord et longtemps, tout rivage. Mais nos écrivains craignent le large; ce ne sont que des côtoyeurs.
– Hier, en sortant de mon examen, continua Bernard sans l’entendre, je suis entré, je ne sais quel démon me poussant, dans une salle où se tenait une réunion publique. Il y était question d’honneur national, de dévouement à la patrie, d’un tas de choses qui me faisaient battre le cœur. Il s’en est fallu de bien peu que je ne signe certain papier, où je m’engageais, sur l’honneur, à consacrer mon activité au service d’une cause qui certainement m’apparaissait belle et noble.
– Je suis heureux que vous n’ayez pas signé. Mais, ce qui vous a retenu?
– Sans doute quelque secret instinct… Bernard réfléchit quelques instants, puis ajouta en riant: – Je crois que c’est surtout la tête des adhérents; à commencer par celle de mon frère aîné, que j’ai reconnu dans l’assemblée. Il m’a paru que tous ces jeunes gens étaient animés par les meilleurs sentiments du monde et qu’ils faisaient fort bien d’abdiquer leur initiative car elle ne les eût pas menés loin, leur jugeotte car elle était insuffisante, et leur indépendance d’esprit car elle eût été vite aux abois. Je me suis dit également qu’il était bon pour le pays qu’on pût compter parmi les citoyens un grand nombre de ces bonnes volontés ancillaires; mais que ma volonté à moi ne serait jamais de celles-là. C’est alors que je me suis demandé comment établir une règle, puisque je n’acceptais pas de vivre sans règle, et que cette règle je ne l’acceptais pas d’autrui.
– La réponse me paraît simple: c’est de trouver cette règle en soi-même; d’avoir pour but le développement de soi.
– Oui… c’est bien là ce que je me suis dit. Mais je n’en ai pas été plus avancé pour cela. Si encore j’étais certain de préférer en moi le meilleur, je lui donnerais le pas sur le reste. Mais je ne parviens pas même à connaître ce que j’ai de meilleur en moi… J’ai débattu toute la nuit, vous dis-je. Vers le matin, j’étais si fatigué que je songeais à devancer l’appel de ma classe; à m’engager.
– Échapper à la question n’est pas la résoudre.
– C’est ce que je me suis dit, et que cette question, pour être ajournée, ne se poserait à moi que plus gravement après mon service. Alors je suis venu vous trouver pour écouter votre conseil.
– Je n’ai pas à vous en donner. Vous ne pouvez trouver ce conseil qu’en vous-même, ni apprendre comment vous devez vivre, qu’en vivant.
– Et si je vis mal, en attendant d’avoir décidé comment vivre?
– Ceci même vous instruira. Il est bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant.
– Plaisantez-vous?… Non; je crois que je vous comprends, et j’accepte cette formule. Mais tout en me développant, comme vous dites, il va me falloir gagner ma vie. Que penseriez-vous d’une reluisante annonce dans les journaux: “Jeune homme de grand avenir, employable à n’importe quoi.”
Édouard se mit à rire.
« Rien de plus difficile à obtenir que n’importe quoi. Mieux vaudrait préciser.
– Je pensais à quelqu’un de ces nombreux petits rouages dans l’organisation d’un grand journal. Oh! j’accepterais un poste subalterne: correcteur d’épreuves, prote… que sais-je? J’ai besoin de si peu! »
Il parlait avec hésitation. En vérité, c’est une place de secrétaire qu’il souhaitait; mais il craignait de le dire à Édouard, à cause de leur déconvenue réciproque. Après tout, ce n’était pas sa faute à lui, Bernard, si cette tentative de secrétariat avait si piteusement échoué.
« Je pourrai peut-être, dit Édouard, vous faire entrer au Grand Journal, dont je connais le directeur. »
Tandis que Bernard et Édouard conversaient ainsi, Sarah avait avec Rachel une explication des plus pénibles. Que les remontrances de Rachel aient été cause du brusque départ de Bernard, c’est ce que Sarah comprenait soudain; et elle s’indignait contre sa sœur qui, disait-elle, empêchait autour d’elle toute joie. Elle n’avait pas le droit d’imposer aux autres une vertu que son exemple suffisait à rendre odieuse.
Rachel, que ces accusations bouleversaient, car elle s’était toujours sacrifiée, protestait, très pâle et les lèvres tremblantes:
« Je ne puis pas te laisser te perdre. »
Mais Sarah sanglotait et criait:
« Je ne peux pas croire à ton ciel. Je ne veux pas être sauvée. »
Elle décida tout aussitôt de repartir pour l’Angleterre, où la recevrait son amie. Car, « après tout, elle était libre et prétendait vivre comme bon lui semblait ». Cette triste querelle laissa Rachel brisée.
XV
Édouard a eu soin d’arriver à la pension avant le retour des élèves. Il n’a pas revu La Pérouse depuis la rentrée et c’est à lui qu’il veut parler d’abord. Le vieux professeur de piano s’acquitte de ses nouvelles fonctions de surveillant comme il peut, c’est-à-dire fort mal. Il s’est d’abord efforcé de se faire aimer, mais il manque d’autorité; les enfants en profitent; ils prennent pour de la faiblesse son indulgence et s’émancipent étrangement. La Pérouse tâchera de sévir, mais trop tard; ses admonestations, ses menaces, ses réprimandes, achèvent d’indisposer contre lui les élèves. S’il grossit la voix, ils ricanent; s’il tape du poing sur le pupitre sonore, ils poussent des cris de feinte terreur; on l’imite; on l’appelle « le père Lapère »; de banc en banc, des caricatures de lui circulent, qui le représentent, lui si débonnaire, féroce, armé d’un pistolet énorme (ce pistolet que Ghéridanisol, Georges et Phiphi ont su découvrir au cours d’une indiscrète perquisition dans sa chambre), faisant un grand massacre d’élèves; ou, prosterné devant ceux-ci, les mains jointes implorant, comme il faisait les premiers jours, « un peu de silence, par pitié ». On dirait, au milieu d’une meute sauvage, un pauvre vieux cerf aux abois. Édouard ignore tout cela.
JOURNAL D’ÉDOUARD
« La Pérouse m’a reçu dans une petite salle du rez-de-chaussée, que je connaissais pour la plus inconfortable de la pension. Pour tous meubles, quatre bancs attenant à quatre pupitres, face à un tableau noir, et une chaise de paille sur laquelle La Pérouse m’a forcé de m’asseoir. Il s’est replié sur un des bancs, tout de biais, après de vains efforts pour introduire sous le pupitre ses jambes trop longues.
« “Non, non. Je suis très bien, je vous assure.”
« Et le ton de sa voix, l’expression de son visage, disaient:
« “Je suis affreusement mal, et j’espère que cela saute aux yeux; mais il me plaît d’être ainsi; et plus je serai mal, moins vous entendrez ma plainte.”
« J’ai tâché de plaisanter, mais n’ai pu l’amener à sourire. Il affectait une manière cérémonieuse et comme gourmée, propre à maintenir entre nous de la distance et à me faire entendre: “C’est à vous que je dois d’être ici.”
« Cependant il se disait très satisfait de tout; au surplus éludait mes questions et s’irritait de mon insistance. Pourtant, comme je lui demandais où était sa chambre:
« “Un peu trop loin de la cuisine, a-t-il proféré soudain; et comme je m’étonnais: – Quelquefois, la nuit, il me prend besoin de manger… quand je ne peux pas dormir.”
« J’étais près de lui; je m’approchai plus encore et posai doucement ma main sur son bras. Il reprit, sur un ton de voix plus naturel:
« “Il faut vous dire que je dors très mal. Quand il m’arrive de m’endormir je ne perds pas le sentiment de mon sommeil. Ce n’est pas vraiment dormir, n’est-ce pas? Celui qui dort vraiment ne sent pas qu’il dort, simplement, à son réveil, il s’aperçoit qu’il a dormi.”
« Puis, avec une insistance tatillonne, penché vers moi:
« “Parfois je suis tenté de croire que je me fais illusion et que, tout de même, je dors vraiment, alors que je ne crois pas dormir. Mais la preuve que je ne dors pas vraiment, c’est que, si je veux rouvrir les yeux, je les ouvre. D’ordinaire je ne le veux pas. Vous comprenez, n’est-ce pas, que je n’ai aucun intérêt à le faire. À quoi bon me prouver à moi-même que je ne dors pas? Je garde toujours l’espoir de m’endormir en me persuadant que je dors déjà…”
« Il se pencha plus encore, et à voix plus basse:
« “Et puis, il y a quelque chose qui me dérange. Ne le dites pas… Je ne m’en suis pas plaint, parce qu’il n’y a rien à y faire; et que, n’est-ce pas, ce qu’on ne peut pas changer, cela ne sert à rien de s’en plaindre… Figurez-vous que, contre mon lit, dans la muraille, à la hauteur de ma tête précisément, il y a quelque chose qui fait du bruit.”
« Il s’était animé en parlant. Je lui proposai de me mener à sa chambre.
« “Oui! Oui! dit-il en se levant soudain. Vous pourrez peut-être me dire ce que c’est… Moi, je ne parviens pas à comprendre. Venez avec moi.”
« Nous montâmes deux étages, puis enfilâmes un assez long couloir. Je n’étais jamais venu dans cette partie de la maison.
« La chambre de La Pérouse donnait sur la rue. Elle était petite, mais décente. Je remarquai sur sa table de nuit, à côté d’un paroissien, la boîte de pistolets qu’il s’était obstiné à emporter. Il m’avait saisi par le bras; et, repoussant un peu le lit:
« “Là. Tenez… Mettez-vous contre la muraille… Entendez-vous?”
« Je prêtai l’oreille et, longuement, tendis mon attention. Mais, malgré la meilleure volonté du monde, ne parvins à distinguer rien. La Pérouse se dépitait. Un camion vint à passer, ébranlant la maison et faisant claquer les vitres.
« “À cette heure du jour, dis-je, dans l’espoir de le rasséréner, le petit bruit qui vous irrite est couvert par le vacarme de la rue…
« – Couvert pour vous qui ne savez pas le distinguer des autres bruits, s’écria-t-il avec véhémence. Moi, n’est-ce pas, je l’entends quand même. Je continue malgré tout à l’entendre. J’en suis parfois si excédé, que je me promets d’en parler à Azaïs, ou au propriétaire… Oh! je n’ai pas la prétention de le faire cesser… Mais je voudrais au moins savoir ce que c’est.”
« Il sembla réfléchir quelque temps, puis reprit:
« “On dirait un grignotement. J’ai tout essayé pour ne plus l’entendre. J’ai écarté mon lit de la muraille. J’ai mis du coton dans mes oreilles. J’ai suspendu ma montre (vous voyez, j’ai planté là un petit clou) précisément à l’endroit où passe le tuyau, je suppose, afin que le tic-tac de la montre domine l’autre bruit… Mais alors cela me fatigue encore plus, parce que je suis obligé de faire effort pour le reconnaître. C’est absurde, n’est-ce pas? Mais je préfère encore l’entendre franchement, puisque je sais tout de même qu’il est là… Oh! je ne devrais pas vous raconter ces choses. Vous voyez, je ne suis plus qu’un vieillard.”
« Il s’assit sur le bord du lit et demeura comme hébété. La sinistre dégradation de l’âge ne s’en prend point, chez La Pérouse, tant à l’intelligence qu’au plus profond du caractère. Le ver s’installe au cœur du fruit, pensais-je, en le voyant, lui si ferme et si fier naguère, s’abandonner à un désespoir enfantin. Je tentai de l’en sortir en lui parlant de Boris.
« “Oui, sa chambre est près de la mienne, dit-il en relevant le front. Je vais vous la montrer. Suivez-moi.”
« Il me précéda dans le couloir et ouvrit une porte voisine.
« “Cet autre lit que vous voyez est celui du jeune Bernard Profitendieu. (Je jugeai inutile de lui apprendre que Bernard, à partir de ce jour précisément, cesserait d’y coucher. Il continuait:) Boris est content de l’avoir comme camarade et je crois qu’il s’entend bien avec lui. Mais, vous savez, il ne me parle pas beaucoup. Il est très renfermé… Je crains que cet enfant n’ait le cœur un peu sec.”
« Il disait cela si tristement que je pris sur moi de protester et de me porter garant des sentiments de son petit-fils.
« “Dans ce cas, il pourrait témoigner un peu davantage, reprit La Pérouse. Ainsi, tenez: le matin, quand il s’en va au lycée avec les autres, je me penche à ma fenêtre pour le regarder passer. Il le sait… Eh bien! il ne se retourne pas!”
« Je voulus le persuader que sans doute Boris craignait de se donner en spectacle à ses camarades et redoutait leurs moqueries; mais, à ce moment, des clameurs montèrent de la cour.
« La Pérouse me saisit le bras et, d’une voix altérée:
« “Écoutez! Écoutez! Les voici qui rentrent.”
« Je le regardai. Il s’était mis à trembler de tout son corps.
« “Ces galopins vous feraient-ils peur? demandai-je.
« – Mais non, mais non, dit-il confusément; comment supposez-vous… Puis, très vite: – Il faut que je descende. La récréation ne dure que quelques minutes, et vous savez que je surveille l’étude. Adieu. Adieu.”
« Il s’élança dans le couloir sans même me serrer la main. Un instant après je l’entendis qui trébuchait dans l’escalier. Je demeurai quelques instants aux écoutes, ne voulant point passer devant les élèves. On les entendait crier, rire et chanter. Puis un coup de cloche et soudain le silence se rétablit.
« J’allai voir Azaïs et obtins un mot de lui qui autorisait Georges à quitter l’étude pour venir me parler. Il me rejoignit dans cette même petite salle où La Pérouse m’avait reçu d’abord.
« Sitôt en ma présence, Georges crut devoir prendre un air goguenard. C’était sa façon de dissimuler sa gêne. Mais je ne jurerais pas qu’il fût le plus gêné de nous deux. Il se tenait sur la défensive; car sans doute s’attendait-il à être morigéné. Il me sembla qu’il cherchait à rassembler au plus tôt les armes qu’il pouvait avoir contre moi, car, avant même que je n’eusse ouvert la bouche, il me demandait des nouvelles d’Olivier sur un ton si gouailleur que je l’aurais volontiers giflé. Il avait barre sur moi. “Et puis, vous savez, je n’ai pas peur de vous”, semblaient dire ses regards ironiques, le pli moqueur de ses lèvres et le ton de sa voix. Je perdis aussitôt toute assurance et n’eus souci que de ne le laisser point paraître. Le discours que j’avais préparé ne me parut soudain plus de mise. Je n’avais pas le prestige qu’il faut pour jouer au censeur. Au fond, Georges m’amusait beaucoup trop.
« “Je ne viens pas te gronder, lui dis-je enfin; je voudrais seulement t’avertir. (Et, malgré moi, mon visage entier souriait.)
« – Dites d’abord si c’est maman qui vous envoie?
« – Oui et non. J’ai parlé de toi avec ta mère; mais il y a quelques jours de cela. Hier j’ai eu, à ton sujet, une conversation très importante avec quelqu’un de très important, que tu ne connais pas; qui était venu me trouver pour me parler de toi. Un juge d’instruction. C’est de sa part que je viens… Sais-tu ce que c’est qu’un juge d’instruction?”
« Georges avait pâli brusquement, et sans doute son cœur avait un instant cessé de battre. Il haussa les épaules, il est vrai, mais sa voix tremblait un peu:
« “Alors, sortez ce qu’il vous a dit, le père Profitendieu.”
« L’aplomb de ce petit me démontait. Sans doute il eût été bien simple d’aller droit au fait; mais précisément mon esprit répugne au plus simple et prend irrésistiblement le biais. Pour expliquer une conduite, qui sitôt ensuite me parut absurde, mais qui fut spontanée, je puis dire que mon dernier entretien avec Pauline m’avait extraordinairement travaillé. Les réflexions qui en étaient résultées, je les avais aussitôt versées dans mon roman sous forme d’un dialogue qui convenait exactement à certains de mes personnages. Il m’arrive rarement de tirer un parti direct de ce que m’apporte la vie, mais, pour une fois, l’aventure de Georges m’avait servi; il semblait que mon livre l’attendît, tant elle y trouvait bien sa place; à peine avais-je dû modifier certains détails. Mais cette aventure (j’entends celle de ses larcins), je ne la présentais pas directement. On ne faisait que l’entrevoir, et ses suites, à travers des conversations. J’avais noté celles-ci sur un carnet que précisément je portais dans ma poche. Au contraire, l’histoire de la fausse monnaie, telle que me l’avait rapportée Profitendieu, ne pouvait m’être, me semblait-il, d’aucun usage. Et c’est pourquoi sans doute, au lieu d’aborder aussitôt avec Georges ce point précis, objet premier de ma visite, je louvoyai.
« “Je voudrais d’abord que tu lises ces quelques lignes, dis-je. Tu comprendras pourquoi.” Et je lui tendis mon carnet tout ouvert à la page qui pouvait l’intéresser.
« Je le répète: ce geste, maintenant, me paraît absurde. Mais précisément, dans mon roman, c’est par une lecture semblable que je pensais devoir avertir le plus jeune de mes héros. Il m’importait de connaître la réaction de Georges; j’espérais qu’elle pourrait m’instruire… et même sur la qualité de ce que j’avais écrit.
« Je transcris le passage en question:
« Il y avait dans cet enfant toute une région ténébreuse, sur laquelle l’affectueuse curiosité d’Audibert se penchait. Que le jeune Eudolfe eût volé, il ne lui suffisait pas de le savoir: il eût voulu qu’Eudolfe lui racontât comment il en était venu là et ce qu’il avait éprouvé en volant pour la première fois. L’enfant, du reste, même confiant, n’aurait sans doute pas su le lui dire. Et Audibert n’osait l’interroger, dans la crainte d’amener des protestations mensongères.
« Certain soir qu’Audibert dînait avec Hildebrant, il parla à celui-ci du cas d’Eudolfe: sans le nommer, du reste, et arrangeant les faits de manière que l’autre ne pût le reconnaître:
« “N’avez-vous pas remarqué, dit alors Hildebrant, que les actions les plus décisives de notre vie, je veux dire: celles qui risquent le plus de décider de tout notre avenir, sont le plus souvent des actions inconsidérées?
« – Je le crois volontiers, répondit Audibert. C’est un train dans lequel on monte sans guère y songer, et sans s’être demandé où il mène. Et même, le plus souvent, on ne comprend que le train vous emporte qu’après qu’il est déjà trop tard pour en descendre.
« – Mais peut-être l’enfant en question ne souhaite-t-il nullement d’en descendre?
« – Il ne tient pas encore à en descendre, sans doute. Pour le moment, il se laisse emporter. Le paysage l’amuse, et peu lui importe où il va.
« – Lui ferez-vous de la morale?
« – Certes non! Cela ne servirait à rien. Il a été sursaturé de morale, et jusqu’à la nausée.
« – Pourquoi volait-il?
« – Je ne le sais pas au juste. Sûrement pas par réel besoin. Mais pour se procurer certains avantages: pour ne pas rester en arrière de camarades plus fortunés… que sais-je? Par propension native et simple plaisir de voler.
« – C’est là le pire.
« – Parbleu! car alors il recommencera.
« – Est-il intelligent?
« – J’ai longtemps cru qu’il l’était moins que ses frères. Mais je doute à présent si je ne faisais pas erreur et si ma fâcheuse impression ne venait pas de ce qu’il n’a pas encore compris ce qu’il peut obtenir de lui-même. Sa curiosité s’est jusqu’à présent dévoyée: ou plutôt, elle est demeurée à l’état embryonnaire, au stade de l’indiscrétion.
« – Lui parlerez-vous?
« – Je me propose de lui faire mettre en balance le peu de profit de ses vols et ce que, par contre, sa malhonnêteté lui fait perdre; la confiance de ses proches, leur estime, la mienne entre autres… toutes choses qui ne se chiffrent pas et dont on ne peut apprécier la valeur que par l’énormité de l’effort, ensuite, pour les regagner. Certains y ont usé toute leur vie. Je lui dirai ce dont il est trop jeune encore pour se rendre compte; que c’est toujours sur lui désormais que se porteront les soupçons, s’il advient près de lui quoi que ce soit de douteux, de louche. Il se verra peut-être accusé de faits graves, à tort, et ne pourra pas se défendre. Ce qu’il a déjà fait le désigne. Il est ce que l’on appelle: ‘Brûlé’. Enfin, ce que je voudrais lui dire… Mais je crains ses protestations.
« – Ce que vous voudriez lui dire?…
« – C’est que ce qu’il a fait crée un précédent, et que s’il faut quelque résolution pour un premier vol, il n’y a plus, pour les suivants, qu’à céder à l’entraînement. Tout ce qui vient ensuite n’est plus que du laisser-aller… Ce que je voudrais lui dire, c’est que, souvent, un premier geste, que l’on fait sans presque y songer, dessine irrémédiablement notre figure et commence à tracer un trait, que, par la suite, tous nos efforts ne pourront jamais effacer. Je voudrais… mais je ne saurai pas lui parler.
« – Que n’écrivez-vous nos propos de ce soir? Vous les lui donneriez à lire.
« – C’est une idée, dit Audibert. Et pourquoi pas?”
« Je n’avais pas quitté Georges des yeux durant tout le temps de sa lecture; mais son visage ne laissait rien paraître de ce qu’il pouvait penser.
« “Dois-je continuer? demanda-t-il, s’apprêtant à tourner la page.
« – Inutile; la conversation finit là.
« – C’est dommage.”
« Il me rendit le carnet, et sur un ton presque enjoué:
« “J’aurais voulu savoir ce que répond Eudolfe après qu’il a lu le carnet.
« – Précisément, j’attends de le savoir moi-même.
« – Eudolfe est un nom ridicule. Vous n’auriez pas pu le baptiser autrement?
« – Cela n’a pas d’importance.
« – Ce qu’il peut répondre non plus. Et qu’est-ce qu’il devient ensuite?
« – Je ne sais pas encore. Cela dépend de toi. Nous verrons.
« – Alors, si je vous comprends bien, c’est moi qui dois vous aider à continuer votre livre. Non mais, avouez que…”
« Il s’arrêta, comme s’il avait quelque mal à exprimer sa pensée.
« “Que quoi? fis-je, pour l’encourager.
« – Avouez que vous seriez bien attrapé, reprit-il enfin, si Eudolfe…”
« Il s’arrêta de nouveau. Je crus entendre ce qu’il voulait dire et achevai pour lui:
« “S’il devenait un honnête garçon?… Non, mon petit. Et soudain les larmes me montèrent aux yeux. Je posai ma main sur son épaule. Mais lui, se dégageant:
« – Car enfin, s’il n’avait pas volé, vous n’auriez pas écrit tout cela.”
« Je compris alors seulement mon erreur. Au fond, Georges se trouvait flatté d’avoir occupé si longtemps ma pensée. Il se sentait intéressant. J’avais oublié Profitendieu; c’est Georges qui m’en fit souvenir.
« “Et qu’est-ce qu’il vous a raconté, votre juge d’instruction?
« – Il m’a chargé de t’avertir qu’il savait que tu faisais circuler des fausses pièces…”
« Georges de nouveau changea de couleur. Il comprit qu’il ne servirait à rien de nier, mais protesta confusément:
« “Je ne suis pas le seul.
« – … et que, si vous ne cessiez pas aussitôt ce trafic, continuai-je, toi et tes copains, il se verrait forcé de vous coffrer.”
« Georges était devenu très pâle d’abord. Il avait à présent le feu aux joues. Il regardait fixement devant lui et ses sourcils froncés creusaient au bas de son front deux rides.
« “Adieu, lui dis-je en lui tendant la main. Je te conseille d’avertir également tes camarades. Quant à toi, tiens-le-toi pour dit.”
« Il me serra la main silencieusement et regagna son étude sans se retourner.
« En relisant les pages des Faux-Monnayeurs que je montrais à Georges, je les ai trouvées assez mauvaises. Je les transcris ici telles que Georges les a lues; mais tout ce chapitre est à récrire. Mieux vaudrait parler à l’enfant, décidément. Je dois trouver par où le toucher. Certainement, au point où il en est, Eudolfe (je changerai ce nom; Georges a raison) est difficilement ramenable à l’honnêteté. Mais je prétends l’y ramener; et quoi qu’en pense Georges, c’est là le plus intéressant, puisque c’est le plus difficile. (Voici que je me mets à penser comme Douviers!) Laissons aux romanciers réalistes l’histoire des laisser-aller. »
Sitôt de retour dans la salle d’études, Georges avait fait part à ses deux amis des avertissements d’Édouard. Tout ce que celui-ci lui disait au sujet de ses chaparderies avait glissé sur cet enfant sans l’émouvoir; mais quant aux fausses pièces, qui risquaient de leur jouer de mauvais tours, il importait de s’en débarrasser au plus vite. Chacun d’eux en gardait sur lui quelques-unes qu’il se proposait d’écouler à une prochaine sortie. Ghéridanisol les rassembla et courut les jeter dans les fosses. Le soir même il avertissait Strouvilhou, qui prit aussitôt des mesures.
XVI
Ce même soir, tandis qu’Édouard causait avec son neveu Georges, Olivier, après que Bernard l’eut quitté, reçut la visite d’Armand.
Armand Vedel était méconnaissable; rasé de frais, souriant et le front redressé; dans un complet neuf trop cintré, un peu ridicule peut-être, le sentant et laissant paraître qu’il le sentait.
« Je serais venu te voir plus tôt, mais j’ai eu tellement à faire!… Sais-tu bien que me voici secrétaire de Passavant? ou, si tu préfères: rédacteur en chef de la revue qu’il dirige. Je ne te demanderai pas d’y collaborer, parce que Passavant me paraît assez monté contre toi. D’ailleurs cette revue incline résolument vers la gauche. C’est pourquoi elle a commencé par débarquer Bercail et ses bergeries…
– Tant pis pour elle, dit Olivier.
– C’est pourquoi elle a, par contre, accueilli mon Vase nocturne, qui, soit dit entre parenthèses, te sera dédié, si tu le permets.
– Tant pis pour moi.
– Passavant voulait même que mon génial poème parût en tête du premier numéro, ce à quoi s’opposait ma modestie naturelle, que ses éloges ont mise à une rude épreuve. Si j’étais sûr de ne point fatiguer tes oreilles convalescentes, je te ferais le récit de ma première entrevue avec l’illustre auteur de La Barre fixe, que je ne connaissais jusqu’à ce jour qu’à travers toi.
– Je n’ai rien de mieux à faire que de t’écouter.
– La fumée ne te gêne pas?
– Je fumerai moi-même pour te rassurer.
– Il faut te dire, commença Armand en allumant une cigarette, que ta défection avait laissé notre cher comte dans l’embarras. Soit dit sans te flatter, on ne remplace pas aisément ce faisceau de dons, de vertus, de qualités, qui font de toi l’un des…
– Bref… interrompit Olivier, que la pesante ironie de l’autre exaspérait.
– Bref, Passavant avait besoin d’un secrétaire. Il se trouvait connaître un certain Strouvilhou, que je me trouve connaître moi-même, parce qu’il est l’oncle et le correspondant d’un certain type de la pension, lequel se trouvait connaître Jean Cob-Lafleur, que tu connais.
– Que je ne connais pas, dit Olivier.
– Eh bien! mon vieux, tu devrais le connaître.
C’est un type extraordinaire, merveilleux; une espèce de bébé fané, ridé, maquillé, qui vit d’apéritifs et qui, quand il est soûl, fait des vers charmants. Tu en liras dans notre premier numéro. Strouvilhou invente donc de l’envoyer chez Passavant pour occuper ta place. Tu peux imaginer son entrée dans l’hôtel de la rue de Babylone. Il faut te dire que Cob-Lafleur porte des vêtements couverts de taches, qu’il laisse flotter une gerbe de cheveux filasse sur ses épaules et qu’il a l’air de ne pas s’être lavé de huit jours. Passavant, qui prétend toujours dominer la situation, affirme que Cob-Lafleur lui plaisait beaucoup. Cob-Lafleur avait su se montrer doux, souriant, timide. Quand il veut, il peut ressembler au Gringoire de Banville. Bref, Passavant se montrait séduit et était sur le point de l’engager. Il faut te dire que Lafleur est sans le sou… Le voici qui se lève pour prendre congé: “– Avant de vous quitter, je crois bon de vous avertir, Monsieur le comte, que j’ai quelques défauts. – Qui de nous n’en a pas? – Et quelques vices. Je fume l’opium. – Qu’à cela ne tienne, dit Passavant qui ne se trouble pas pour si peu; j’en ai d’excellent à vous offrir. – Oui, mais quand j’ai fumé, reprend Lafleur, je perds complètement la notion de l’orthographe.” Passavant croit à une plaisanterie, s’efforce de rire et lui tend la main. Lafleur continue: “– Et puis je prends du haschisch. – J’en ai pris moi-même quelquefois, dit Passavant. – Oui, mais sous l’empire du haschisch, je ne peux pas me retenir de voler.” Passavant commence à voir que l’autre se fiche de lui; et Lafleur, lancé, continue impétueusement: – Et puis je bois de l’éther; et alors je déchire tout, je casse tout; et il s’empare d’un vase de cristal qu’il fait mine de jeter dans la cheminée. Passavant le lui arrache des mains: – Je vous remercie de m’avertir.
– Et il l’a fichu à la porte?
– Puis a surveillé par la fenêtre si Lafleur ne fourrait pas une bombe dans sa cave, en s’en allant.
– Mais pourquoi est-ce que ton Lafleur a fait cela? demanda Olivier après un silence. D’après ce que tu me dis, il avait grand besoin de cette place.
– Il faut tout de même admettre, mon vieux, qu’il y a des gens qui éprouvent le besoin d’agir contre leur propre intérêt. Et puis, veux-tu que je te dise: Lafleur… le luxe de Passavant l’a dégoûté; son élégance, ses manières aimables, sa condescendance, l’affectation de sa supériorité. Oui, ça lui a levé le cœur, et j’ajoute que je comprends ça… Au fond, il est à faire vomir, ton Passavant.
– Pourquoi dis-tu: “Ton Passavant?” Tu sais bien que je ne le vois plus. Et puis, pourquoi acceptes-tu de lui cette place, si tu le trouves si dégoûtant?
– Parce que précisément j’aime ce qui me dégoûte… à commencer par mon propre, ou mon sale, individu. Et puis, au fond, Cob-Lafleur est un timide; il n’aurait rien dit de tout cela s’il ne s’était pas senti gêné.
– Oh! ça, par exemple…
– Certainement. Il était gêné, et avait horreur de se sentir gêné par quelqu’un qu’au fond il méprise. C’est pour cacher sa gêne qu’il a crâné.
– Je trouve ça stupide.
– Mon vieux, tout le monde n’est pas aussi intelligent que toi.
– Tu m’as déjà dit ça la dernière fois.
– Quelle mémoire! »
Olivier se montrait bien décidé à tenir tête.
« Je tâche, dit-il, d’oublier tes plaisanteries. Mais, la dernière fois, tu m’as enfin parlé sérieusement. Tu m’as dit des choses que je ne peux pas oublier. »
Le regard d’Armand se troubla: il partit d’un rire forcé:
« Oh! mon vieux, la dernière fois, je t’ai parlé comme tu désirais que je te parle. Tu réclamais un morceau en mineur; alors, pour te faire plaisir, j’ai joué ma complainte avec une âme en tire-bouchon, et des tourments à la Pascal… Qu’est-ce que tu veux? Je ne suis sincère que quand je blague.
– Tu ne me feras jamais croire que tu n’étais pas sincère en me parlant comme tu as fait. C’est maintenant que tu joues.
– Ô être plein de naïveté, de quelle âme angélique tu fais preuve! Comme si chacun de nous ne jouait pas, plus ou moins sincèrement et consciemment. La vie, mon vieux, n’est qu’une comédie. Mais la différence entre toi et moi, c’est que moi je sais que je joue; tandis que…
– Tandis que… répéta Olivier agressivement.
– Tandis que mon père, par exemple, et pour ne pas parler de toi, coupe dedans quand il joue au pasteur. Quoi que je dise ou fasse, toujours une partie de moi reste en arrière, qui regarde l’autre se compromettre, qui l’observe, qui se fiche d’elle et la siffle, ou qui l’applaudit. Quand on est ainsi divisé, comment veux-tu qu’on soit sincère? J’en viens à ne même plus comprendre ce que peut vouloir dire ce mot. Rien à faire à cela: si je suis triste, je me trouve grotesque et ça me fait rire; quand je suis gai, je fais des plaisanteries tellement stupides que ça me donne envie de pleurer.
– À moi aussi, tu donnes envie de pleurer, mon pauvre vieux. Je ne te croyais pas si malade. »
Armand haussa les épaules, et sur un ton tout différent:
« Pour te consoler, veux-tu savoir la composition de notre premier numéro? Il y aura donc mon Vase nocturne; quatre chansons de Cob-Lafleur; un dialogue de Jarry; des poèmes en prose du petit Ghéridanisol, notre pensionnaire; et puis le Fer à repasser, un vaste essai de critique générale, où se préciseront les tendances de la revue. Nous nous sommes mis à plusieurs pour pondre ce chef-d’œuvre. »
Olivier, qui ne savait que dire, argua gauchement:
« Aucun chef-d’œuvre n’est le résultat d’une collaboration. »
Armand éclata de rire:
« Mais, mon cher, je disais chef-d’œuvre pour plaisanter. Il n’est même pas question d’une œuvre, à proprement parler. Et d’abord, il s’agirait de savoir ce qu’on entend par “chef-d’œuvre”. Précisément le Fer à repasser s’occupe de tirer ça au clair. Il y a des tas d’œuvres qu’on admire de confiance parce que tout le monde les admire et que personne jusqu’à présent ne s’est avisé de dire, ou n’a osé dire, qu’elles sont stupides. Par exemple, en tête du numéro, nous allons donner une reproduction de La Joconde, à laquelle on a collé une paire de moustaches. Tu verras, mon vieux: c’est d’un effet foudroyant.
– Cela veut-il dire que tu considères La Joconde comme une stupidité?
– Mais pas du tout, mon cher. (Encore que je ne la trouve pas si épatante que ça.) Tu ne me comprends pas. Ce qui est stupide, c’est l’admiration qu’on lui voue. C’est l’habitude qu’on a de ne parler de ce qu’on appelle « les chefs-d’œuvre », que chapeau bas. Le Fer à repasser (ce sera d’ailleurs le titre général de la revue) a pour but de rendre bouffon cette révérence, de discréditer… Un bon moyen encore, c’est de proposer à l’admiration du lecteur quelque œuvre stupide (mon Vase nocturne, par exemple) d’un auteur complètement dénué de bon sens.
– Passavant approuve tout ça?
– Ça l’amuse beaucoup.
– Je vois que j’ai bien fait de me retirer.
– Se retirer… Tôt ou tard, mon vieux, et qu’on le veuille ou non, il faut toujours en arriver là. Cette sage réflexion m’amène tout naturellement à prendre congé de toi.
– Reste encore un instant, espèce de pitre… Qu’est-ce qui te faisait dire que ton père jouait au pasteur? Tu ne le crois donc pas convaincu?
– Monsieur mon père a arrangé sa vie de telle façon qu’il n’ait plus le droit ni le moyen de ne pas l’être. Oui, c’est un convaincu professionnel. Un professeur de conviction. Il inculque la foi; c’est là sa raison d’être; c’est le rôle qu’il assume, et qu’il doit mener jusqu’au bout. Mais quant à savoir ce qui se passe dans ce qu’il appelle “son for intérieur”?… Ce serait indiscret, tu comprends, d’aller le lui demander. Et je crois qu’il ne se le demande jamais lui-même. Il s’y prend de manière à n’avoir jamais le temps de se le demander. Il a bourré sa vie d’un tas d’obligations qui perdraient toute signification si sa conviction faiblissait; de sorte que cette conviction se trouve exigée et entretenue par elles. Il s’imagine qu’il croit, parce qu’il continue à agir comme s’il croyait. Il n’est plus libre de ne pas croire. Si sa foi flanchait, mon vieux, mais ce serait la catastrophe! Un effondrement! Et songe que, du coup, ma famille n’aurait plus de quoi vivre. C’est un fait à considérer, mon vieux: la foi de papa, c’est notre gagne-pain. Nous vivons tous sur la foi de papa. Alors venir me demander si papa a vraiment la foi, tu m’avoueras que ça n’est pas très délicat de ta part.
– Je croyais que vous viviez surtout du revenu de la pension.
– C’est un peu vrai. Mais ça n’est pas non plus très délicat de me couper mon effet lyrique.
– Alors toi, tu ne crois plus à rien? demanda Olivier tristement, car il aimait Armand et souffrait de sa vilenie.
– Jubes renovare dolorem… Tu sembles oublier, mon cher, que mes parents prétendaient faire de moi un pasteur. On m’a chauffé pour ça, gavé de préceptes pieux en vue d’obtenir une dilatation de la foi, si j’ose dire… Il a bien fallu reconnaître que je n’avais pas la vocation. C’est dommage. J’aurais peut-être fait un prédicateur épatant. Ma vocation à moi, c’était d’écrire le Vase nocturne.
– Mon pauvre vieux, si tu savais combien je te plains!
– Tu as toujours eu ce que mon père appelle “un cœur d’or”… dont je ne veux pas abuser plus longtemps. »
Il prit son chapeau. Il était déjà presque parti, quand, se retournant brusquement:
« Tu ne me demandes pas des nouvelles de Sarah?
– Parce que tu ne m’apprendrais rien que je ne sache déjà par Bernard.
– Il t’a dit qu’il avait quitté la pension?
– Il m’a dit que ta sœur Rachel l’avait invité à partir. »
Armand avait une main sur la poignée de la porte; de l’autre, avec sa canne, il maintenait la portière soulevée. La canne entra dans un trou de la portière et l’agrandit.
« Explique ça comme tu pourras, dit-il, et son visage prit une expression très grave. – Rachel est, je crois bien, la seule personne de ce monde que j’aime et que je respecte. Je la respecte parce qu’elle est vertueuse. Et j’agis toujours de manière à offenser sa vertu. Pour ce qui est de Bernard et de Sarah, elle ne se doutait de rien. C’est moi qui lui ai tout raconté… Et l’oculiste qui lui recommande de ne pas pleurer! C’est bouffon.
– Dois-je te croire sincère, à présent?
– Oui, je crois que c’est ce que j’ai de plus sincère en moi: la haine de tout ce qu’on appelle Vertu. Ne cherche pas à comprendre. Tu ne sais pas ce que peut faire de nous une première éducation puritaine. Elle vous laisse au cœur un ressentiment dont on ne peut plus jamais se guérir… si j’en juge par moi, acheva-t-il en ricanant. À propos, tu devrais bien me dire ce que j’ai là. »
Il posa son chapeau et s’approcha de la fenêtre.
« Tiens, regarde: sur le bord de la lèvre; à l’intérieur. »
Il se pencha vers Olivier et d’un doigt souleva sa lèvre.
« Je ne vois rien.
– Mais si; là; dans le coin. »
Olivier distingua, près de la commissure, une tache blanchâtre. Un peu inquiet:
« C’est une aphte », dit-il pour rassurer Armand.
Celui-ci haussa les épaules.
« Ne dis donc pas de bêtises, toi, un homme sérieux. D’abord “aphte” est du masculin; et puis, un aphte, c’est mou et ça passe. Ça, c’est dur et de semaine en semaine ça grossit. Et ça me donne une espèce de mauvais goût dans la bouche.
– Il y a longtemps que tu as ça?
– Il y a plus d’un mois que je m’en suis aperçu. Mais, comme on dit dans les “chefs-d’œuvre”: Mon mal vient de plus loin…
– Eh bien! mon vieux, si tu es inquiet, il te faut consulter.
– Si tu crois que j’ai attendu ton conseil!
– Qu’a dit le médecin?
– Je n’ai pas attendu ton conseil pour me dire que je devrais consulter. Mais je n’ai tout de même pas consulté, parce que, si ça doit être ce que je crois, je préfère ne pas le savoir.
– C’est idiot.
– N’est-ce pas que c’est bête! et si humain, mon cher, si humain…
– Ce qui est idiot, c’est de ne pas se soigner.
– Et de pouvoir se dire, quand on commence à se soigner: “Il est trop tard!” C’est ce que Cob-Lafleur exprime si bien, dans un des poèmes que tu liras:
Il faut se rendre à l’évidence:
Car, dans ce bas monde, la danse
Précède souvent la chanson.
– On peut faire de la littérature avec tout.
– Tu l’as dit: avec tout. Mais, mon vieux, ça n’est déjà pas si facile. Allons, adieu… Ah! je voulais te dire encore: j’ai reçu des nouvelles d’Alexandre… Mais oui, tu sais bien: mon frère aîné, qui a fichu le camp en Afrique, où il a commencé par faire de mauvaises affaires et bouffer tout l’argent que lui envoyait Rachel. Il est établi maintenant sur les bords de la Casamance. Il m’écrit que son commerce prospère et qu’il va bientôt être à même de tout rembourser.
– Un commerce de quoi?
– Est-ce qu’on sait? De caoutchouc, d’ivoire, de nègres peut-être… d’un tas de bricoles. Il me demande de le rejoindre là-bas.
– Tu partirais?
– Et dès demain, si je n’avais pas bientôt mon service. Alexandre est une espèce d’idiot dans mon genre. Je crois que je m’entendrais très bien avec lui… Tiens, veux-tu voir? J’ai sa lettre sur moi. »
Il sortit de sa poche une enveloppe, et de l’enveloppe plusieurs feuillets; en choisit un, qu’il tendit à Olivier.
« Pas la peine que tu lises tout. Commence ici. »
Olivier lut:
« Je vis depuis une quinzaine de jours en compagnie d’un singulier individu que j’ai recueilli dans ma case. Le soleil de ce pays a dû lui taper sur le crâne. J’ai d’abord pris pour du délire ce qui est bel et bien de la folie. Cet étrange garçon – un type de trente ans environ, grand et fort, assez beau et certainement “de bonne famille”, comme on dit, à en juger d’après ses manières, son langage et ses mains trop fines pour avoir jamais fait de gros ouvrages – se croit possédé par le diable; ou plutôt il se croit le diable lui-même, si j’ai bien compris ce qu’il disait. Il a dû lui arriver quelque aventure, car, en rêve ou dans l’état de demi-sommeil où il lui arrive souvent de tomber (et alors il converse avec lui-même comme si je n’étais pas là), il parle sans cesse de mains coupées. Et comme alors il s’agite beaucoup et roule des yeux terribles, j’ai pris soin d’écarter de lui toute arme. Le reste du temps c’est un brave garçon, d’une compagnie agréable – ce que j’apprécie, tu peux le croire, après des mois de solitude – et qui me seconde dans les soins de mon exploitation. Il ne parle jamais de sa vie passée, de sorte que je ne parviens pas à découvrir qui ce peut être. Il s’intéresse particulièrement aux insectes et aux plantes, et certains de ses propos laissent entrevoir qu’il est remarquablement instruit. Il semble se plaire avec moi et ne parle pas de partir; je suis décidé à le laisser rester ici tant qu’il voudra. Je souhaitais précisément un aide; somme toute, il est venu à point nommé.
« Un hideux nègre qui l’accompagnait, remontant avec lui la Casamance, et avec qui j’ai un peu causé, parle d’une femme qui l’accompagnait et qui, si j’ai bien compris, a dû se noyer dans le fleuve, certain jour que leur embarcation a chaviré. Je ne serais pas étonné que mon compagnon ait favorisé la noyade. Dans ce pays, quand on veut se débarrasser de quelqu’un, on a grand choix de moyens, et personne jamais n’en a cure. Si quelque jour j’en apprends plus long, je te l’écrirai – ou te le dirai de vive voix lorsque tu seras venu me rejoindre. Oui, je sais… la question de ton service… Tant pis! j’attendrai. Car persuade-toi que, si tu veux me revoir, il faudra que tu te décides à venir. Quant à moi j’ai de moins en moins le désir de retour. Je mène ici une vie qui me plaît et me va comme un complet sur mesure. Mon commerce prospère, et le faux col de la civilisation me paraît un carcan que je ne pourrai jamais plus supporter.
« Ci-joint un nouveau mandat, dont tu feras l’usage qu’il te plaira. Le précédent était pour Rachel. Garde celui-ci pour toi… »
« Le reste n’est plus intéressant », dit Armand.
Olivier rendit la lettre sans rien dire. Il ne lui vint pas à l’esprit que l’assassin dont il était ici parlé fût son frère. Vincent n’avait plus donné de ses nouvelles depuis longtemps; ses parents le croyaient en Amérique. À vrai dire, Olivier ne s’inquiétait pas beaucoup de lui.
XVII
Boris n’apprit la mort de Bronja que par une visite que fit madame Sophroniska à la pension, un mois plus tard. Depuis la triste lettre de son amie, Boris était resté sans nouvelles. Il vit madame Sophroniska entrer dans le salon de madame Vedel, où il se tenait selon sa coutume à l’heure de la récréation, et, comme elle était en grand deuil, avant même qu’elle n’eût parlé il comprit tout. Ils étaient seuls dans la pièce. Sophroniska prit Boris dans ses bras et tous deux mêlèrent leurs larmes. Elle ne pouvait que répéter: – « Mon pauvre petit… Mon pauvre petit… », comme si Boris surtout était à plaindre et comme oubliant son chagrin maternel devant l’immense chagrin de cet enfant.
Madame Vedel, qu’on avait été prévenir, arriva, et Boris, encore tout secoué de sanglots, s’écarta pour laisser causer les deux dames. Il aurait voulu qu’on ne parlât pas de Bronja. Madame Vedel, qui ne l’avait pas connue, parlait d’elle comme elle eût fait d’un enfant ordinaire. Les questions mêmes qu’elle posait paraissaient à Boris indélicates dans leur banalité. Il eût voulu que Sophroniska n’y répondît pas et souffrait de la voir étaler sa tristesse. Il repliait la sienne et la cachait comme un trésor.
Certainement c’était à lui que Bronja pensait lorsqu’elle demandait, peu de jours avant de mourir:
« Maman, je voudrais tant savoir… Dis: qu’est-ce qu’on appelle au juste une idylle? »
Ces paroles qui perçaient le cœur, Boris eût voulu être seul à les connaître.
Madame Vedel offrit le thé. Il y en avait une tasse pour Boris, qu’il avala précipitamment tandis que la récréation finissait; puis il prit congé de Sophroniska qui repartait le lendemain pour la Pologne où des affaires la rappelaient.
Le monde entier lui paraissait désert. Sa mère était trop loin de lui, toujours absente; son grand-père, trop vieux; même Bernard n’était plus là, près duquel il prenait confiance. Une âme tendre comme la sienne a besoin de quelqu’un vers qui porter en offrande sa noblesse et sa pureté. Il n’avait pas assez d’orgueil pour s’y complaire. Il avait aimé Bronja beaucoup trop pour pouvoir espérer retrouver jamais cette raison d’aimer qu’il perdait avec elle. Les anges qu’il souhaitait de voir, désormais, sans elle, comment y croire? Même son ciel à présent se vidait.
Boris rentra dans l’étude comme on plongerait en enfer. Sans doute aurait-il pu se faire un ami de Gontran de Passavant; c’est un brave garçon et tous deux sont précisément du même âge; mais rien ne distrait Gontran de son travail. Philippe Adamanti non plus n’est pas méchant; il ne demanderait pas mieux que de s’attacher à Boris; mais il se laisse mener par Ghéridanisol jusqu’à n’oser plus éprouver un seul sentiment personnel; il emboîte le pas, qu’aussitôt Ghéridanisol accélère; et Ghéridanisol ne peut souffrir Boris. Sa voix musicale, sa grâce, son air de fille, tout en lui l’irrite, l’exaspère. On dirait qu’il éprouve à sa vue l’instinctive aversion qui, dans un troupeau, précipite le fort sur le faible. Peut-être a-t-il écouté l’enseignement de son cousin et sa haine est-elle un peu théorique, car elle prend à ses yeux l’aspect de la réprobation. Il trouve des raisons pour se féliciter de haïr. Il a fort bien compris combien Boris est sensible à ce mépris qu’il lui témoigne; il s’en amuse et feint de comploter avec Georges et Phiphi, à seule fin de voir les regards de Boris se charger d’une sorte d’interrogation anxieuse.
« Oh! ce qu’il est curieux, tout de même, dit alors Georges. Faut-il lui dire?
– Pas la peine. Il ne comprendrait pas. »
« Il ne comprendrait pas. » « Il n’oserait pas. » « Il ne saurait pas. » Sans cesse on lui jette au front ces formules. Il souffre abominablement d’être exclu. Il ne comprend pas bien, en effet, l’humiliant sobriquet qu’on lui donne: « N’en a pas »; ou s’indigne de le comprendre. Que ne donnerait-il pour pouvoir prouver qu’il n’est pas le pleutre qu’on croit!
« Je ne puis supporter Boris, dit Ghéridanisol à Strouvilhou. Pourquoi me demandais-tu de le laisser tranquille? Il n’y tient pas tant que ça, à ce qu’on le laisse tranquille. Il est toujours à regarder de mon côté. L’autre jour il nous faisait rigoler parce qu’il croyait qu’“une femme à poil”, ça voulait dire “une femme à barbe”. Georges s’est fichu de lui. Et quand Boris a compris qu’il se trompait, j’ai cru qu’il allait se mettre à larmer. »
Puis Ghéridanisol pressa de questions son cousin; celui-ci finit par lui remettre le talisman de Boris, et la manière de s’en servir.
Peu de jours après, Boris, en entrant à l’étude, trouva sur son pupitre ce papier dont il ne se souvenait plus qu’à peine. Il l’avait écarté de sa mémoire avec tout ce qui ressortissait à cette « magie » de sa première enfance, dont il avait honte aujourd’hui. Il ne le reconnut pas tout d’abord, car Ghéridanisol avait eu soin d’encadrer la formule incantatoire:
« GAZ… TÉLÉPHONE… CENT MILLE ROUBLES. »
d’une large bordure rouge et noire, laquelle était ornée de petits diablotins obscènes, assez bien dessinés ma foi. Tout cela donnait au papier un aspect fantastique, « infernal » pensait Ghéridanisol, aspect qu’il jugeait susceptible de bouleverser Boris.
Peut-être n’y avait-il là qu’un jeu; mais le jeu réussit au-delà de toute espérance. Boris rougit beaucoup, ne dit rien, regarda de droite et de gauche, et ne vit pas Ghéridanisol qui, caché derrière la porte, l’observait. Boris ne put le soupçonner, ni comprendre comment le talisman se trouvait là; il paraissait tombé du ciel, ou plutôt surgi de l’enfer. Boris était d’âge, sans doute, à hausser les épaules devant ces diableries d’écolier; mais elles remuaient un passé trouble. Boris prit le talisman et le glissa dans sa vareuse. Tout le reste du jour, le souvenir des pratiques de sa « magie » l’obséda. Il lutta jusqu’au soir contre une sollicitation ténébreuse, puis, comme plus rien ne le soutenait dans sa lutte, sitôt retiré dans sa chambre, il sombra.
Il lui semblait qu’il se perdait, qu’il s’enfonçait très loin du ciel; mais il prenait plaisir à se perdre et faisait, de cette perdition même, sa volupté.
Et pourtant il gardait en lui, en dépit de sa détresse, au fond de sa déréliction, de telles réserves de tendresse, une souffrance si vive du dédain qu’affectaient à son égard ses camarades, qu’il eût risqué n’importe quoi de dangereux, d’absurde, pour un peu de considération.
L’occasion s’en offrit bientôt.
Après qu’ils eurent dû renoncer à leur trafic de fausses pièces, Ghéridanisol, Georges et Phiphi ne restèrent pas longtemps désœuvrés. Les menus jeux saugrenus auxquels ils se livrèrent les premiers jours n’étaient que des intermèdes. L’imagination de Ghéridanisol fournit bientôt quelque chose de plus corsé.
La Confrérie des Hommes forts n’eut pour raison d’être d’abord que le plaisir de n’y point admettre Boris. Mais il apparut à Ghéridanisol bientôt qu’il serait au contraire bien plus pervers de l’y admettre; ce serait le moyen de l’amener à prendre tels engagements par lesquels on pourrait l’entraîner ensuite jusqu’à quelque acte monstrueux. Dès lors cette idée l’habita; et comme il advient souvent dans une entreprise, Ghéridanisol songea beaucoup moins à la chose même qu’aux moyens de la faire réussir; ceci n’a l’air de rien, mais peut expliquer bien des crimes. Au demeurant Ghéridanisol était féroce; mais il sentait le besoin, aux yeux de Phiphi tout au moins, de cacher cette férocité. Phiphi n’avait rien de cruel; il resta convaincu jusqu’au dernier moment qu’il ne s’agissait là que d’un jeu.
À toute confrérie il faut une devise. Ghéridanisol, qui avait son idée, proposa: « L’homme fort ne tient pas à la vie. » La devise fut adoptée, et attribuée à Cicéron. Comme signe distinctif, Georges proposa un tatouage au bras droit; mais Phiphi qui craignait la douleur affirma qu’on ne trouvait de bon tatoueur que dans les ports. De plus Ghéridanisol objecta que le tatouage laissait une trace indélébile qui, par la suite, pourrait les gêner. Après tout, le signe distinctif n’était pas des plus nécessaires; les affiliés se contenteraient de prononcer un engagement solennel.
Quand il s’était agi du trafic de fausse monnaie, il avait été question de gages et c’est à ce propos que Georges avait exhibé les lettres de son père. Mais on avait cessé d’y penser. Ces enfants, fort heureusement, n’ont pas beaucoup de constance. Somme toute, ils n’arrêtèrent presque rien, non plus au sujet des « conditions d’admission » que des « qualités requises ». À quoi bon, puisqu’il restait acquis que tous trois « en étaient », et que Boris « n’en était pas ». Par contre, ils décrétèrent que « celui qui canerait serait considéré comme un traître, à tout jamais rejeté de la confrérie ». Ghéridanisol, qui s’était mis en tête d’y faire entrer Boris, insista beaucoup sur ce point.
Il fallait reconnaître que, sans Boris, le jeu restait morne et la vertu de la confrérie sans emploi. Pour circonvenir l’enfant, Georges était mieux qualifié que Ghéridanisol; celui-ci risquait d’éveiller sa méfiance; quant à Phiphi, il n’était pas assez retors et préférait ne point se commettre.
Et c’est peut-être là, dans cette abominable histoire, ce qui me paraît le plus monstrueux: cette comédie d’amitié que Georges consentit à jouer. Il affecta de s’éprendre pour Boris d’une affection subite; jusqu’alors on eût dit qu’il ne l’avait pas regardé. Et j’en viens à douter s’il ne fut pas pris lui-même à son jeu, si les sentiments qu’il feignit n’étaient pas près de devenir sincères, si même ils ne l’étaient pas devenus dès l’instant que Boris y avait répondu. Il se penchait vers lui avec l’apparence de la tendresse; instruit par Ghéridanisol, il lui parlait… Et dès les premiers mots, Boris, qui bramait après un peu d’estime et d’amour, fut conquis.
Alors Ghéridanisol élabora son plan, qu’il découvrit à Phiphi et à Georges. Il s’agissait d’inventer une « épreuve » à laquelle serait tenu de se soumettre celui des affiliés qui serait désigné par le sort; et, pour bien rassurer Phiphi, il fit entendre qu’on s’arrangerait de manière que le sort ne pût désigner que Boris. L’épreuve aurait pour but de s’assurer de son courage.
Ce que serait au juste cette épreuve, Ghéridanisol ne le laissait pas encore entrevoir. Il se doutait que Phiphi opposerait quelque résistance.
« Ah! ça, non; je ne marche pas, déclara-t-il en effet, lorsque un peu plus tard Ghéridanisol commença d’insinuer que le pistolet du Père Lapère pourrait bien trouver ici son emploi.
– Mais que t’es bête! Puisque c’est de la blague, ripostait Georges déjà conquis.
– Et puis, tu sais, ajoutait Ghéri, si ça t’amuse de faire l’idiot, tu n’as qu’à le dire. On n’a pas besoin de toi. »
Ghéridanisol savait qu’un tel argument prenait toujours sur Phiphi; et comme il avait préparé la feuille d’engagement sur laquelle chacun des membres de la confrérie devait inscrire son nom:
« Seulement il faut le dire tout de suite; parce que, après que tu auras signé, ce sera trop tard.
– Allons! Ne te fâche pas, dit Phiphi. Passe-moi la feuille. » – Et il signa.
« Moi, mon petit, je voudrais bien, disait Georges, le bras tendrement passé autour du cou de Boris; c’est Ghéridanisol qui ne veut pas de toi.
– Pourquoi?
– Parce qu’il n’a pas confiance. Il dit que tu flancheras.
– Qu’est-ce qu’il en sait?
– Que tu te défileras dès la première épreuve.
– On verra bien.
– C’est vrai que tu oserais tirer au sort?
– Parbleu!
– Mais tu sais à quoi ça engage? »
Boris ne savait pas, mais il voulait savoir. Alors l’autre lui expliqua. « L’homme fort ne tenait pas à la vie. » C’était à voir.
Boris sentit un grand chavirement dans sa tête; mais il se raidit et, cachant son trouble:
« C’est vrai que vous avez signé?
– Tiens, regarde. Et Georges lui tendit la feuille sur laquelle Boris put lire les trois noms.
– Est-ce que… commença-t-il craintivement.
– Est-ce que quoi?… interrompit Georges, si brutalement que Boris n’osa continuer. Ce qu’il aurait voulu demander, Georges le comprenait bien: c’était si les autres s’étaient engagés tous de même, et si l’on pouvait être sûr qu’eux non plus ne flancheraient pas.
– Non, rien, dit-il; mais dès cet instant, il commença de douter des autres; il commença de se douter que les autres se réservaient et n’y allaient pas de franc jeu. – Tant pis, pensa-t-il aussitôt; qu’importe s’ils flanchent; je leur montrerai que j’ai plus de cœur qu’eux. Puis, regardant Georges droit dans les yeux:
– Dis à Ghéri qu’on peut compter sur moi.
– Alors, tu signes? »
Oh! ce n’était plus nécessaire: on avait sa parole. Il dit simplement:
« Si tu veux. » Et au-dessous de la signature des trois Hommes forts, sur la feuille maudite, il inscrivit son nom, d’une grande écriture appliquée.
Georges triomphant rapporta la feuille aux deux autres. Ils accordèrent que Boris avait agi très crânement. Tous trois délibérèrent.
« Bien sûr! on ne chargerait pas le pistolet. Du reste on n’avait pas de cartouches. La crainte que gardait Phiphi venait de ce qu’il avait entendu dire que parfois une émotion trop vive suffisait à occasionner la mort. Son père, affirmait-il, citait le cas d’un simulacre d’exécution qui… Mais Georges l’envoyait paître:
– Ton père est du Midi. »
Non, Ghéridanisol ne chargerait pas le pistolet. Il n’était plus besoin. La cartouche que La Pérouse y avait mise un jour, La Pérouse ne l’avait pas enlevée. C’est ce que Ghéridanisol avait constaté, mais qu’il s’était gardé de dire aux autres.
On mit les noms dans un chapeau; quatre petits billets semblables et uniformément repliés. Ghéridanisol, qui devait « tirer », avait eu soin d’inscrire le nom de Boris en double sur un cinquième qu’il garda dans sa main; et, comme par hasard, ce fut celui-là qui sortit. Boris eut le soupçon que l’on trichait; mais se tut. À quoi bon protester? Il savait qu’il était perdu. Pour se défendre, il n’eût pas fait le moindre geste; et même, si le sort avait désigné l’un des autres, il se serait offert pour le remplacer, tant son désespoir était grand.
« Mon pauvre vieux, tu n’as pas de veine, crut devoir dire Georges. Le ton de sa voix sonnait si faux que Boris le regarda tristement.
– C’était couru », dit-il.
Après quoi l’on décida de procéder à une répétition. Mais comme on courait le risque d’être surpris, il fut convenu qu’on ne se servirait pas tout de suite du pistolet. Ce n’est qu’au dernier moment, et quand on jouerait « pour de vrai », qu’on le sortirait de sa boîte. Rien ne devait donner l’éveil.
On se contenta donc, ce jour-là, de convenir de l’heure et du lieu, lequel fut marqué d’un rond de craie sur le plancher. C’était, dans la salle d’études, cette encoignure que formait, à droite de la chaire, une porte condamnée qui ouvrait toutefois sous la voûte d’entrée. Quant à l’heure, ce serait celle de l’étude. Cela devait se passer sous les yeux de tous les élèves; ça leur en boucherait un coin.
On répéta, tandis que la salle était vide, les trois conjurés seuls témoins. Mais, somme toute, cette répétition ne rimait pas à grand-chose. Simplement, on put constater que, de la place qu’occupait Boris à celle désignée par la craie, il y avait juste douze pas.
« Si tu n’as pas le trac, tu n’en feras pas un de plus, dit Georges.
– Je n’aurai pas le trac, dit Boris, que ce doute persistant insultait. La fermeté de ce petit commençait à impressionner les trois autres. Phiphi estimait qu’on aurait dû s’en tenir là. Mais Ghéridanisol se montrait résolu à pousser la plaisanterie jusqu’au bout.
– Eh bien! à demain, dit-il, avec un bizarre sourire d’un coin de la lèvre seulement.
– Si on l’embrassait! » s’écria Phiphi dans l’enthousiasme. Il songeait à l’accolade des preux chevaliers; et soudain il serra Boris dans ses bras. Boris eut bien du mal à retenir ses larmes quand Phiphi, sur ses joues, fit sonner deux gros baisers d’enfant. Ni Georges ni Ghéri n’imitèrent Phiphi; l’attitude de celui-ci ne paraissait à Georges pas très digne. Quant à Ghéri, ce qu’il s’en fichait!…
XVIII
Le lendemain soir, la cloche avait rassemblé les élèves de la pension.
Sur le même banc étaient assis Boris, Ghéridanisol, Georges et Philippe. Ghéridanisol tira sa montre, qu’il posa entre Boris et lui. Elle marquait cinq heures trente-cinq. L’étude avait commencé à cinq heures et devait durer jusqu’à six. C’est à six heures moins cinq, avait-il été convenu, que Boris devait en finir, juste avant la dispersion des élèves; mieux valait ainsi; on pourrait, aussitôt après, s’échapper plus vite. Et bientôt Ghéridanisol dit à Boris, à voix mi-haute et sans le regarder, ce qui donnait à ses paroles, estimait-il, un caractère plus fatal:
« Mon vieux, tu n’as plus qu’un quart d’heure. »
Boris se souvint d’un roman qu’il avait lu naguère, où des bandits, sur le point de tuer une femme, l’invitaient à faire ses prières, afin de la convaincre qu’elle devait s’apprêter à mourir. Comme un étranger, à la frontière d’un pays dont il va sortir, prépare ses papiers, Boris chercha des prières dans son cœur et dans sa tête, et n’en trouva point; mais il était si fatigué et tout à la fois si tendu, qu’il ne s’en inquiéta pas outre mesure. Il faisait effort pour penser et ne pouvait penser à rien. Le pistolet pesait dans sa poche; il n’avait pas besoin d’y porter la main pour le sentir.
« Plus que dix minutes. »
Georges, à la gauche de Ghéridanisol, suivait la scène du coin de l’œil, mais faisait mine de ne pas voir. Il travaillait fébrilement. Jamais l’étude n’avait été si calme. La Pérouse ne reconnaissait plus ses moutards et pour la première fois respirait. Phiphi cependant n’était pas tranquille; Ghéridanisol lui faisait peur; il n’était pas bien assuré que ce jeu ne pût mal finir; son cœur gonflé lui faisait mal et par instants il s’entendait pousser un gros soupir. À la fin, n’y tenant plus, il déchira une demi-feuille de son cahier d’histoire qu’il avait devant lui – car il avait à préparer un examen; mais les lignes se brouillaient devant ses yeux, les faits et les dates dans sa tête – le bas d’une feuille, et, très vite, écrivit dessus: « Tu es bien sûr au moins que le pistolet n’est pas chargé? » puis tendit le billet à Georges qui le passa à Ghéri. Mais celui-ci, après l’avoir lu, haussa les épaules sans même regarder Phiphi, puis du billet fit une boulette qu’une pichenette envoya rouler juste à l’endroit marqué par la craie. Après quoi, satisfait d’avoir si bien visé, il sourit. Ce sourire, d’abord volontaire, persista jusqu’à la fin de la scène; on l’eût dit imprimé sur ses traits.
« Encore cinq minutes ».
C’était dit à voix presque haute. Même Philippe entendit. Une angoisse intolérable s’empara de lui et, bien que l’étude fût sur le point de finir, feignant un urgent besoin de sortir, ou peut-être très authentiquement pris de coliques, il leva la main et claqua des doigts comme les élèves ont coutume de faire pour solliciter du maître une autorisation; puis, sans attendre la réponse de La Pérouse, il s’élança hors du banc. Pour gagner la porte, il devait passer devant la chaire du maître; il courait presque, mais chancelait.
Presque aussitôt après que Philippe fut sorti, Boris à son tour se dressa. Le petit Passavant, qui travaillait assidûment derrière lui, leva les yeux. Il raconta plus tard à Séraphine que Boris était « affreusement pâle »; mais c’est ce qu’on dit toujours dans ces cas-là. Du reste, il cessa presque aussitôt de regarder et se replongea dans son travail. Il se le reprocha beaucoup par la suite. S’il avait pu comprendre ce qui se passait, il l’aurait sûrement empêché, disait-il plus tard en pleurant. Mais il ne se doutait de rien.
Boris s’avança donc jusqu’à la place marquée. Il marchait à pas lents, comme un automate, le regard fixe; comme un somnambule plutôt. Sa main droite avait saisi le pistolet, mais le maintenait caché dans la poche de sa vareuse; il ne le sortit qu’au dernier moment. La place fatale était, je l’ai dit, contre la porte condamnée qui formait, à droite de la chaire, un retrait, de sorte que le maître, de sa chaire, ne pouvait le voir qu’en se penchant.
La Pérouse se pencha. Et d’abord il ne comprit pas ce que faisait son petit-fils, encore que l’étrange solennité de ses gestes fût de nature à l’inquiéter. De sa voix la plus forte, et qu’il tâchait de faire autoritaire, il commença:
« Monsieur Boris, je vous prie de retourner immédiatement à votre… »
Mais soudain il reconnut le pistolet; Boris venait de le porter à sa tempe. La Pérouse comprit et sentit aussitôt un grand froid, comme si le sang figeait dans ses veines. Il voulut se lever, courir à Boris, le retenir, crier… Une sorte de râle rauque sortit de ses lèvres; il resta figé, paralytique, secoué d’un grand tremblement.
Le coup partit. Boris ne s’affaissa pas aussitôt. Un instant le corps se maintint, comme accroché dans l’encoignure; puis la tête, retombée sur l’épaule, l’emporta; tout s’effondra.
Lors de l’enquête que la police fit un peu plus tard, on s’étonna de ne point retrouver le pistolet près de Boris – je veux dire: près de l’endroit où il était tombé, car on avait presque aussitôt transporté sur un lit le petit cadavre. Dans le désarroi qui suivit immédiatement, et tandis que Ghéridanisol restait à sa place, Georges, bondissant par-dessus son banc, avait réussi à escamoter l’arme sans être remarqué de personne; il l’avait d’abord repoussée en arrière, d’un coup de pied, tandis que les autres se penchaient vers Boris, s’en était prestement emparé et l’avait dissimulée sous sa veste, puis subrepticement passée à Ghéridanisol. L’attention de tous était toute portée sur un point, et personne ne remarqua non plus Ghéridanisol, qui put courir inaperçu jusqu’à la chambre de La Pérouse remettre l’arme à l’endroit où il l’avait prise. Lorsque plus tard, au cours d’une perquisition, la police retrouva le pistolet dans son étui, on aurait pu douter qu’il en fût sorti et que Boris s’en fût servi, si seulement Ghéridanisol avait songé à enlever la douille de la cartouche. Certainement il avait un peu perdu la tête. Passagère défaillance, qu’il se reprocha par la suite, bien plus hélas! qu’il ne se repentit de son crime. Et pourtant ce fut cette défaillance qui le sauva. Car, lorsqu’il redescendit se mêler aux autres, à la vue du cadavre de Boris qu’on emportait, il fut pris d’un tremblement très apparent, d’une sorte de crise de nerfs, où madame Vedel et Rachel, toutes deux accourues, voulurent voir la marque d’une excessive émotion. On préfère tout supposer, plutôt que l’inhumanité d’un être si jeune; et lorsque Ghéridanisol protesta de son innocence, on le crut. Le petit billet de Phiphi que lui avait passé Georges, qu’il avait envoyé promener d’une pichenette, et qu’on retrouva plus tard sous un banc, ce petit billet froissé le servit. Certes, il demeurait coupable, ainsi que Georges et Phiphi, de s’être prêté à un jeu cruel; mais il ne s’y serait pas prêté, affirmait-il, s’il avait cru que l’arme était chargée. Georges fut le seul à demeurer convaincu de sa responsabilité complète.
Georges n’était pas si corrompu que son admiration pour Ghéridanisol ne cédât enfin à l’horreur. Lorsqu’il revint ce soir chez ses parents, il se jeta dans les bras de sa mère; et Pauline eut un élan de reconnaissance vers Dieu, qui, par ce drame affreux, ramenait à elle son fils.
JOURNAL D’ÉDOUARD
« Sans prétendre précisément rien expliquer, je voudrais n’offrir aucun fait sans une motivation suffisante. C’est pourquoi je ne me servirai pas pour mes Faux-Monnayeurs du suicide du petit Boris; j’ai déjà trop de mal à le comprendre. Et puis je n’aime pas les « faits divers ». Ils ont quelque chose de péremptoire, d’indéniable, de brutal, d’outrageusement réel… Je consens que la réalité vienne à l’appui de ma pensée, comme une preuve; mais non point qu’elle la précède. Il me déplaît d’être surpris. Le suicide de Boris m’apparaît comme une indécence, car je ne m’y attendais pas.
« Il entre un peu de lâcheté dans tout suicide, malgré ce qu’en pense La Pérouse, qui sans doute considère que son petit-fils a été plus courageux que lui. Si cet enfant avait pu prévoir le désastre que son geste affreux amenait sur la famille Vedel, il resterait inexcusable. Azaïs a dû licencier la pension – momentanément, dit-il; mais Rachel craint la ruine. Quatre familles ont déjà retiré leurs enfants. Je n’ai pu dissuader Pauline de reprendre Georges auprès d’elle; d’autant que ce petit, profondément bouleversé par la mort de son camarade, semble dispos à s’amender. Quels contrecoups ce deuil amène! Même Olivier s’en montre touché. Armand, soucieux malgré ses airs cyniques, de la déconfiture où risquent de sombrer les siens, offre de donner à la pension le temps que veut bien lui laisser Passavant; car le vieux La Pérouse est devenu manifestement impropre à ce qu’on attendait de lui.
« J’appréhendais de le revoir. C’est dans sa petite chambre, au deuxième étage de la pension, qu’il m’a reçu. Il m’a pris le bras aussitôt et, avec un air mystérieux, presque souriant, qui m’a beaucoup surpris, car je ne m’attendais qu’à des larmes:
« “Le bruit, vous savez… Ce bruit dont je vous parlais l’autre jour…
« – Eh bien?
« – Il a cessé. C’est fini. Je ne l’entends plus. J’ai beau faire attention…”
« Comme on se prête à un jeu d’enfant:
« “Je parie qu’à présent, lui dis-je, vous regrettez de ne plus l’entendre.
« – Oh! non; non… C’est un tel repos! J’ai tellement besoin de silence… Savez-vous ce que j’ai pensé? C’est que nous ne pouvons pas savoir, durant cette vie, ce que c’est vraiment que le silence. Notre sang même fait en nous une sorte de bruit continu; nous ne distinguons plus ce bruit, parce que nous y sommes habitués depuis notre enfance… Mais je pense qu’il y a des choses que, pendant la vie, nous ne parvenons pas à entendre, des harmonies… parce que ce bruit les couvre. Oui, je pense que ce n’est qu’après la mort que nous pourrons entendre vraiment.
« – Vous me disiez que vous ne croyiez pas…
« – À l’immortalité de l’âme? Vous ai-je dit cela?… Oui; vous devez avoir raison. Mais je ne crois pas non plus, comprenez-moi, le contraire.”
« Et comme je me taisais, il continua, hochant la tête et sur un ton sentencieux:
« “Avez-vous remarqué que, dans ce monde, Dieu se tait toujours? Il n’y a que le diable qui parle. Ou du moins, ou du moins…, reprit-il, quelle que soit notre attention, ce n’est jamais que le diable que nous parvenons à entendre. Nous n’avons pas d’oreilles pour écouter la voix de Dieu. La parole de Dieu! Vous êtes-vous demandé quelquefois ce que cela peut être?… Oh! je ne vous parle pas de celle qu’on a coulé dans le langage humain… Vous vous souvenez du début de l’Évangile: ‘Au commencement était la Parole.’ J’ai souvent pensé que la parole de Dieu, c’était la création tout entière. Mais le diable s’en est emparé. Son bruit couvre à présent la voix de Dieu. Oh! dites-moi: est-ce que vous ne croyez pas que, tout de même, c’est à Dieu que restera le dernier mot?… Et si le temps, après la mort, n’existe plus, si nous entrons aussitôt dans l’Éternel, pensez-vous qu’alors nous pourrons entendre Dieu… directement?”
« Une sorte de transport commença de le secouer, comme s’il allait tomber de haut-mal, et tout à coup il fut pris d’une crise de sanglots:
« “Non! Non! s’écriait-il confusément; le diable et le Bon Dieu ne font qu’un; ils s’entendent. Nous nous efforçons de croire que tout ce qu’il y a de mauvais sur la terre vient du diable; mais c’est parce qu’autrement nous ne trouverions pas en nous la force de pardonner à Dieu. Il s’amuse avec nous, comme un chat avec la souris qu’il tourmente… Et il nous demande encore après cela de lui être reconnaissants. Reconnaissants de quoi? de quoi?…”
« Puis, se penchant vers moi:
« “Et savez-vous ce qu’il a fait de plus horrible?… C’est de sacrifier son propre fils pour nous sauver. Son fils! son fils!… La cruauté, voilà le premier des attributs de Dieu.”
« Il se jeta sur son lit, se tourna du côté du mur. Quelques instants encore, de spasmodiques frémissements l’agitèrent, puis, comme il semblait s’endormir je le laissai.
« Il ne m’avait pas dit un mot de Boris; mais je pensai qu’il fallait voir dans ce désespoir mystique une indirecte expression de sa douleur, trop étonnante pour pouvoir être contemplée fixement.
« J’apprends par Olivier que Bernard est retourné chez son père; et, ma foi, c’est ce qu’il avait de mieux à faire. En apprenant par le petit Caloub, fortuitement rencontré, que le vieux juge n’allait pas bien, Bernard n’a plus écouté que son cœur. Nous devons nous revoir demain soir, car Profitendieu m’a invité à dîner avec Molinier, Pauline et les deux enfants. Je suis bien curieux de connaître Caloub. »
Décembre 2013
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Les Faux-Monnayeurs Les Faux-Monnayeurs - André Gide Les Faux-Monnayeurs