Books are a uniquely portable magic.

Stephen King

 
 
 
 
 
Tác giả: André Gide
Thể loại: Tiểu Thuyết
Biên tập: Ha Ngoc Quyen
Upload bìa: Ha Ngoc Quyen
Language: English
Số chương: 3
Phí download: 1 gạo
Nhóm đọc/download: 0 / 1
Số lần đọc/download: 0 / 3
Cập nhật: 2020-11-20 22:15:14 +0700
Link download: epubePub   PDF A4A4   PDF A5A5   PDF A6A6   - xem thông tin ebook
 
 
 
 
Premiẩre Partie
« C’est le moment de croire que j’entends des pas dans le corridor », se dit Bernard. Il releva la tête et prêta l’oreille. Mais non: son père et son frère aîné étaient retenus au Palais; sa mère en visite; sa sœur à un concert; et quant au puîné, le petit Caloub, une pension le bouclait au sortir du lycée chaque jour. Bernard Profitendieu était resté à la maison pour potasser son bachot; il n’avait plus devant lui que trois semaines. La famille respectait sa solitude; le démon pas. Bien que Bernard eût mis bas sa veste, il étouffait. Par la fenêtre ouverte sur la rue n’entrait rien que de la chaleur. Son front ruisselait. Une goutte de sueur coula le long de son nez, et s’en alla tomber sur une lettre qu’il tenait en main:
« Ça joue la larme, pensa-t-il. Mais mieux vaut suer que de pleurer. »
Oui, la date était péremptoire. Pas moyen de douter: c’est bien de lui, Bernard, qu’il s’agissait. La lettre était adressée à sa mère; une lettre d’amour vieille de dix-sept ans; non signée.
« Que signifie cette initiale? Un V, qui peut aussi bien être un N… Sied-il d’interroger ma mère?… Faisons crédit à son bon goût. Libre à moi d’imaginer que c’est un prince. La belle avance si j’apprends que je suis le fils d’un croquant! Ne pas savoir qui est son père, c’est ça qui guérit de la peur de lui ressembler. Toute recherche oblige. Ne retenons de ceci que la délivrance. N’approfondissons pas. Aussi bien j’en ai mon suffisant pour aujourd’hui. »
Bernard replia la lettre. Elle était de même format que les douze autres du paquet. Une faveur rose les attachait, qu’il n’avait pas eu à dénouer; qu’il refit glisser pour ceinturer comme auparavant la liasse. Il remit la liasse dans le coffret et le coffret dans le tiroir de la console. Le tiroir n’était pas ouvert; il avait livré son secret par en haut. Bernard rassujettit les lames disjointes du plafond de bois, que devait recouvrir une lourde plaque d’onyx. Il fit doucement, précautionneusement, retomber celle-ci, replaça par-dessus deux candélabres de cristal et l’encombrante pendule qu’il venait de s’amuser à réparer.
La pendule sonna quatre coups. Il l’avait remise à l’heure.
« Monsieur le juge d’instruction et Monsieur l’avocat son fils ne seront pas de retour avant six heures. J’ai le temps. Il faut que Monsieur le juge, en rentrant, trouve sur son bureau la belle lettre où je m’en vais lui signifier mon départ. Mais avant de l’écrire, je sens un immense besoin d’aérer un peu mes pensées – et d’aller retrouver mon cher Olivier, pour m’assurer, provisoirement du moins, d’un perchoir. Olivier, mon ami, le temps est venu pour moi de mettre ta complaisance à l’épreuve et pour toi de me montrer ce que tu vaux. Ce qu’il y avait de beau dans notre amitié, c’est que, jusqu’à présent, nous ne nous étions jamais servis l’un de l’autre. Bah! un service amusant à rendre ne saurait être ennuyeux à demander. Le gênant, c’est qu’Olivier ne sera pas seul. Tant pis! je saurai le prendre à part. Je veux l’épouvanter par mon calme. C’est dans l’extraordinaire que je me sens le plus naturel. »
La rue de T…, où Bernard Profitendieu avait vécu jusqu’à ce jour, est toute proche du jardin du Luxembourg. Là, près de la fontaine Médicis, dans cette allée qui la domine, avaient coutume de se retrouver, chaque mercredi entre quatre et six, quelques-uns de ses camarades. On causait art, philosophie, sports, politique et littérature. Bernard avait marché très vite; mais en passant la grille du jardin il aperçut Olivier Molinier et ralentit aussitôt son allure.
L’assemblée ce jour-là était plus nombreuse que de coutume, sans doute à cause du beau temps. Quelques-uns s’y étaient adjoints que Bernard ne connaissait pas encore. Chacun de ces jeunes gens, sitôt qu’il était devant les autres, jouait un personnage et perdait presque tout naturel.
Olivier rougit en voyant approcher Bernard et, quittant assez brusquement une jeune femme avec laquelle il causait, s’éloigna. Bernard était son ami le plus intime, aussi Olivier prenait-il grand soin de ne paraître point le rechercher; il feignait même parfois de ne pas le voir.
Avant de le rejoindre, Bernard devait affronter plusieurs groupes, et, comme lui de même affectait de ne pas rechercher Olivier, il s’attardait.
Quatre de ses camarades entouraient un petit barbu à pince-nez, sensiblement plus âgé qu’eux, qui tenait un livre. C’était Dhurmer.
« Qu’est-ce que tu veux, disait-il en s’adressant plus particulièrement à l’un des autres, mais manifestement heureux d’être écouté par tous. J’ai poussé jusqu’à la page trente sans trouver une seule couleur, un seul mot qui peigne. Il parle d’une femme; je ne sais même pas si sa robe était rouge ou bleue. Moi, quand il n’y a pas de couleurs, c’est bien simple, je ne vois rien. » – Et par besoin d’exagérer, d’autant plus qu’il se sentait moins pris au sérieux, il insistait: « Absolument rien. »
Bernard n’écoutait plus le discoureur; il jugeait malséant de s’écarter trop vite, mais déjà prêtait l’oreille à d’autres qui se querellaient derrière lui et qu’Olivier avait rejoints après avoir laissé la jeune femme; l’un de ceux-ci, assis sur un banc, lisait l’Action française.
Combien Olivier Molinier, parmi tous ceux-ci, paraît grave! Il est l’un des plus jeunes pourtant. Son visage presque enfantin encore et son regard révèlent la précocité de sa pensée. Il rougit facilement. Il est tendre. Il a beau se montrer affable envers tous, je ne sais quelle secrète réserve, quelle pudeur, tient ses camarades à distance. Il souffre de cela. Sans Bernard, il en souffrirait davantage.
Molinier s’était un instant prêté, comme fait Bernard à présent, à chacun des groupes; par complaisance, mais rien de ce qu’il entend ne l’intéresse.
Il se penchait par-dessus l’épaule du lecteur. Bernard, sans se retourner, l’entendait dire:
« Tu as tort de lire les journaux; ça te congestionne. »
Et l’autre repartir d’une voix aigre:
« Toi, dès qu’on parle de Maurras, tu verdis. »
Puis un troisième, sur un ton goguenard, demander:
« Ça t’amuse, les articles de Maurras? »
Et le premier répondre:
« Ça m’emmerde; mais je trouve qu’il a raison. »
Puis un quatrième, dont Bernard ne reconnaissait pas la voix:
« Toi, tout ce qui ne t’embête pas, tu crois que ça manque de profondeur. »
Le premier ripostait:
« Si tu crois qu’il suffit d’être bête pour être rigolo!
– Viens, dit à voix basse Bernard, en saisissant brusquement Olivier par le bras. Il l’entraîna quelques pas plus loin:
– Réponds vite; je suis pressé. Tu m’as bien dit que tu ne couchais pas au même étage que tes parents?
– Je t’ai montré la porte de ma chambre; elle donne droit sur l’escalier, un demi-étage avant d’arriver chez nous.
– Tu m’as dit que ton frère couchait là aussi?
– Georges, oui.
– Vous êtes seuls tous les deux?
– Oui.
– Le petit sait se taire?
– S’il le faut. Pourquoi?
– Écoute. J’ai quitté la maison; ou du moins je vais la quitter ce soir. Je ne sais pas encore où j’irai. Pour une nuit, peux-tu me recevoir? »
Olivier devint très pâle. Son émotion était si vive qu’il ne pouvait regarder Bernard.
« Oui, dit-il; mais ne viens pas avant onze heures. Maman descend nous dire adieu chaque soir, et ferme notre porte à clef.
– Mais alors… »
Olivier sourit:
« J’ai une autre clef. Tu frapperas doucement pour ne pas réveiller Georges s’il dort?
– Le concierge me laissera passer?
– Je l’avertirai. Oh! je suis très bien avec lui. C’est lui qui m’a donné l’autre clef. À tantôt. »
Ils se quittèrent sans se serrer la main. Et tandis que Bernard s’éloignait, méditant la lettre qu’il voulait écrire et que le magistrat devait trouver en rentrant, Olivier, qui ne voulait pas qu’on ne le vît s’isoler qu’avec Bernard, alla retrouver Lucien Bercail que les autres laissent un peu à l’écart. Olivier l’aimerait beaucoup, s’il ne lui préférait Bernard. Autant Bernard est entreprenant, autant Lucien est timide. On le sent faible; il semble n’exister que par le cœur et par l’esprit. Il ose rarement s’avancer, mais devient fou de joie dès qu’il voit qu’Olivier s’approche. Que Lucien fasse des vers, chacun s’en doute; pourtant Olivier est, je crois bien, le seul à qui Lucien découvre ses projets. Tous deux gagnèrent le bord de la terrasse.
« Ce que je voudrais, disait Lucien, c’est raconter l’histoire, non point d’un personnage, mais d’un endroit – tiens, par exemple, d’une allée de jardin, comme celle-ci, raconter ce qui s’y passe – depuis le matin jusqu’au soir. Il y viendrait d’abord des bonnes d’enfants, des nourrices, avec des rubans… Non, non… d’abord des gens tout gris, sans sexe ni âge, pour balayer l’allée, arroser l’herbe, changer les fleurs enfin la scène et le décor avant l’ouverture des grilles tu comprends? Alors l’entrée des nourrices. Des mioches font des pâtés de sable, se chamaillent; les bonnes les giflent. Ensuite il y a la sortie des petites classes – et puis les ouvrières. Il y a des pauvres qui viennent manger sur un banc. Plus tard des jeunes gens qui se cherchent; d’autres qui se fuient; d’autres qui s’isolent, des rêveurs. Et puis la foule, au moment de la musique et de la sortie des magasins. Des étudiants, comme à présent. Le soir, des amants qui s’embrassent; d’autres qui se quittent en pleurant. Enfin, à la tombée du jour, un vieux couple… Et, tout à coup, un roulement de tambour; on ferme. Tout le monde sort. La pièce est finie. Tu comprends: quelque chose qui donnerait l’impression de la fin de tout, de la mort… mais sans parler de la mort, naturellement.
– Oui, je vois ça très bien, dit Olivier qui songeait à Bernard et n’avait pas écouté un mot.
– Et ça n’est pas tout; ça n’est pas tout! reprit Lucien avec ardeur. Je voudrais, dans une espèce d’épilogue, montrer cette même allée, la nuit, après que tout le monde est parti, déserte, beaucoup plus belle que pendant le jour; dans le grand silence, l’exaltation de tous les bruits naturels: le bruit de la fontaine, du vent dans les feuilles, et le chant d’un oiseau de nuit. J’avais pensé d’abord à y faire circuler des ombres, peut-être des statues… mais je crois que ça serait plus banal; qu’est-ce que tu en penses?
– Non, pas de statues, pas de statues, protesta distraitement Olivier; puis, sous le regard triste de l’autre: Eh bien, mon vieux, si tu réussis cela, ce sera épatant », s’écria-t-il chaleureusement.
II
Il n’y a point de trace, dans les lettres de Poussin, d’aucune obligation qu’il aurait eue à ses parents. Jamais dans la suite il ne marqua de regrets de s’être éloigné d’eux. Transplanté volontairement à Rome, il perdit tout désir de retour, on dirait même tout souvenir.
Paul Desjardins (Poussin).
Monsieur Profitendieu était pressé de rentrer et trouvait que son collègue Molinier, qui l’accompagnait le long du boulevard Saint-Germain, marchait bien lentement. Albéric Profitendieu venait d’avoir au Palais une journée particulièrement chargée: il s’inquiétait de sentir une certaine pesanteur au côté droit; la fatigue, chez lui, portait sur le foie, qu’il avait un peu délicat. Il songeait au bain qu’il allait prendre; rien ne le reposait mieux des soucis du jour qu’un bon bain; en prévision de quoi il n’avait pas goûté ce jourd’hui, estimant qu’il n’est prudent d’entrer dans l’eau, fût-elle tiède, qu’avec un estomac non chargé. Après tout, ce n’était peut-être là qu’un préjugé; mais les préjugés sont les pilotis de la civilisation.
Oscar Molinier pressait le pas tant qu’il pouvait et faisait effort pour suivre Profitendieu, mais il était beaucoup plus court que lui et de moindre développement crural; de plus, le cœur un peu capitonné de graisse, il s’essoufflait facilement. Profitendieu, encore vert à cinquante-cinq ans, de coffre creux et de démarche alerte, l’aurait plaqué volontiers; mais il était très soucieux des convenances; son collègue était plus âgé que lui, plus avancé dans la carrière: il lui devait le respect. Il avait, de plus, à se faire pardonner sa fortune qui, depuis la mort des parents de sa femme, était considérable, tandis que Monsieur Molinier n’avait pour tout bien que son traitement de président de chambre, traitement dérisoire et hors de proportion avec la haute situation qu’il occupait avec une dignité d’autant plus grande qu’elle palliait sa médiocrité. Profitendieu dissimulait son impatience; il se retournait vers Molinier et regardait celui-ci s’éponger; au demeurant ce que lui disait Molinier l’intéressait fort; mais leur point de vue n’était pas le même et la discussion s’échauffait.
« Faites surveiller la maison, disait Molinier. Recueillez les rapports du concierge et de la fausse servante, tout cela va fort bien. Mais faites attention que, pour peu que vous poussiez un peu trop avant cette enquête, l’affaire vous échappera… Je veux dire qu’elle risque de vous entraîner beaucoup plus loin que vous ne pensiez tout d’abord.
– Ces préoccupations n’ont rien à voir avec la justice.
– Voyons! Voyons, mon ami; nous savons vous et moi ce que devrait être la justice, et ce qu’elle est. Nous faisons pour le mieux, c’est entendu; mais, si bien que nous fassions, nous ne parvenons à rien que d’approximatif. Le cas qui vous occupe aujourd’hui est particulièrement délicat: sur quinze inculpés, ou qui, sur un mot de vous pourront l’être demain, il y a neuf mineurs. Et certains de ces enfants, vous le savez, sont fils de très honorables familles. C’est pourquoi je considère en l’occurrence le moindre mandat d’arrêt comme une insigne maladresse. Les journaux de parti vont s’emparer de l’affaire, et vous ouvrez la porte à tous les chantages, à toutes les diffamations. Vous aurez beau faire: malgré toute votre prudence vous n’empêcherez pas que des noms propres soient prononcés… Je n’ai pas qualité pour vous donner un conseil, et vous savez combien plus volontiers j’en recevrais de vous dont j’ai toujours reconnu et apprécié la hauteur de vue, la lucidité, la droiture… Mais, à votre place, voici comment j’agirais: je chercherais le moyen de mettre fin à cet abominable scandale en m’emparant des quatre ou cinq instigateurs… Oui, je sais qu’ils sont de prise difficile; mais que diable, c’est notre métier. Je ferais fermer l’appartement, le théâtre de ces orgies, et je m’arrangerais de manière à prévenir les parents de ces jeunes effrontés, doucement, secrètement, et simplement de manière à empêcher les récidives. Ah! par exemple, faites coffrer les femmes! ça, je vous l’accorde volontiers; il me paraît que nous avons affaire ici à quelques créatures d’une insondable perversité et dont il importe de nettoyer la société. Mais, encore une fois, ne vous saisissez pas des enfants; contentez-vous de les effrayer, puis couvrez tout cela de l’étiquette “ayant agi sans discernement” et qu’ils restent longtemps étonnés d’en être quittes pour la peur. Songez que trois d’entre eux n’ont pas quatorze ans et que les parents sûrement les considèrent comme des anges de pureté et d’innocence. Mais au fait, cher ami, voyons, entre nous, est-ce que nous songions déjà aux femmes à cet âge? »
Il s’était arrêté, plus essoufflé par son éloquence que par la marche, et forçait Profitendieu qu’il tenait par la manche, de s’arrêter aussi…
« Ou si nous y pensions, reprenait-il, c’était idéalement, mystiquement, religieusement si je puis dire. Ces enfants d’aujourd’hui, voyez-vous, ces enfants n’ont plus d’idéal… À propos, comment vont les vôtres? Bien entendu, je ne disais pas tout cela pour eux. Je sais qu’avec eux, sous votre surveillance, et grâce à l’éducation que vous leur avez donnée, de tels égarements ne sont pas à craindre. »
En effet Profitendieu n’avait eu jusqu’à présent qu’à se louer de ses fils; mais il ne se faisait pas d’illusion: la meilleure éducation du monde ne prévalait pas contre les mauvais instincts; Dieu merci, ses enfants n’avaient pas de mauvais instincts, non plus que les enfants de Molinier sans doute; aussi se garaient-ils d’eux-mêmes des mauvaises fréquentations et des mauvaises lectures. Car que sert d’interdire ce qu’on ne peut pas empêcher? Les livres qu’on lui défend de lire, l’enfant les lit en cachette. Lui, son système est bien simple: les mauvais livres, il n’en défendait pas la lecture; mais il s’arrangeait de façon que ses enfants n’aient aucune envie de les lire. Quant à l’affaire en question, il y réfléchirait encore et promettait en tout cas de ne rien faire sans en aviser Molinier. Simplement on continuerait à exercer une discrète surveillance et, puisque le mal durait déjà depuis trois mois, il pouvait bien continuer quelques jours ou quelques semaines encore. Au surplus, les vacances se chargeraient de disperser les délinquants. Au revoir.
Profitendieu put enfin presser le pas.
Sitôt rentré, il courut à son cabinet de toilette et ouvrit les robinets de la baignoire. Antoine guettait le retour de son maître et fit en sorte de le croiser dans le corridor.
Ce fidèle serviteur était dans la maison depuis quinze ans; il avait vu grandir les enfants. Il avait pu voir bien des choses; il en soupçonnait beaucoup d’autres, mais faisait mine de ne remarquer rien de ce qu’on prétendait lui cacher. Bernard ne laissait pas d’avoir de l’affection pour Antoine. Il n’avait pas voulu partir sans lui dire adieu. Et peut-être par irritation contre sa famille se plaisait-il à mettre un simple domestique dans la confidence de ce départ que ses proches ignoraient; mais il faut dire à la décharge de Bernard qu’aucun des siens n’était alors à la maison. De plus Bernard n’aurait pu leur dire adieu sans qu’ils cherchassent à le retenir. Il redoutait les explications. À Antoine il pouvait dire simplement: « Je m’en vais. » Mais ce faisant il lui tendait la main d’une façon si solennelle que le vieux serviteur s’étonna.
« Monsieur Bernard ne rentre pas dîner?
– Ni pour coucher, Antoine. Et comme l’autre restait indécis ne sachant trop ce qu’il devait comprendre, ni s’il devait interroger davantage, Bernard répéta plus intentionnellement: “Je m’en vais”, puis il ajouta: – J’ai laissé une lettre sur le bureau de… Il ne put se résoudre à dire: de papa, il se reprit: … sur la table du bureau. Adieu. »
En serrant la main d’Antoine, il était ému comme s’il prenait congé du même coup de son passé; il répéta bien vite adieu, puis partit, avant de laisser éclater le gros sanglot qui montait à sa gorge.
Antoine doutait si ce n’était point une grave responsabilité que de le laisser partir ainsi – mais comment eût-il pu le retenir?
Que ce départ de Bernard fût pour toute la famille un événement inattendu, monstrueux, Antoine le sentait de reste, mais son rôle de parfait serviteur était de ne paraître pas s’en étonner. Il n’avait pas à savoir ce que Monsieur Profitendieu ne savait pas. Sans doute aurait-il pu lui dire simplement: « Monsieur sait-il que monsieur Bernard est parti? » mais il perdait ainsi tout avantage et cela n’était pas plaisant du tout. S’il attendait son maître avec tant d’impatience, c’était pour lui glisser, sur un ton neutre, déférent, et comme un simple avis que l’eût chargé de transmettre Bernard, cette phrase qu’il avait longuement préparée:
« Avant de s’en aller, Monsieur Bernard a laissé une lettre pour Monsieur dans le bureau. Phrase si simple qu’elle risquait de demeurer inaperçue; il avait vainement cherché quelque chose de plus gros, sans rien trouver qui fût à la fois naturel. Mais comme il n’arrivait jamais à Bernard de s’absenter, Monsieur Profitendieu, qu’Antoine observait du coin de l’œil, ne put réprimer un sursaut:
– Comment! avant de… »
Il se ressaisit aussitôt; il n’avait pas à laisser paraître son étonnement devant un subalterne; le sentiment de sa supériorité ne le quittait point. Il acheva d’un ton calme, magistral vraiment:
« C’est bien. »
Et tout en gagnant son cabinet:
« Où dis-tu qu’elle est, cette lettre?
– Sur le bureau de Monsieur. »
Profitendieu, sitôt entré dans la pièce, vit en effet une enveloppe posée d’une manière bien apparente en face du fauteuil où il avait coutume de s’asseoir pour écrire; mais Antoine ne lâchait pas prise si vite, et monsieur Profitendieu n’avait pas lu deux lignes de la lettre, qu’il entendait frapper à la porte.
« J’oubliais de dire à Monsieur qu’il y a deux personnes qui attendent dans le petit salon.
– Quelles personnes?
– Je ne sais pas.
– Elles sont ensemble?
– Il ne paraît pas.
– Qu’est-ce qu’elles me veulent?
– Je ne sais pas. Elles voudraient voir Monsieur. »
Profitendieu sentit que la patience lui échappait.
« J’ai déjà dit et répété que je ne voulais pas qu’on vienne me déranger ici – surtout à cette heure; j’ai mes jours et mes heures de réception au Palais… Pourquoi les as-tu introduites?
– Elles ont dit toutes deux qu’elles avaient quelque chose de pressé à dire à Monsieur.
– Elles sont ici depuis longtemps?
– Depuis bientôt une heure. »
Profitendieu fit quelques pas dans la pièce et passa une main sur son front; de l’autre il tenait la lettre de Bernard. Antoine restait devant la porte, digne, impassible. Enfin il eut la joie de voir le juge perdre son calme et l’entendre, pour la première fois de sa vie, frappant du pied, gronder:
« Qu’on me fiche la paix! Qu’on me fiche la paix! Dis-leur que je suis occupé. Qu’elles reviennent un autre jour. »
Antoine n’était pas plus tôt sorti que Profitendieu courut à la porte:
« Antoine! Antoine!… Et puis, va fermer les robinets de la baignoire. »
Il était bien question d’un bain! Il s’approcha de la fenêtre et lut:
« Monsieur,
« J’ai compris, à la suite de certaine découverte que j’ai faite par hasard cet après-midi, que je dois cesser de vous considérer comme mon père, et c’est pour moi un immense soulagement. En me sentant si peu d’amour pour vous, j’ai longtemps cru que j’étais un fils dénaturé; je préfère savoir que je ne suis pas votre fils du tout. Peut-être estimez-vous que je vous dois la reconnaissance pour avoir été traité par vous comme un de vos enfants; mais d’abord j’ai toujours senti entre eux et moi votre différence d’égards, et puis tout ce que vous en avez fait, je vous connais assez pour savoir que c’était par horreur du scandale, pour cacher une situation qui ne vous faisait pas beaucoup honneur – et enfin parce que vous ne pouviez faire autrement. Je préfère partir sans revoir ma mère, parce que je craindrais, en lui faisant mes adieux définitifs, de m’attendrir et aussi parce que devant moi, elle pourrait se sentir dans une fausse situation – ce qui me serait désagréable. Je doute que son affection pour moi soit bien vive; comme j’étais le plus souvent en pension, elle n’a guère eu le temps de me connaître, et comme ma vue lui rappelait sans cesse quelque chose de sa vie qu’elle aurait voulu effacer, je pense qu’elle me verra partir avec soulagement et plaisir. Dites-lui, si vous en avez le courage, que je ne lui en veux pas de m’avoir fait bâtard; qu’au contraire, je préfère ça à savoir que je suis né de vous. (Excusez-moi de parler ainsi; mon intention n’est pas de vous écrire des insultes; mais ce que j’en dis va vous permettre de me mépriser, et cela vous soulagera.)
« Si vous désirez que je garde le silence sur les secrètes raisons qui m’ont fait quitter votre foyer, je vous prie de ne point chercher à m’y faire revenir. La décision que je prends de vous quitter est irrévocable. Je ne sais ce qu’a pu vous coûter mon entretien jusqu’à ce jour; je pouvais accepter de vivre à vos dépens tant que j’étais dans l’ignorance, mais il va sans dire que je préfère ne rien recevoir de vous à l’avenir. L’idée de vous devoir quoi que ce soit m’est intolérable et je crois que, si c’était à recommencer, je préférerais mourir de faim plutôt que de m’asseoir à votre table. Heureusement il me semble me souvenir d’avoir entendu dire que ma mère, quand elle vous a épousé, était plus riche que vous. Je suis donc libre de penser que je n’ai vécu qu’à sa charge. Je la remercie, la tiens quitte de tout le reste, et lui demande de m’oublier. Vous trouverez bien un moyen d’expliquer mon départ auprès de ceux qui pourraient s’en étonner. Je vous permets de me charger (mais je sais bien que vous n’attendrez pas ma permission pour le faire).
« Je signe du ridicule nom qui est le vôtre, que je voudrais pouvoir vous rendre, et qu’il me tarde de déshonorer.
« Bernard Profitendieu.
« P.-S. – Je laisse chez vous toutes mes affaires qui pourront servir à Caloub plus légitimement, je l’espère pour vous. »
Monsieur Profitendieu gagna, en chancelant, un fauteuil. Il eût voulu réfléchir, mais les idées tourbillonnaient confusément dans sa tête. De plus, il ressentait un petit pincement au côté droit, là, sous les côtes; il n’y couperait pas: c’était la crise de foie. Y avait-il seulement de l’eau de Vichy à la maison? Si au moins son épouse était rentrée! Comment allait-il l’avertir de la fuite de Bernard? Devait-il lui montrer la lettre? Elle est injuste, cette lettre, abominablement injuste. Il devrait s’en indigner surtout. Il voudrait prendre pour de l’indignation sa tristesse. Il respire fortement et à chaque expiration exhale un « ah! mon Dieu! » rapide et faible comme un soupir. Sa douleur au côté se confond avec sa tristesse, la prouve et la localise. Il lui semble qu’il a du chagrin au foie. Il se jette dans un fauteuil et relit la lettre de Bernard. Il hausse tristement les épaules. Certes elle est cruelle pour lui, cette lettre; mais il y sent du dépit, du défi, de la jactance. Jamais aucun de ses autres enfants, de ses vrais enfants, n’aurait été capable d’écrire ainsi, non plus qu’il n’en aurait été capable lui-même; il le sait bien, car il n’est rien en eux qu’il n’ait connu de reste en lui-même. Certes il a toujours cru qu’il devait blâmer ce qu’il sentait en Bernard de neuf, de rude, et d’indompté; mais il a beau le croire encore, il sent bien que c’est précisément à cause de cela qu’il l’aimait comme il n’avait jamais aimé les autres.
Depuis quelques instants on entendait dans la pièce d’à côté Cécile qui, rentrée du concert, s’était mise au piano et répétait avec obstination la même phrase d’une barcarolle. À la fin Albéric Profitendieu n’y tint plus. Il entrouvrit la porte du salon et, d’une voix plaintive, quasi suppliante, car la colique hépatique commençait à le faire cruellement souffrir (au surplus il a toujours été quelque peu timide avec elle):
« Ma petite Cécile, voudrais-tu t’assurer qu’il y a de l’eau de Vichy à la maison; et s’il n’y en a pas, en envoyer chercher. Et puis tu serais gentille d’arrêter un peu ton piano.
– Tu es souffrant?
– Mais non, mais non. Simplement j’ai besoin de réfléchir un peu jusqu’au dîner et ta musique me dérange. »
Et, par gentillesse, car la souffrance le rend doux, il ajoute:
« C’est bien joli ce que tu jouais là. Qu’est-ce que c’est? »
Mais il sort sans avoir entendu la réponse. Du reste sa fille qui sait qu’il n’entend rien à la musique et confond Viens Poupoule avec la marche de Tannhäuser (du moins c’est elle qui le dit), n’a pas l’intention de lui répondre. Mais voici qu’il rouvre la porte:
« Ta mère n’est pas rentrée?
– Non, pas encore. »
C’est absurde. Elle allait rentrer si tard qu’il n’aurait pas le temps de lui parler avant le dîner. Qu’est-ce qu’il pourrait inventer pour expliquer provisoirement l’absence de Bernard? Il ne pouvait pourtant pas raconter la vérité, livrer aux enfants le secret de l’égarement passager de leur mère. Ah! tout était si bien pardonné, oublié, réparé. La naissance d’un dernier fils avait scellé leur réconciliation. Et soudain ce spectre vengeur qui ressort du passé, ce cadavre que le flot ramène…
Allons! qu’est-ce que c’est encore? La porte de son bureau s’est ouverte sans bruit; vite, il glisse la lettre dans la poche intérieure de son veston; la portière tout doucement se soulève. C’est Caloub.
« Papa, dis… Qu’est-ce que ça veut dire, cette phrase latine. Je n’y comprends rien…
– Je t’ai déjà dit de ne pas entrer sans frapper. Et puis je ne veux pas que tu viennes me déranger comme ça à tout bout de champ. Tu prends l’habitude de te faire aider et de te reposer sur les autres, au lieu de donner un effort personnel. Hier, c’était ton problème de géométrie, aujourd’hui c’est une… de qui est-elle ta phrase latine? »
Caloub tend son cahier:
« Il ne nous a pas dit; mais, tiens, regarde: toi tu vas reconnaître. Il nous l’a dictée, mais j’ai peut-être mal écrit. Je voudrais savoir au moins si c’est correct… »
Monsieur Profitendieu prend le cahier, mais il souffre trop. Il repousse doucement l’enfant:
« Plus tard. On va dîner. Charles est-il rentré?
– Il est redescendu à son cabinet. (C’est au rez-de-chaussée que l’avocat reçoit sa clientèle.)
– Va lui dire qu’il vienne me trouver. Va vite. »
Un coup de sonnette! Madame Profitendieu rentre enfin, elle s’excuse d’être en retard; elle a dû faire beaucoup de visites. Elle s’attriste de trouver son mari souffrant. Que peut-on faire pour lui? C’est vrai qu’il a très mauvaise mine. – Il ne pourra manger. Qu’on se mette à table sans lui. Mais qu’après le repas elle vienne le retrouver avec les enfants. – Bernard? – Ah! c’est vrai; son ami… tu sais bien, celui avec qui il prenait des répétitions de mathématiques, est venu l’emmener dîner.
Profitendieu se sentait mieux. Il avait d’abord eu peur d’être trop souffrant pour pouvoir parler. Pourtant il importait de donner une explication de la disparition de Bernard. Il savait maintenant ce qu’il devait dire, si douloureux que cela fût. Il se sentait ferme et résolu. Sa seule crainte, c’était que sa femme ne l’interrompît par des pleurs, par un cri; qu’elle ne se trouvât mal…
Une heure plus tard, elle entre avec les trois enfants: s’approche. Il la fait asseoir près de lui contre son fauteuil.
« Tâche de te tenir, lui dit-il à voix basse, mais sur un ton impérieux; et ne dis pas un mot, tu m’entends. Nous causerons ensuite tous les deux. »
Et tandis qu’il parle, il garde une de ses mains à elle dans les siennes.
« Allons; asseyez-vous, mes enfants. Cela me gêne de vous sentir là, debout devant moi comme pour un examen. J’ai à vous dire quelque chose de très triste. Bernard nous a quittés et nous ne le reverrons plus… d’ici quelque temps. Il faut que je vous apprenne aujourd’hui ce que je vous ai caché d’abord, désireux que j’étais de vous voir aimer Bernard comme un frère; car votre mère et moi nous l’aimions comme notre enfant. Mais il n’était pas notre enfant… et un oncle à lui, un frère de sa vraie mère qui nous l’avait confié en mourant… est venu ce soir le reprendre. »
Un pénible silence suit ses paroles et l’on entend renifler Caloub. Chacun attend, pensant qu’il va parler davantage. Mais il fait un geste de la main:
« Allez maintenant, mes enfants. J’ai besoin de causer avec votre mère. »
Après qu’ils sont partis, monsieur Profitendieu reste longtemps sans rien dire. La main que madame Profitendieu a laissée dans les siennes est comme morte. De l’autre, elle a porté son mouchoir à ses yeux. Elle s’accoude à la grande table, et se détourne pour pleurer. À travers les sanglots qui la secouent, Profitendieu l’entend murmurer:
« Oh! vous êtes cruel… Oh! vous l’avez chassé… »
Tout à l’heure, il avait résolu de ne pas lui montrer la lettre de Bernard; mais devant cette accusation si injuste, il la lui tend:
« Tiens: lis.
– Je ne peux pas.
– Il faut que tu lises. »
Il ne songe plus à son mal. Il la suit des yeux, tout le long de la lettre, ligne après ligne. Tout à l’heure en parlant, il avait peine à retenir ses larmes; à présent l’émotion même l’abandonne; il regarde sa femme. Que pense-t-elle? De la même voix plaintive, à travers les mêmes sanglots, elle murmure encore:
« Oh! pourquoi lui as-tu parlé… Tu n’aurais pas dû lui dire.
– Mais tu vois bien que je ne lui ai rien dit… Lis mieux sa lettre.
– J’ai bien lu… Mais alors comment a-t-il découvert? Qui lui a dit?… »
Quoi! c’est à cela qu’elle songe! C’est là l’accent de sa tristesse! Ce deuil devrait les réunir. Hélas! Profitendieu sent confusément leurs pensées à tous deux prendre une direction divergente. Et tandis qu’elle se plaint, qu’elle accuse, qu’elle revendique, il essaye d’incliner cet esprit rétif vers des sentiments plus pieux.
« Voilà l’expiation », dit-il.
Il s’est levé, par instinctif besoin de dominer; il se tient à présent tout dressé, oublieux et insoucieux de sa douleur physique, et pose gravement, tendrement, autoritairement la main sur l’épaule de Marguerite. Il sait bien qu’elle ne s’est jamais que très imparfaitement repentie de ce qu’il a toujours voulu considérer comme une défaillance passagère; il voudrait lui dire à présent que cette tristesse, cette épreuve pourra servir à son rachat; mais il cherche en vain une formule qui le satisfasse et qu’il puisse espérer faire entendre. L’épaule de Marguerite résiste à la douce pression de sa main. Marguerite sait si bien que toujours, insupportablement, quelque enseignement moral doit sortir, accouché par lui, des moindres événements de la vie; il interprète et traduit tout selon son dogme. Il se penche vers elle. Voici ce qu’il voudrait lui dire:
« Ma pauvre amie, vois-tu: il ne peut naître rien de bon du péché. Il n’a servi de rien de chercher à couvrir ta faute. Hélas! j’ai fait ce que j’ai pu pour cet enfant; je l’ai traité comme le mien propre. Dieu nous montre à présent que c’était une erreur, de prétendre… »
Mais dès la première phrase il s’arrête.
Et sans doute comprend-elle ces quelques mots si chargés de sens; sans doute ont-ils pénétré dans son cœur, car elle est reprise de sanglots, encore plus violents que d’abord, elle qui depuis quelques instants ne pleurait plus; puis elle se plie comme prête à s’agenouiller devant lui, qui se courbe vers elle et la maintient. Que dit-elle à travers ses larmes? Il se penche jusqu’à ses lèvres. Il entend:
« Tu vois bien… Tu vois bien… Ah! pourquoi m’as-tu pardonné…? Ah! je n’aurais pas dû revenir! »
Presque il est obligé de deviner ses paroles. Puis elle se tait. Elle non plus ne peut exprimer davantage. Comment lui eût-elle dit qu’elle se sentait emprisonnée dans cette vertu qu’il exigeait d’elle; qu’elle étouffait; que ce n’était pas tant sa faute qu’elle regrettait à présent, que de s’en être repentie. Profitendieu s’était redressé:
« Ma pauvre amie, dit-il sur un ton digne et sévère, je crains que tu ne sois un peu butée ce soir. Il est tard. Nous ferions mieux d’aller nous coucher. »
Il l’aide à se relever, puis l’accompagne jusqu’à sa chambre, pose ses lèvres sur son front, puis retourne dans son bureau et se jette dans un fauteuil. Chose étrange, sa crise de foie s’est calmée; mais il se sent brisé. Il reste le front dans les mains, trop triste pour pleurer. Il n’entend pas frapper à la porte, mais, au bruit de la porte qui s’ouvre, lève la tête: c’est son fils Charles:
« Je venais te dire bonsoir. »
Charles s’approche. Il a tout compris. Il veut le donner à entendre à son père. Il voudrait lui témoigner sa pitié, sa tendresse, sa dévotion, mais, qui le croirait d’un avocat: il est on ne peut plus maladroit à s’exprimer; ou peut-être devient-il maladroit précisément lorsque ses sentiments sont sincères. Il embrasse son père. La façon insistante qu’il a de poser, d’appuyer sa tête sur l’épaule de son père et de l’y laisser quelque temps, persuade celui-ci qu’il a compris. Il a si bien compris que le voici qui, relevant un peu la tête, demande, gauchement, comme tout ce qu’il fait, – mais il a le cœur si tourmenté qu’il ne peut se retenir de demander:
« Et Caloub? »
La question est absurde, car, autant Bernard différait des autres enfants, autant chez Caloub l’air de famille est sensible. Profitendieu tape sur l’épaule de Charles:
« Non; non; rassure-toi. Bernard seul. »
Alors Charles, sentencieusement:
« Dieu chasse l’intrus pour… »
Mais Profitendieu l’arrête; qu’a-t-il besoin qu’on lui parle ainsi?
« Tais-toi. »
Le père et le fils n’ont plus rien à se dire. Quittons-les. Il est bientôt onze heures. Laissons madame Profitendieu dans sa chambre assise sur une petite chaise droite peu confortable. Elle ne pleure pas; elle ne pense à rien. Elle voudrait, elle aussi, s’enfuir; mais elle ne le fera pas. Quand elle était avec son amant, le père de Bernard, que nous n’avons pas à connaître, elle se disait: Va, tu auras beau faire; tu ne seras jamais qu’une honnête femme. Elle avait peur de la liberté, du crime, de l’aisance; ce qui fit qu’au bout de dix jours elle rentrait repentante au foyer. Ses parents autrefois avaient bien raison de lui dire: Tu ne sais jamais ce que tu veux. Quittons-la. Cécile dort déjà. Caloub considère avec désespoir sa bougie; elle ne durera pas assez pour lui permettre d’achever un livre d’aventures, qui le distrait du départ de Bernard. J’aurais été curieux de savoir ce qu’Antoine a pu raconter à son amie la cuisinière; mais on ne peut tout écouter. Voici l’heure où Bernard doit aller retrouver Olivier. Je ne sais pas trop où il dîna ce soir, ni même s’il dîna du tout. Il a passé sans encombre devant la loge du concierge; il monte en tapinois l’escalier…
III
Plenty and peace breeds cowards; hardness ever
Of hardiness is mother.
Shakespeare.
Olivier s’était mis au lit pour recevoir le baiser de sa mère, qui venait embrasser ses deux derniers enfants dans leur lit tous les soirs. Il aurait pu se rhabiller pour recevoir Bernard, mais il doutait encore de sa venue et craignait de donner l’éveil à son jeune frère. Georges d’ordinaire s’endormait vite et se réveillait tard; peut-être même ne s’apercevrait-il de rien d’insolite.
En entendant une sorte de grattement discret à la porte, Olivier bondit de son lit, enfonça ses pieds hâtivement dans des babouches et courut ouvrir. Point n’était besoin d’allumer; le clair de lune illuminait suffisamment la chambre. Olivier serra Bernard dans ses bras.
« Comme je t’attendais! Je ne pouvais pas croire que tu viendrais. Tes parents savent que tu ne couches pas chez toi ce soir? »
Bernard regardait tout droit devant lui, dans le noir. Il haussa les épaules.
« Tu trouves que j’aurais dû leur demander la permission, hein? »
Le ton de sa voix était si froidement ironique qu’Olivier sentit aussitôt l’absurdité de sa question. Il n’a pas encore compris que Bernard est parti « pour de bon »; il croit qu’il n’a l’intention de découcher que ce seul soir et ne s’explique pas bien le motif de cette équipée. Il l’interroge: – Quand Bernard compte-t-il rentrer? – Jamais! – Le jour se fait dans l’esprit d’Olivier. Il a grand souci de se montrer à la hauteur des circonstances et ne se laisser surprendre par rien; pourtant un: « C’est énorme, ce que tu fais là » lui échappe.
Il ne déplaît pas à Bernard d’étonner un peu son ami; il est surtout sensible à ce qui perce d’admiration dans cette interjection; mais il hausse de nouveau les épaules. Olivier lui a pris la main; il est très grave; il demande anxieusement:
« Mais… pourquoi t’en vas-tu?
– Ah! ça, mon vieux, c’est des affaires de famille. Je ne peux pas te le dire. Et pour ne pas avoir l’air trop sérieux, il s’amuse, du bout de son soulier, à faire tomber la babouche qu’Olivier balance au bout de son pied, car ils se sont assis au bord du lit.
– Alors où vas-tu vivre?
– Je ne sais pas.
– Et avec quoi?
– On verra ça.
– Tu as de l’argent?
– De quoi déjeuner demain.
– Et ensuite?
– Ensuite il faudra chercher. Bah! je trouverai bien quelque chose. Tu verras; je te raconterai. »
Olivier admire immensément son ami. Il le sait de caractère résolu; pourtant, il doute encore; à bout de ressources et pressé par le besoin bientôt, ne va-t-il pas chercher à rentrer? Bernard le rassure: il tentera n’importe quoi plutôt que de retourner près des siens. Et comme il répète à plusieurs reprises et toujours plus sauvagement: n’importe quoi – une angoisse étreint le cœur d’Olivier. Il voudrait parler, mais il n’ose. Enfin, il commence, en baissant la tête et d’une voix mal assurée:
« Bernard… tout de même, tu n’as pas l’intention de… Mais il s’arrête. Son ami lève les yeux et, sans bien voir Olivier, distingue sa confusion.
– De quoi? demande-t-il. Qu’est-ce que tu veux dire? Parle. De voler? »
Olivier remue la tête. Non, ce n’est pas cela. Soudain il éclate en sanglots; il étreint convulsivement Bernard.
« Promets que tu ne te… »
Bernard l’embrasse, puis le repousse en riant. Il a compris:
« Ça, je te le promets. Non, je ne ferai pas le marlou. Et il ajoute: – Avoue tout de même que ça serait le plus simple. Mais Olivier se sent rassuré; il sait bien que ces derniers mots ne sont dits que par affectation de cynisme.
– Ton examen?
– Oui; c’est ça qui m’embête. Je ne voudrais tout de même pas le rater. Je crois que je suis prêt; c’est plutôt une question de ne pas être fatigué ce jour-là. Il faut que je me tire d’affaire très vite. C’est un peu risqué; mais… je m’en tirerai; tu verras. »
Ils restent un instant silencieux. La seconde babouche est tombée. Bernard:
« Tu vas prendre froid. Recouche-toi.
– Non, c’est toi qui vas te coucher.
– Tu plaisantes! Allons, vite – et il force Olivier à rentrer dans le lit défait.
– Mais toi? Où vas-tu dormir?
– N’importe où. Par terre. Dans un coin. Il faut bien que je m’habitue.
– Non, écoute. Je veux te dire quelque chose, mais je ne pourrai pas si je ne te sens pas tout près de moi. Viens dans mon lit. Et après que Bernard, qui s’est en un instant dévêtu, l’a rejoint: – Tu sais, ce que je t’avais dit l’autre fois… Ça y est… J’y ai été. »
Bernard comprend à demi-mot. Il presse contre lui son ami, qui continue:
« Eh bien! mon vieux, c’est dégoûtant. C’est horrible… Après, j’avais envie de cracher, de vomir, de m’arracher la peau, de me tuer.
– Tu exagères.
– Ou de la tuer, elle…
– Qui était-ce? Tu n’as pas été imprudent, au moins?
– Non, c’est une gonzesse que Dhurmer connaît bien; à qui il m’avait présenté. C’est surtout sa conversation qui m’écœurait. Elle n’arrêtait pas de parler. Et ce qu’elle est bête! Je ne comprends pas qu’on ne se taise pas à ces moments-là. J’aurais voulu la bâillonner, l’étrangler…
– Mon pauvre vieux! Tu devais pourtant bien penser que Dhurmer ne pouvait t’offrir qu’une idiote… Était-elle belle, au moins?
– Si tu crois que je l’ai regardée!
– Tu es un idiot. Tu es un amour. Dormons… Est-ce qu’au moins tu as bien…
– Parbleu! C’est bien ça qui me dégoûte le plus: c’est que j’aie pu tout de même… tout comme si je la désirais.
– Eh bien! mon vieux, c’est épatant.
– Tais-toi donc. Si c’est ça l’amour, j’en ai soupé pour longtemps.
– Quel gosse tu fais!
– J’aurais voulu t’y voir.
– Oh! moi, tu sais, je ne cours pas après. Je te l’ai dit: j’attends l’aventure. Comme ça, froidement, ça ne me dit rien. N’empêche que si je…
– Que si tu…?
– Que si elle… Rien; dormons. Et brusquement il tourne le dos, s’écartant un peu de ce corps dont la chaleur le gêne. Mais Olivier, au bout d’un instant:
– Dis… tu crois que Barrès sera élu?
– Parbleu!… Ça te congestionne?
– Je m’en fous! Dis… Écoute un peu… Il pèse sur l’épaule de Bernard qui se retourne. – Mon frère a une maîtresse.
– Georges? »
Le petit, qui fait semblant de dormir, mais qui écoute tout, l’oreille tendue dans le noir, en entendant son nom, retient son souffle.
« Tu es fou! Je te parle de Vincent. (Plus âgé qu’Olivier, Vincent vient d’achever ses premières années de médecine.)
– Il te l’a dit?
– Non. Je l’ai appris sans qu’il s’en doute. Mes parents n’en savent rien.
– Qu’est-ce qu’ils diraient, s’ils apprenaient?
– Je ne sais pas. Maman serait au désespoir. Papa lui demanderait de rompre ou d’épouser.
– Parbleu! les bourgeois honnêtes ne comprennent pas qu’on puisse être honnête autrement qu’eux. Comment l’as-tu appris, toi?
– Voici: depuis quelque temps Vincent sort la nuit, après que mes parents sont couchés. Il fait le moins de bruit qu’il peut en descendant, mais je reconnais son pas dans la rue. La semaine dernière mardi je crois, la nuit était si chaude que je ne pouvais pas rester couché. Je me suis mis à la fenêtre pour respirer mieux. J’ai entendu la porte d’en bas s’ouvrir et se refermer. Je me suis penché, et quand il a passé près du réverbère, j’ai reconnu Vincent. Il était minuit passé. C’était la première fois. Je veux dire: la première fois que je le remarquais. Mais, depuis que je suis averti, je surveille – oh! sans le vouloir… et presque chaque nuit je l’entends sortir. Il a sa clef et mes parents lui ont arrangé notre ancienne chambre, à Georges et à moi, en cabinet de consultation, pour quand il aura de la clientèle. Sa chambre est à côté, à gauche du vestibule, tandis que le reste de l’appartement est à droite. Il peut sortir et rentrer quand il veut, sans qu’on le sache. D’ordinaire je ne l’entends pas rentrer, mais avant-hier, lundi soir, je ne sais ce que j’avais; je songeais au projet de revue de Dhurmer… Je ne pouvais pas m’endormir. J’ai entendu des voix dans l’escalier; j’ai pensé que c’était Vincent.
– Il était quelle heure? demande Bernard, non tant par désir de le savoir que pour marquer son intérêt.
– Trois heures du matin, je pense. Je me suis levé et j’ai mis mon oreille contre la porte. Vincent causait avec une femme. Ou plutôt c’était elle seule qui parlait.
– Alors comment savais-tu que c’était lui? Tous les locataires passent devant ta porte.
– C’est même rudement gênant quelquefois: plus il est tard, plus ils font de chahut en montant; ce qu’ils se fichent des gens qui dorment!… Ça ne pouvait être que lui; j’entendais la femme répéter son nom. Elle lui disait… oh! ça me dégoûte de redire ça…
– Va donc.
– Elle lui disait: “Vincent, mon amant, mon amour, ah! ne me quittez pas!”
– Elle lui disait vous?
– Oui. N’est-ce pas que c’est curieux?
– Raconte encore.
– “Vous n’avez plus le droit de m’abandonner à présent. Que voulez-vous que je devienne? Où voulez-vous que j’aille? Dites-moi quelque chose. Oh! parlez-moi.” Et elle l’appelait de nouveau par son nom et répétait: “Mon amant, mon amant”, d’une voix de plus en plus triste et de plus en plus basse. Et puis j’ai entendu un bruit (ils devaient être sur les marches) – un bruit comme de quelque chose qui tombe. Je pense qu’elle s’est jetée à genoux.
– Et lui, il ne répondait rien?
– Il a dû monter les dernières marches; j’ai entendu la porte de l’appartement qui se refermait. Et ensuite elle est restée longtemps, tout près, presque contre ma porte. Je l’entendais sangloter.
– Tu aurais dû lui ouvrir.
– Je n’ai pas osé. Vincent serait furieux s’il savait que je suis au courant de ses affaires. Et puis j’ai eu peur qu’elle ne soit très gênée d’être surprise en train de pleurer. Je ne sais pas ce que j’aurais pu lui dire. »
Bernard s’était retourné vers Olivier.
« À ta place, moi, j’aurais ouvert.
– Oh! parbleu, toi tu oses toujours tout. Tout ce qui te passe par la tête, tu le fais.
– Tu me le reproches?
– Non, je t’envie.
– Tu vois qui ça pouvait être, cette femme?
– Comment veux-tu que je sache? Bonne nuit.
– Dis… tu es sûr que Georges ne nous a pas entendus? chuchote Bernard à l’oreille d’Olivier. Ils restent un moment aux aguets.
– Non, il dort, reprend Olivier de sa voix naturelle; et puis il n’aurait pas compris. Sais-tu ce qu’il a demandé, l’autre jour, à papa?… Pourquoi les… »
Cette fois Georges n’y tient plus; il se dresse à demi sur son lit et coupant la parole à son frère:
« Imbécile, crie-t-il; tu n’as donc pas vu que je faisais exprès?… Parbleu oui, j’ai entendu tout ce que vous avez dit tout à l’heure; oh! c’est pas la peine de vous frapper. Pour Vincent je savais ça déjà depuis longtemps. Seulement, mes petits, tâchez maintenant de parler plus bas, parce que j’ai sommeil. Ou taisez-vous. »
Olivier se tourne du côté du mur. Bernard, qui ne dort pas, contemple la pièce. Le clair de lune la fait paraître plus grande. Au fait, il la connaît à peine. Olivier ne s’y tient jamais dans la journée; les rares fois qu’il a reçu Bernard, ç’a été dans l’appartement du dessus. Le clair de lune touche à présent le pied du lit où Georges enfin s’est endormi; il a presque tout entendu de ce qu’a raconté son frère; il a de quoi rêver. Au-dessus du lit de Georges, on distingue une petite bibliothèque à deux rayons où sont des livres de classe. Sur une table, près du lit d’Olivier, Bernard aperçoit un livre de plus grand format; il étend le bras, le saisit pour regarder le titre: – Tocqueville; mais quand il veut le reposer sur la table, le livre tombe et le bruit réveille Olivier.
« Tu lis du Tocqueville, à présent?
– C’est Dubac qui m’a prêté ça.
– Ça te plaît?
– C’est un peu rasoir. Mais il y a des choses très bien.
– Écoute. Qu’est-ce que tu fais demain? »
Le lendemain, jeudi, les lycéens sont libres. Bernard songe à retrouver peut-être son ami. Il a l’intention de ne plus retourner au lycée; il prétend se passer des derniers cours et préparer son examen tout seul.
« Demain, dit Olivier, je vais à onze heures et demie à la gare Saint-Lazare, pour l’arrivée du train de Dieppe à la rencontre de mon oncle Édouard qui revient d’Angleterre. L’après-midi, à trois heures, j’irai retrouver Dhurmer au Louvre. Le reste du temps il faut que je travaille.
– Ton oncle Édouard?
– Oui, c’est un demi-frère de maman. Il est absent depuis six mois, et je ne le connais qu’à peine; mais je l’aime beaucoup. Il ne sait pas que je vais à sa rencontre et j’ai peur de ne pas le reconnaître. Il ne ressemble pas du tout au reste de ma famille; c’est quelqu’un de très bien.
– Qu’est-ce qu’il fait?
– Il écrit. J’ai lu presque tous ses livres; mais voici longtemps qu’il n’a plus rien publié.
– Des romans?
– Oui; des espèces de romans.
– Pourquoi est-ce que tu ne m’en as jamais parlé?
– Parce que tu aurais voulu les lire; et si tu ne les avais pas aimés…
– Eh bien! achève.
– Eh bien, ça m’aurait fait de la peine. Voilà.
– Qu’est-ce qui te fait dire qu’il est très bien?
– Je ne sais pas trop. Je t’ai dit que je ne le connais presque pas. C’est plutôt un pressentiment. Je sens qu’il s’intéresse à beaucoup de choses qui n’intéressent pas mes parents, et qu’on peut lui parler de tout. Un jour, c’était peu de temps avant son départ, il avait déjeuné chez nous; tout en causant avec mon père, je sentais qu’il me regardait constamment et ça commençait à me gêner; j’allais sortir de la pièce – c’était la salle à manger, où l’on s’attardait après le café – mais il a commencé à questionner mon père à mon sujet, ce qui m’a gêné encore bien plus; et tout d’un coup papa s’est levé pour aller chercher des vers que je venais de faire et que j’avais été idiot de lui montrer.
– Des vers de toi?
– Mais si; tu connais; c’est cette pièce de vers que tu trouvais qui ressemblait au Balcon. Je savais qu’ils ne valaient rien ou pas grand-chose, et j’étais extrêmement fâché que papa sortît ça. Un instant, pendant que papa cherchait ces vers, nous sommes restés tous les deux seuls dans la pièce, l’oncle Édouard et moi, et j’ai senti que je rougissais énormément; je ne trouvais rien à lui dire; je regardais ailleurs – lui aussi du reste; il a commencé par rouler une cigarette; puis, sans doute pour me mettre un peu à l’aise, car certainement il a vu que je rougissais, il s’est levé et s’est mis à regarder par la fenêtre. Il sifflotait. Tout à coup il m’a dit: “Je suis bien plus gêné que toi.” Mais je crois que c’était par gentillesse. À la fin papa est rentré; il a tendu mes vers à l’oncle Édouard, qui s’est mis à les lire. J’étais si énervé que, s’il m’avait fait des compliments, je crois que je lui aurais dit des injures. Évidemment, papa en attendait, – des compliments; et comme mon oncle ne disait rien, il a demandé: “Eh bien? qu’est-ce que tu en penses?” Mais mon oncle lui a dit en riant: “Ça me gêne de lui en parler devant toi.” Alors papa est sorti en riant aussi. Et quand nous nous sommes trouvés de nouveau seuls, il m’a dit qu’il trouvait mes vers très mauvais; mais ça m’a fait plaisir de le lui entendre dire; et ce qui m’a fait plus de plaisir encore c’est que, tout d’un coup il a piqué du doigt deux vers, les deux seuls qui me plaisaient dans le poème; il m’a regardé en souriant et a dit: “Ça c’est bon.” N’est-ce pas que c’est bien? Et si tu savais de quel ton il m’a dit ça! Je l’aurais embrassé. Puis il m’a dit que mon erreur était de partir d’une idée, et que je ne me laissais pas assez guider par les mots. Je ne l’ai pas bien compris d’abord; mais je crois que je vois à présent ce qu’il voulait dire – et qu’il a raison. Je t’expliquerai ça une autre fois.
– Je comprends maintenant que tu veuilles te trouver à son arrivée.
– Oh! ce que je te raconte là n’est rien, et je ne sais pas pourquoi je te le raconte. Nous nous sommes dit encore beaucoup d’autres choses.
– À onze heures et demie, tu dis? Comment sais-tu qu’il arrive par ce train?
– Parce qu’il l’a écrit à maman sur une carte postale; et puis j’ai vérifié sur l’indicateur.
– Tu déjeuneras avec lui?
– Oh! non, il faut que je sois de retour ici pour midi. J’aurai juste le temps de lui serrer la main; mais ça me suffit… Ah! dis encore, avant que je ne m’endorme: quand est-ce que je te revois?
– Pas avant quelques jours. Pas avant que je ne me sois tiré d’affaire.
– Mais tout de même… si je pouvais t’aider.
– Si tu m’aidais? – Non. Ça ne serait pas de jeu. Il me semblerait que je triche. Dors bien. »
IV
Mon père était une bête, mais ma mère avait de l’esprit; elle était quiétiste; c’était une petite femme douce qui me disait souvent: Mon fils, vous serez damné. Mais cela ne lui faisait point de peine.
Fontenelle.
Non, ce n’était pas chez sa maîtresse que Vincent Molinier s’en allait ainsi chaque soir. Encore qu’il marche vite, suivons-le. Du haut de la rue Notre-Dame-des-Champs où il habite, Vincent descend jusqu’à la rue Saint-Placide qui la prolonge; puis rue du Bac où quelques bourgeois attardés circulent encore. Il s’arrête rue de Babylone devant une porte cochère, qui s’ouvre. Le voici chez le comte de Passavant. S’il ne venait pas ici souvent il n’entrerait pas si crânement dans ce fastueux hôtel. Le laquais qui lui ouvre sait très bien ce qui se cache de timidité sous cette feinte assurance. Vincent affecte de ne pas lui tendre son chapeau que, de loin, il jette sur un fauteuil. Pourtant, il n’y a pas longtemps que Vincent vient ici. Robert de Passavant, qui se dit maintenant son ami, est l’ami de beaucoup de monde. Je ne sais trop comment Vincent et lui se sont connus. Au lycée sans doute, encore que Robert de Passavant soit sensiblement plus âgé que Vincent; ils s’étaient perdus de vue quelques années, puis, tout dernièrement, rencontrés de nouveau, certain soir que, par extraordinaire, Olivier accompagnait son frère au théâtre; pendant l’entracte Passavant leur avait à tous deux offert des glaces; il avait appris ce soir-là que Vincent venait d’achever son externat, qu’il était indécis, ne sachant pas s’il se présenterait comme interne; les sciences naturelles, à dire vrai, l’attiraient plus que la médecine; mais la nécessité de gagner sa vie… Bref, Vincent avait accepté volontiers la proposition rémunératrice que lui fit peu de temps après Robert de Passavant, de venir chaque nuit soigner son vieux père, qu’une opération assez grave laissait fort ébranlé: il s’agissait de pansements à renouveler, de délicats sondages, de piqûres, enfin de je ne sais trop quoi qui exigeait des mains expertes. Mais, en plus de ceci, le vicomte avait de secrètes raisons pour se rapprocher de Vincent; et celui-ci en avait d’autres encore pour accepter. La raison secrète de Robert, nous tâcherons de la découvrir par la suite; quant à celle de Vincent, la voici: un grand besoin d’argent le pressait. Lorsqu’on a le cœur bien en place, et qu’une saine éducation vous a inculqué de bonne heure le sens des responsabilités, on ne fait pas un enfant à une femme sans se sentir quelque peu engagé vis-à-vis d’elle, surtout lorsque cette femme a quitté son mari pour vous suivre. Vincent avait mené jusqu’alors une vie assez vertueuse. Son aventure avec Laura lui paraissait, suivant les heures du jour, ou monstrueuse ou toute naturelle. Il suffit, bien souvent, de l’addition d’une quantité de petits faits très simples et très naturels chacun pris à part, pour obtenir un total monstrueux. Il se redisait cela tout en marchant et cela ne le tirait pas d’affaire. Certes il n’avait jamais songé à prendre cette femme définitivement à sa charge, à l’épouser après divorce ou à vivre avec elle sans l’épouser; il était bien forcé de s’avouer qu’il ne ressentait pas pour elle un grand amour; mais il la savait à Paris sans ressources; il avait causé sa détresse: il lui devait, à tout le moins, cette première assistance précaire qu’il se sentait fort en peine de lui assurer – aujourd’hui moins qu’hier encore, moins que ces jours derniers. Car, la semaine dernière, il possédait encore les cinq mille francs que sa mère avait patiemment et péniblement mis de côté pour faciliter le début de sa carrière; ces cinq mille francs eussent suffi sans doute pour les couches de sa maîtresse, sa pension dans une clinique, les premiers soins donnés à l’enfant. De quel démon alors avait-il écouté le conseil? La somme, déjà remise en pensée à cette femme, cette somme qu’il lui vouait, lui consacrait, et dont il se fût trouvé bien coupable de rien distraire, quel démon lui souffla, certain soir, qu’elle serait probablement insuffisante? Non, ce n’était pas Robert de Passavant. Robert jamais n’avait rien dit de semblable; mais sa proposition d’emmener Vincent dans un salon de jeu, tomba précisément ce soir-là. Et Vincent avait accepté.
Ce tripot avait ceci de perfide, que tout s’y passait entre gens du monde, entre amis. Robert présenta son ami Vincent aux uns et aux autres. Vincent, pris au dépourvu, ne put pas jouer gros jeu ce premier soir. Il n’avait presque rien sur lui et refusa les quelques billets que proposa de lui avancer le vicomte. Mais, comme il gagnait, il regretta de n’avoir point risqué davantage et promit de revenir le lendemain.
« À présent, tout le monde ici vous connaît; ce n’est plus la peine que je vous accompagne », lui dit Robert.
Ceci se passait chez Pierre de Brouville, qu’on appelait plus communément Pedro. À partir de ce premier soir, Robert de Passavant avait mis son auto à la disposition de son nouvel ami. Vincent s’amenait vers onze heures, causait un quart d’heure avec Robert en fumant une cigarette, puis montait au premier, et s’attardait auprès du comte plus ou moins de temps suivant l’humeur de celui-ci, sa patience et l’exigence de son état; puis l’auto l’emmenait rue Saint-Florentin, chez Pedro, d’où elle le ramenait une heure plus tard et le reconduisait, non pas précisément chez lui, car il eût craint d’attirer l’attention, mais au plus prochain carrefour.
La nuit avant-dernière, Laura Douviers, assise sur les marches de l’escalier qui mène à l’appartement des Molinier, avait attendu Vincent jusqu’à trois heures; c’est alors seulement qu’il était rentré. Cette nuit-là, du reste, Vincent n’était pas allé chez Pedro. Il n’avait plus rien à y perdre. Depuis deux jours, il ne lui restait des cinq mille francs plus un sou. Il en avait avisé Laura; il lui avait écrit qu’il ne pouvait plus rien pour elle; qu’il lui conseillait de retourner auprès de son mari, ou de son père; d’avouer tout. Mais l’aveu paraissait désormais impossible à Laura, et même elle ne le pouvait envisager de sang-froid. Les objurgations de son amant ne soulevaient en elle qu’indignation et cette indignation ne la quittait que pour l’abandonner au désespoir. C’est dans cet état que l’avait retrouvée Vincent. Elle avait voulu le retenir; il s’était arraché d’entre ses bras. Certes, il avait dû se raidir, car il était de cœur sensible; mais plus voluptueux qu’aimant, il s’était fait facilement, de la dureté même, un devoir. Il n’avait rien répondu à ses supplications, à ses plaintes; et, comme Olivier qui les entendit le racontait ensuite à Bernard, elle était restée, après que Vincent eut refermé sa porte sur elle, effondrée sur les marches, à sangloter longtemps dans le noir.
Depuis cette nuit, plus de quarante heures s’étaient écoulées. Vincent, la veille n’était pas allé chez Robert de Passavant dont le père semblait se remettre; mais ce soir un télégramme l’avait rappelé. Robert voulait le revoir. Quand Vincent entra dans cette pièce qui servait à Robert de cabinet de travail et de fumoir, où il se tenait le plus souvent et qu’il avait pris soin d’aménager et d’orner à sa guise, Robert lui tendit la main, négligemment, par-dessus son épaule, sans se lever.
Robert écrit. Il est assis devant un bureau couvert de livres. Devant lui, la porte-fenêtre qui donne sur le jardin est grande ouverte au clair de lune. Il parle sans se retourner.
« Savez-vous ce que je suis en train d’écrire? Mais vous ne le direz pas… hein! vous me promettez… Un manifeste pour ouvrir la revue de Dhurmer. Naturellement, je ne le signe pas… d’autant plus que j’y fais mon éloge… Et puis, comme on finira bien par découvrir que c’est moi qui la commandite, cette revue, je préfère qu’on ne sache pas trop vite que j’y collabore. Ainsi: motus! Mais j’y songe: ne m’avez-vous pas dit que votre jeune frère écrivait? Comment donc l’appelez-vous?
– Olivier, dit Vincent.
– Olivier, oui, j’avais oublié… Ne restez donc pas debout comme cela. Prenez un fauteuil. Vous n’avez pas froid? Voulez-vous que je ferme la fenêtre?… Ce sont des vers qu’il fait, n’est-ce pas? Il devrait bien m’en apporter. Naturellement, je ne promets pas de les prendre… mais tout de même cela m’étonnerait qu’ils fussent mauvais. Il a l’air très intelligent, votre frère. Et puis, on sent qu’il est très au courant. Je voudrais causer avec lui. Dites-lui de venir me voir. Hein? je compte sur vous. Une cigarette? – et il tend son étui d’argent.
– Volontiers.
– Maintenant, écoutez, Vincent; il faut que je vous parle très sérieusement. Vous avez agi comme un enfant l’autre soir… et moi aussi, du reste. Je ne dis pas que j’ai eu tort de vous emmenez chez Pedro; mais je me sens responsable, un peu, de l’argent que vous avez perdu. Je me dis que c’est moi qui vous l’ai fait perdre. Je ne sais pas si c’est ça qu’on appelle des remords, mais ça commence à me troubler le sommeil et les digestions, ma parole! et puis je songe à cette pauvre femme dont vous m’avez parlé… Mais ça, c’est un autre département; n’y touchons pas; c’est sacré. Ce que je veux vous dire, c’est que je désire, que je veux, oui, absolument, mettre à votre disposition une somme équivalente à celle que vous avez perdue. C’était cinq mille francs, n’est-ce pas? et que vous allez risquer de nouveau. Cette somme, encore une fois, je considère que c’est moi qui vous l’ai fait perdre, que je vous la dois; vous n’avez pas à m’en remercier. Vous me la rendrez si vous gagnez. Sinon, tant pis! nous serons quittes. Retournez chez Pedro ce soir, comme si de rien n’était. L’auto va vous conduire, puis viendra me chercher ici pour me mener chez lady Griffith, où je vous prie de venir ensuite me retrouver. J’y compte, n’est-ce pas. L’auto retournera vous prendre chez Pedro. »
Il ouvre un tiroir, en sort cinq billets qu’il remet à Vincent:
« Allez vite.
– Mais votre père…
– Ah! j’oubliais de vous dire: il est mort, il y a… » Il tire sa montre et s’écrie: « Sapristi, qu’il est tard! bientôt minuit… Partez vite. – Oui, il y a environ quatre heures. »
Tout cela dit sans précipitation aucune, mais au contraire avec une sorte de nonchaloir.
« Et vous ne restez pas à le…
– À le veiller? interrompit Robert. Non; mon petit frère s’en charge; il est là-haut avec sa vieille bonne, qui s’entendait avec le défunt mieux que moi… »
Puis, comme Vincent ne bouge pas, il reprend:
« Écoutez, cher ami, je ne voudrais pas vous paraître cynique, mais j’ai horreur des sentiments tout faits. J’avais confectionné dans mon cœur pour mon père, un amour filial sur mesure, mais qui, dans les premiers temps, flottait un peu et que j’avais été amené à rétrécir. Le vieux ne m’a jamais valu dans la vie que des ennuis, des contrariétés, de la gêne. S’il lui restait un peu de tendresse au cœur, ce n’est à coup sûr pas à moi qu’il l’a fait sentir. Mes premiers élans vers lui, du temps que je ne connaissais pas la retenue, ne m’ont valu que des rebuffades, qui m’ont instruit. Vous avez vu vous-même, quand on le soigne… Vous a-t-il jamais dit merci? Avez-vous obtenu de lui le moindre regard, le plus fugitif sourire? Il a toujours cru que tout lui était dû. Oh! c’était ce qu’on appelle un caractère. Je crois qu’il a fait beaucoup souffrir ma mère, que pourtant il aimait, si tant est qu’il ait jamais aimé vraiment. Je crois qu’il a fait souffrir tout le monde autour de lui, ses gens, ses chiens, ses chevaux, ses maîtresses; ses amis non, car il n’en avait pas un seul. Sa mort fait dire ouf! à chacun. C’était, je crois, un homme de grande valeur “dans sa partie”, comme on dit; mais je n’ai jamais pu découvrir laquelle. Il était très intelligent, c’est sûr. Au fond j’avais pour lui, je garde encore, une certaine admiration. Mais quant à jouer du mouchoir… quant à extraire de moi des pleurs… non, je ne suis plus assez gosse pour cela. Allons! filez vite et dans une heure venez me retrouver chez Lilian. – Quoi? ça vous gêne de ne pas être en smoking? Comme vous êtes bête! Pourquoi? Nous serons seuls. Tenez, je vous promets de rester en veston. Entendu. Allumez un cigare avant de sortir. Et renvoyez-moi vite l’auto; elle ira vous reprendre ensuite. »
Il regarda Vincent sortir, haussa les épaules, puis alla dans sa chambre pour passer son habit, qui l’attendait tout étalé sur un sofa.
Dans une chambre du premier, le vieux comte repose sur le lit mortuaire. On a posé un crucifix sur sa poitrine, mais omis de lui joindre les mains. Une barbe de quelques jours adoucit l’angle de son menton volontaire. Les rides transversales qui coupent son front, sous ses cheveux gris relevés en brosse, semblent moins profondes, et comme détendues. L’œil est rentré sous l’arcade sourcilière qu’enfle un buisson de poils. Précisément parce que nous ne devons plus le revoir, je le contemple longuement. Un fauteuil est au chevet du lit dans lequel Séraphine, la vieille bonne, était assise. Mais elle s’est levée. Elle s’approche d’une table où une lampe à huile d’ancien modèle éclaire imparfaitement la pièce; la lampe a besoin d’être remontée. Un abat-jour ramène la clarté sur le livre que lit le jeune Gontran…
« Vous êtes fatigué, monsieur Gontran. Vous feriez mieux d’aller vous coucher. »
Gontran lève un regard très doux sur Séraphine. Ses cheveux blonds, qu’il écarte de son front, flottent sur ses tempes. Il a quinze ans; son visage presque féminin n’exprime que de la tendresse encore, et de l’amour.
« Eh bien! et toi, dit-il. C’est toi qui devrais aller dormir, ma pauvre Fine. Déjà la nuit dernière tu es restée debout presque tout le temps.
– Oh! moi, j’ai l’habitude de veiller; et puis j’ai dormi pendant le jour, tandis que vous…
– Non, laisse. Je ne me sens pas fatigué; et ça me fait du bien de rester ici à méditer et à lire. J’ai si peu connu papa; je crois que je l’oublierais tout à fait si je ne le regardais pas bien maintenant. Je vais veiller auprès de lui jusqu’à ce qu’il fasse jour. Voilà combien de temps, Fine, que tu es chez nous?
– J’y suis depuis l’année d’avant votre naissance; et vous avez bientôt seize ans.
– Tu te souviens bien de maman?
– Si je m’en souviens de votre maman? En voilà une question! c’est comme si vous me demandiez si je me souviens de comment je m’appelle. Pour sûr que je m’en souviens de votre maman.
– Moi aussi je m’en souviens un peu, mais pas très bien… je n’avais que cinq ans quand elle est morte… Dis… est-ce que papa lui parlait beaucoup?
– Ça dépendait des jours. Il n’a jamais été très causeur, votre papa; et il n’aimait pas beaucoup qu’on lui adressât la parole le premier. Mais tout de même, il parlait un peu plus que dans les derniers temps. – Et puis tenez, il vaut mieux ne pas trop remuer les souvenirs et laisser au Bon Dieu le soin de juger tout ça.
– Tu crois vraiment que le Bon Dieu va s’occuper de tout ça, ma bonne Fine?
– Si ce n’était pas le Bon Dieu, qui voudriez-vous que ça soit? »
Gontran pose ses lèvres sur la main rougie de Séraphine.
« Sais-tu ce que tu devrais faire? – Aller dormir. Je te promets de te réveiller dès qu’il fera clair; et alors moi, j’irai dormir à mon tour. Je t’en prie. »
Dès que Séraphine l’a laissé seul, Gontran se jette à genoux au pied du lit; il enfonce son front dans les draps, mais il ne parvient pas à pleurer; aucun élan ne soulève son cœur. Ses yeux désespérément restent secs. Alors il se relève. Il regarde ce visage impassible. Il voudrait, en ce moment solennel, éprouver je ne sais quoi de sublime et de rare, écouter une communication de l’au-delà, lancer sa pensée dans des régions éthérées, suprasensibles – mais elle reste accrochée, sa pensée, au ras du sol. Il regarde les mains exsangues du mort, et se demande combien de temps encore les ongles continueront à pousser. Il est choqué de voir ces mains disjointes. Il voudrait les rapprocher, les unir, leur faire tenir le crucifix. Ça, c’est une bonne idée. Il songe que Séraphine sera bien étonnée quand elle reverra le mort aux mains jointes, et d’avance il s’amuse de son étonnement; puis, aussitôt ensuite, il se méprise de s’en amuser. Tout de même, il se penche en avant sur le lit. Il saisit le bras du mort le plus éloigné de lui. Le bras est déjà raide et refuse de se prêter. Gontran veut le forcer à plier, mais il fait bouger tout le corps. Il saisit l’autre bras; celui-ci paraît un peu plus souple. Gontran a presque amené la main à la place qu’il eût fallu; il prend le crucifix, tâche de le glisser et de le maintenir entre le pouce et les autres doigts; mais le contact de cette chair froide le fait faiblir. Il croit qu’il va se trouver mal. Il a envie de rappeler Séraphine. Il abandonne tout – le crucifix de travers sur le drap chiffonné, le bras qui retombe inerte à sa place première; et, dans le grand silence funèbre, il entend soudain un brutal « Nom de Dieu », qui l’emplit d’effroi, comme si quelqu’un d’autre… Il se retourne; mais non: il est seul. C’est bien de lui qu’a jailli ce juron sonore, du fond de lui qui n’a jamais juré. Puis, il va se rasseoir et se replonge dans sa lecture.
V
C’était une âme et un corps où n’entre jamais l’aiguillon.
Sainte-Beuve.
Lilian, se redressant à demi, toucha du bout de ses doigts les cheveux châtains de Robert:
« Vous commencez à vous dégarnir, mon ami. Faites attention: vous n’avez que trente ans à peine. La calvitie vous ira très mal. Vous prenez la vie trop au sérieux. »
Robert relève son visage vers elle et la regarde en souriant.
« Pas près de vous, je vous assure.
– Vous avez dit à Molinier de venir nous retrouver?
– Oui; puisque vous me l’aviez demandé.
– Et… vous lui avez prêté de l’argent?
– Cinq mille francs, je vous l’avais dit – qu’il va de nouveau perdre chez Pedro.
– Pourquoi voulez-vous qu’il les perde?
– C’est couru. Je l’ai vu le premier soir. Il joue tout de travers.
– Il a eu le temps d’apprendre… Voulez-vous parier que ce soir, il va gagner?
– Si vous voulez.
– Oh! mais je vous prie de ne pas accepter cela comme une pénitence. J’aime qu’on fasse volontiers ce qu’on fait.
– Ne vous fâchez pas. C’est convenu. S’il gagne, c’est à vous qu’il rendra l’argent. Mais s’il perd, vous me rembourserez. Ça vous va? »
Elle pressa un bouton de sonnerie:
« Apportez-nous du tokay et trois verres. – Et s’il revient avec les cinq mille francs seulement, on les lui laissera, n’est-ce pas? S’il ne perd ni ne gagne…
– Ça n’arrive jamais. C’est curieux comme vous vous intéressez à lui.
– C’est curieux que vous ne le trouviez pas intéressant.
– Vous le trouvez intéressant parce que vous êtes amoureuse de lui.
– Ça c’est vrai, mon cher! On peut vous dire ça, à vous. Mais ce n’est pas pour cela qu’il m’intéresse. Au contraire: quand quelqu’un me prend par la tête, d’ordinaire ça me refroidit. »
Un serviteur reparut, portant sur un plateau le vin et les verres.
« Nous allons boire d’abord pour le pari, puis nous reboirons avec le gagnant. »
Le serviteur versa du vin et ils trinquèrent.
« Moi, je le trouve rasoir, votre Vincent, reprit Robert.
– Oh! “mon” Vincent!… Comment si ça n’était pas vous qui l’aviez amené! Et puis je vous conseille de ne pas répéter partout qu’il vous ennuie. On comprendrait trop vite pourquoi vous le fréquentez. »
Robert, se détournant un peu, posa ses lèvres sur le pied nu de Lilian, que celle-ci ramena vers elle aussitôt et cacha sous son éventail.
« Dois-je rougir? dit-il.
– Avec moi ce n’est pas la peine d’essayer. Vous ne pourriez pas. »
Elle vida son verre, puis:
« Voulez-vous que je vous dise, mon cher. Vous avez toutes les qualités de l’homme de lettres: vous êtes vaniteux, hypocrite, ambitieux, versatile, égoïste…
– Vous me comblez.
– Oui, tout cela c’est charmant. Mais vous ne ferez jamais un bon romancier.
– Parce que?
– Parce que vous ne savez pas écouter.
– Il me semble que je vous écoute fort bien.
– Bah! Lui, qui n’est pas littérateur, il m’écoute encore bien mieux. Mais quand nous sommes ensemble, c’est bien plutôt moi qui écoute.
– Il ne sait presque pas parler.
– C’est parce que vous discourez tout le temps. Je vous connais: vous ne le laissez pas placer deux mots.
– Je sais d’avance tout ce qu’il pourrait dire.
– Vous croyez? Vous connaissez bien son histoire avec cette femme?
– Oh! les affaires de cœur, c’est ce que je connais au monde de plus ennuyeux!
– J’aime aussi beaucoup quand il parle d’histoire naturelle.
– L’histoire naturelle, c’est encore plus ennuyeux que les affaires de cœur. Alors il vous a fait un cours?…
– Si je pouvais vous redire ce qu’il m’a dit… C’est passionnant, mon cher. Il m’a raconté des tas de choses sur les animaux de la mer. Moi j’ai toujours été curieuse de tout ce qui vit dans la mer. Vous savez que maintenant ils construisent des bateaux, en Amérique avec des vitres sur le côté, pour voir tout autour, au fond de l’Océan. Il paraît que c’est merveilleux. On voit du corail vivant, des… des… comment appelez-vous cela? – des madrépores, des éponges, des algues, des bancs de poissons. Vincent dit qu’il y a des espèces de poissons qui crèvent quand l’eau devient plus salée, ou moins, et qu’il y en a d’autres au contraire qui supportent des degrés de salaison variée, et qui se tiennent au bord des courants, là où l’eau devient moins salée, pour manger les premiers quand ils faiblissent. Vous devriez lui demander de vous raconter… Je vous assure que c’est très curieux. Quand il en parle, il devient extraordinaire. Vous ne le reconnaîtriez plus… Mais vous ne savez pas le faire parler… C’est comme quand il raconte son histoire avec Laura Douviers… Oui, c’est le nom de cette femme. Vous savez comment il l’a connue?
– Il vous l’a dit?
– À moi l’on dit tout. Vous le savez bien, homme terrible! Et elle lui caressa le visage avec les plumes de son éventail refermé. – Vous doutez-vous qu’il est venu me voir tous les jours, depuis le soir où vous me l’avez amené?
– Tous les jours! Non, vrai, je ne m’en doutais pas.
– Le quatrième, il n’a plus pu y tenir; il a tout raconté. Mais chaque jour ensuite, il ajoutait quelque détail.
– Et cela ne vous ennuyait pas! Vous êtes admirable.
– Je t’ai dit que je l’aime. Et elle lui saisit le bras emphatiquement.
– Et lui… il aime cette femme? »
Lilian se mit à rire:
« Il l’aimait. – Oh! il a fallu d’abord que j’aie l’air de m’intéresser vivement à elle. J’ai même dû pleurer avec lui. Et cependant j’étais affreusement jalouse. Maintenant, plus. Écoute comment ça a commencé; ils étaient à Pau tous les deux, dans une maison de santé, un sanatorium, où on les avait envoyés l’un et l’autre parce qu’on prétendait qu’ils étaient tuberculeux. Au fond, ils ne l’étaient vraiment ni l’un ni l’autre. Mais ils se croyaient très malades tous les deux. Ils ne se connaissaient pas encore. Ils se sont vus pour la première fois, étendus l’un à côté de l’autre sur une terrasse de jardin, chacun sur une chaise longue, près d’autres malades qui restent étendus tout le long du jour en plein air pour se soigner. Comme ils se croyaient condamnés, ils se sont persuadés que tout ce qu’ils feraient ne tirerait plus à conséquence. Il lui répétait à tout instant qu’ils n’avaient plus l’un et l’autre qu’un mois à vivre; et c’était au printemps. Elle était là-bas toute seule. Son mari est un petit professeur de français en Angleterre. Elle l’avait quitté pour venir à Pau. Elle était mariée depuis trois mois. Il avait dû se saigner à blanc pour l’envoyer là-bas. Il lui écrivait tous les jours. C’est une jeune femme de très honorable famille; très bien élevée, très réservée, très timide. Mais là-bas… Je ne sais pas trop ce que Vincent a pu lui dire, mais le troisième jour elle lui avouait que, bien que couchant avec son mari et possédée par lui, elle ne savait pas ce que c’était que le plaisir.
– Et lui, alors, qu’est-ce qu’il a dit?
– Il lui a pris la main qu’elle laissait pendre au côté de sa chaise longue et l’a longuement pressée sur ses lèvres.
– Et vous, quand il vous a raconté cela, qu’avez-vous dit?
– Moi! c’est affreux… figurez-vous qu’alors j’ai été prise d’un fou rire. Je n’ai pas pu me retenir et je ne pouvais plus m’arrêter… Ça n’était pas tant ce qu’il me disait, qui me faisait rire; c’était l’air intéressé et consterné que j’avais cru devoir prendre pour l’engager à continuer. Je craignais de paraître trop amusée. Et puis, au fond, c’était très beau et très triste. Il était tellement ému en m’en parlant! Il n’avait jamais raconté rien de tout cela à personne. Ses parents, naturellement, n’en savent rien.
– C’est vous qui devriez écrire des romans.
– Parbleu, mon cher, si seulement je savais dans quelle langue!… Mais entre le russe, l’anglais et le français, jamais je ne pourrai me décider. – Enfin la nuit suivante, il est venu retrouver sa nouvelle amie dans sa chambre et là, il lui a révélé tout ce que son mari n’avait pas su lui apprendre, et que, je pense, il lui enseigna fort bien. Seulement, comme ils étaient convaincus qu’ils n’avaient plus que très peu de temps à vivre, ils n’ont pris naturellement aucune précaution, et, naturellement, peu de temps après, l’amour aidant, ils ont commencé d’aller beaucoup mieux l’un et l’autre. Quand elle s’est rendu compte qu’elle était enceinte, ils ont été tous les deux consternés. C’était le mois dernier. Il commençait à faire chaud. Pau, l’été, n’est plus tenable. Ils sont rentrés ensemble à Paris. Son mari croit qu’elle est chez ses parents qui dirigent un pensionnat près du Luxembourg; mais elle n’a pas osé les revoir. Les parents, eux, la croient à Pau; mais tout finira bientôt par se découvrir. Vincent jurait d’abord de ne pas l’abandonner; il lui proposait de partir n’importe où avec elle, en Amérique, en Océanie. Mais il leur fallait de l’argent. C’est précisément alors qu’il a fait votre rencontre et qu’il a commencé à jouer.
– Il ne m’avait rien raconté de tout ça.
– Surtout, n’allez pas lui dire que je vous ai parlé!… » Elle s’arrêta, tendit l’oreille:
« Je croyais que c’était lui… Il m’a dit que pendant le trajet de Pau à Paris, il a cru qu’elle devenait folle. Elle venait seulement de comprendre qu’elle commençait une grossesse. Elle était en face de lui dans le compartiment du wagon; ils étaient seuls. Elle ne lui avait rien dit depuis le matin; il avait dû s’occuper de tout, pour le départ; elle se laissait faire; elle semblait n’avoir plus conscience de rien. Il lui a pris les mains; mais elle regardait fixement devant elle, hagarde, comme sans le voir, et ses lèvres s’agitaient. Il s’est penché vers elle. Elle disait: “Un amant! Un amant! J’ai un amant!” Elle répétait cela sur le même ton; et toujours le même mot revenait comme si elle n’en connaissait plus d’autres… Je vous assure, mon cher, que quand il m’a fait ce récit, je n’avais plus envie de rire du tout. De ma vie, je n’ai entendu rien de plus pathétique. Mais tout de même à mesure qu’il parlait, je comprenais qu’il se détachait de tout cela. On eût dit que son sentiment s’en allait avec ses paroles. On eût dit qu’il savait gré à mon émotion de relayer un peu la sienne.
– Je ne sais pas comment vous diriez cela en russe ou en anglais, mais je vous certifie qu’en français, c’est très bien.
– Merci. Je le savais. C’est à la suite de cela qu’il m’a parlé d’histoire naturelle; et j’ai tâché de le persuader qu’il serait monstrueux de sacrifier sa carrière à son amour.
– Autrement dit, vous lui avez conseillé de sacrifier son amour. Et vous vous proposez de lui remplacer cet amour? »
Lilian ne répondit rien.
« Cette fois-ci, je crois que c’est lui, reprit Robert en se levant… Vite encore un mot avant qu’il n’entre. Mon père est mort tantôt.
– Ah! fit-elle simplement.
– Cela ne vous dirait rien de devenir comtesse de Passavant? »
Lilian, du coup, se renversa en arrière en riant aux éclats.
« Mais, mon cher…, c’est que je crois bien me souvenir que j’ai oublié un mari en Angleterre. Quoi! je ne vous l’avais pas déjà dit?
– Peut-être pas.
– Un lord Griffith existe quelque part. »
Le comte de Passavant, qui n’avait jamais cru à l’authenticité du titre de son amie, sourit. Celle-ci reprit:
« Dites un peu. Est-ce pour couvrir votre vie que vous imaginez de me proposer cela? Non, mon cher, non. Restons comme nous sommes. Amis, hein? » et elle lui tendit une main qu’il baisa.
« Parbleu, j’en étais sûr, s’écria Vincent en entrant. Il s’est mis en habit, le traître.
– Oui, je lui avais promis de rester en veston pour ne pas faire honte au sien, dit Robert. Je vous demande bien pardon, cher ami, mais je me suis souvenu tout d’un coup que j’étais en deuil. »
Vincent portait la tête haute; tout en lui respirait le triomphe, la joie. À son arrivée, Lilian avait bondi. Elle le dévisagea un instant, puis s’élança joyeusement sur Robert dont elle bourra le dos de coups de poing en sautant, dansant et criant (Lilian m’agace un peu lorsqu’elle fait ainsi l’enfant):
« Il a perdu son pari! Il a perdu son pari!
– Quel pari? demanda Vincent.
– Il avait parié que vous alliez de nouveau perdre. Allons, dites vite: gagné combien?
– J’ai eu le courage extraordinaire, la vertu, d’arrêter à cinquante mille, et de quitter le jeu là-dessus. »
Lilian poussa un rugissement de plaisir.
« Bravo! Bravo! Bravo! » criait-elle. Puis elle sauta au cou de Vincent, qui sentit tout le long de son corps la souplesse de ce corps brûlant à l’étrange parfum de santal, et Lilian l’embrassa sur le front, sur les joues, sur les lèvres. Vincent, en chancelant, se dégagea. Il sortit de sa poche une liasse de billets de banque.
« Tenez, reprenez votre avance, dit-il en en tendant cinq à Robert.
– C’est à lady Lilian que vous les devez à présent. »
Robert lui passa les billets, qu’elle jeta sur le divan. Elle était haletante. Elle alla jusqu’à la terrasse pour respirer. C’était l’heure douteuse où s’achève la nuit, et où le diable fait ses comptes. Dehors, on n’entendait pas un bruit. Vincent s’était assis sur le divan. Lilian se retourna vers lui, et, pour la première fois, le tutoyant:
« Et maintenant, qu’est-ce que tu vas faire? »
Il prit sa tête dans ses mains et dit dans une sorte de sanglot:
« Je ne sais plus. »
Lilian s’approcha de lui et posa sa main sur son front qu’il releva; ses yeux étaient secs et ardents.
« En attendant, nous allons trinquer tous les trois », dit-elle, et elle remplit de tokay les trois verres.
Après qu’ils eurent bu:
« Maintenant, quittez-moi. Il est tard, et je n’en puis plus. Elle les accompagna vers l’antichambre, puis, comme Robert passait devant, glissa dans la main de Vincent un petit objet de métal et chuchota:
« Sors avec lui, tu reviendras dans un quart d’heure. »
Dans l’antichambre sommeillait un laquais, qu’elle secoua par le bras.
« Éclairez ces messieurs jusqu’en bas. »
L’escalier était sombre; où il eût été simple, sans doute, de faire jouer l’électricité; mais Lilian tenait à ce qu’un domestique, toujours, vît sortir ses hôtes.
Le laquais alluma les bougies d’un grand candélabre qu’il tint haut devant lui, précédant Robert et Vincent dans l’escalier. L’auto de Robert attendait devant la porte que le laquais referma sur eux.
« Je crois que je vais rentrer à pied. J’ai besoin de marcher un peu pour retrouver mon équilibre », dit Vincent, comme l’autre ouvrait la portière de l’auto et lui faisait signe de monter.
« Vous ne voulez vraiment pas que je vous raccompagne? » Brusquement, Robert saisit la main gauche de Vincent, que celui-ci tenait fermée. « Ouvrez la main. Allons! montrez ce que vous avez là. »
Vincent avait cette naïveté de craindre la jalousie de Robert. Il rougit en desserrant les doigts. Une petite clef tomba sur le trottoir. Robert la ramassa tout aussitôt, la regarda; en riant, la rendit à Vincent.
« Parbleu! » fit-il; et il haussa les épaules. Puis, entrant dans l’auto, il se pencha en arrière vers Vincent qui demeurait penaud:
« C’est jeudi. Dites à votre frère que je l’attends ce soir dès quatre heures » – et vite il referma la portière, sans laisser à Vincent le temps de répliquer.
L’auto partit. Vincent fit quelques pas sur le quai, traversa la Seine, gagna cette partie des Tuileries qui se trouve en dehors des grilles, s’approcha d’un petit bassin et trempa dans l’eau son mouchoir qu’il appliqua sur son front et ses tempes. Puis, lentement, il revint vers la demeure de Lilian. Laissons-le, tandis que le diable amusé le regarde glisser sans bruit la petite clef dans la serrure…
C’est l’heure où, dans une triste chambre d’hôtel, Laura, sa maîtresse d’hier, après avoir longtemps pleuré, longtemps gémi, va s’endormir. Sur le pont du navire qui le ramène en France, Édouard, à la première clarté de l’aube, relit la lettre qu’il a reçue d’elle, lettre plaintive et où elle appelle au secours. Déjà, la douce rive de son pays natal est en vue, mais, à travers la brume, il faut un œil exercé pour la voir. Pas un nuage au ciel, où le regard de Dieu va sourire. La paupière de l’horizon rougissant déjà se soulève. Comme il va faire chaud dans Paris! Il est temps de retrouver Bernard. Voici que dans le lit d’Olivier il s’éveille.
VI
We are all bastards;
And that most venerable man which I
Did call my father, was I know not where
When I was stamp’d.
Shakespeare
Bernard a fait un rêve absurde. Il ne se souvient pas de ce qu’il a rêvé. Il ne cherche pas à se souvenir de son rêve, mais à en sortir. Il rentre dans le monde réel pour sentir le corps d’Olivier peser lourdement contre lui. Son ami, pendant leur sommeil, ou du moins pendant le sommeil de Bernard, s’était rapproché, et du reste l’étroitesse du lit ne permet pas beaucoup de distance; il s’était retourné; à présent, il dort sur le flanc et Bernard sent son souffle chaud chatouiller son cou. Bernard n’a qu’une courte chemise de jour; en travers de son corps, un bras d’Olivier opprime indiscrètement sa chair. Bernard doute un instant si son ami dort vraiment. Doucement il se dégage. Sans éveiller Olivier, il se lève, se rhabille et revient s’étendre sur le lit. Il est encore trop tôt pour partir. Quatre heures. La nuit commence à peine à pâlir. Encore une heure de repos, d’élan pour commencer vaillamment la journée. Mais c’en est fait du sommeil. Bernard contemple la vitre bleuissante, les murs gris de la petite pièce, le lit de fer où Georges s’agite en rêvant.
« Dans un instant, se dit-il, j’irai vers mon destin. Quel beau mot: l’aventure! Ce qui doit advenir. Tout le surprenant qui m’attend. Je ne sais pas si d’autres sont comme moi, mais dès que je suis réveillé, j’aime à mépriser ceux qui dorment. Olivier, mon ami, je partirai sans ton adieu. Oust! Debout, valeureux Bernard! Il est temps. »
Il frotte son visage d’un coin de serviette trempée; se recoiffe; se rechausse. Il ouvre la porte, sans bruit. Dehors!
Ah! que paraît salubre à tout être l’air qui n’a pas encore été respiré! Bernard suit la grille du Luxembourg; il descend la rue Bonaparte, gagne les quais, traverse la Seine. Il songe à sa nouvelle règle de vie, dont il a trouvé depuis peu la formule: « Si tu ne fais pas cela, qui le fera? Si tu ne le fais pas aussitôt, quand sera-ce? » – Il songe: « De grandes choses à faire »; il lui semble qu’il va vers elles. « De grandes choses », se répète-t-il en marchant. Si seulement il savait lesquelles!… En attendant, il sait qu’il a faim: le voici près des halles. Il a quatorze sous dans sa poche, pas un liard de plus. Il entre dans un bar; prend un croissant et un café au lait sur le zinc. Coût: dix sous. Il lui en reste quatre; crânement, il en abandonne deux sur le comptoir, tend les deux autres à un va-nu-pieds qui fouille une boîte à ordures. Charité? Défi? Peu importe. À présent, il se sent heureux comme un roi. Il n’a plus rien; tout est à lui! – « J’attends tout de la Providence, songe-t-il. Si seulement elle consent vers midi à servir devant moi quelque beau rosbif saignant, je composerai bien avec elle » (car hier soir, il n’a pas dîné). Le soleil s’est levé depuis longtemps. Bernard rejoint le quai. Il se sent léger; s’il court, il lui semble qu’il vole. Dans son cerveau bondit voluptueusement sa pensée. Il pense:
« Le difficile dans la vie, c’est de prendre au sérieux longtemps de suite la même chose. Ainsi, l’amour de ma mère pour celui que j’appelais mon père – cet amour, j’y ai cru quinze ans; j’y croyais hier encore. Elle non plus, parbleu! n’a pu prendre longtemps au sérieux son amour. Je voudrais bien savoir si je la méprise, ou si je l’estime davantage, d’avoir fait de son fils un bâtard?… Et puis, au fond, je ne tiens pas tant que ça à le savoir. Les sentiments pour les progéniteurs, ça fait partie des choses qu’il vaut mieux ne pas chercher trop à tirer au clair. Quant au cocu, c’est bien simple: d’aussi loin que je m’en souvienne, je l’ai toujours haï; il faut bien que je m’avoue aujourd’hui que je n’y avais pas grand mérite – et c’est tout ce que je regrette ici. Dire que si je n’avais pas forcé ce tiroir, j’aurais pu croire toute ma vie que je nourrissais à l’égard d’un père des sentiments dénaturés! Quel soulagement de savoir!… Tout de même, je n’ai pas précisément forcé le tiroir; je ne songeais même pas à l’ouvrir… Et puis il y avait des circonstances atténuantes: d’abord je m’ennuyais effroyablement ce jour-là. Et puis cette curiosité, cette “fatale curiosité” comme dit Fénelon, c’est ce que j’ai le plus sûrement hérité de mon vrai père, car il n’y en a pas trace dans la famille Profitendieu. Je n’ai jamais rencontré moins curieux que Monsieur le mari de ma mère; si ce n’est les enfants qu’il lui a faits. Il faudra que je repense à eux quand j’aurai dîné… Soulever la plaque de marbre d’un guéridon et s’apercevoir que le tiroir bâille, ce n’est tout de même pas la même chose que de forcer une serrure. Je ne suis pas un crocheteur. Ça peut arriver à n’importe qui, de soulever le marbre d’un guéridon. Thésée devait avoir mon âge quand il souleva le rocher. Ce qui empêche pour le guéridon, d’ordinaire, c’est la pendule. Je n’aurais pas songé à soulever la plaque de marbre du guéridon si je n’avais pas voulu réparer la pendule… Ce qui n’arrive pas à n’importe qui, c’est de trouver là-dessous des armes; ou des lettres d’un amour coupable! Bah! l’important c’était que j’en fusse instruit. Tout le monde ne peut pas se payer, comme Hamlet, le luxe d’un spectre révélateur. Hamlet! C’est curieux comme le point de vue diffère, suivant qu’on est le fruit du crime ou de la légitimité. Je reviendrai là-dessus quand j’aurai dîné… Est-ce que c’était mal à moi de lire ces lettres! Si ç’avait été mal… non, j’aurais des remords. Et si je n’avais pas lu ces lettres, j’aurais dû continuer à vivre dans l’ignorance, le mensonge et la soumission. Aérons-nous. Gagnons le large! “Bernard! Bernard, cette verte jeunesse…” comme dit Bossuet; assieds-la sur ce banc, Bernard. Qu’il fait beau ce matin! Il y a des jours où le soleil vraiment a l’air de caresser la terre. Si je pouvais me quitter un peu, sûrement, je ferais des vers. »
Étendu sur le banc, il se quitta si bien qu’il dormit.
VII
Le soleil déjà haut, par la fenêtre ouverte, vient caresser le pied nu de Vincent, sur le large lit où près de Lilian il repose. Celle-ci, qui ne le sait pas réveillé, se soulève, le regarde et s’étonne à lui trouver l’air soucieux.
Lady Griffith aimait Vincent peut-être; mais elle aimait en lui le succès. Vincent était grand, beau, svelte, mais il ne savait ni se tenir, ni s’asseoir, ni se lever. Son visage était expressif, mais il se coiffait mal. Surtout elle admirait la hardiesse, la robustesse de sa pensée; il était certainement très instruit, mais il lui paraissait inculte. Elle se penchait avec un instinct d’amante et de mère au-dessus de ce grand enfant qu’elle prenait à tâche de former. Elle en faisait son œuvre, sa statue. Elle lui apprenait à soigner ses ongles, à séparer sur le côté ses cheveux qu’il rejetait d’abord en arrière, et son front, à demi caché par eux, paraissait plus pâle et plus haut. Enfin, elle avait remplacé par des cravates seyantes, les modestes petits nœuds tout faits qu’il portait. Décidément lady Griffith aimait Vincent; mais elle ne le supportait pas taciturne, ou « maussade » comme elle disait.
Sur le front de Vincent elle promène doucement son doigt, comme pour effacer une ride, double pli qui, parti des sourcils, creuse deux barres verticales et semble presque douloureux.
« Si tu dois m’apporter ici des regrets, des soucis, des remords, autant vaut ne pas revenir », murmure-t-elle en se penchant vers lui.
Vincent ferme les yeux comme devant une clarté trop vive. La jubilation des regards de Lilian l’éblouit.
« Ici, c’est comme dans les mosquées; on se déchausse en entrant pour ne pas apporter la boue du dehors. Si tu crois que je ne sais pas à qui tu penses! » – Puis, comme Vincent veut lui mettre la main devant la bouche, elle se débat mutinement:
« Non, laisse-moi te parler sérieusement. J’ai beaucoup réfléchi à ce que tu me disais l’autre jour. On croit toujours que les femmes ne savent pas réfléchir, mais tu verras que cela dépend desquelles… Ce que tu me disais sur les produits de croisement… et qu’on n’obtenait rien de fameux par le mélange, mais plutôt par sélection… Hein! j’ai bien retenu ta leçon?… Eh bien! ce matin, je crois que tu nourris un monstre, quelque chose de tout à fait ridicule et que tu ne pourras jamais sevrer: un hybride de bacchante et de Saint-Esprit. Pas vrai?… Tu te dégoûtes d’avoir plaqué Laura: je lis ça dans le pli de ton front. Si tu veux retourner auprès d’elle, dis-le tout de suite et quitte-moi; c’est que je me serais trompée sur ton compte, et je te laisserais partir sans regrets. Mais, si tu prétends rester avec moi, quitte cette figure d’enterrement. Tu me rappelles certains Anglais; plus leur pensée s’émancipe, plus ils se raccrochent à la morale; c’est au point qu’il n’y a pas plus puritain que certains de leurs libres penseurs… Tu me prends pour une sans-cœur? Tu te trompes: Je comprends très bien que tu aies pitié de Laura. Mais alors, qu’est-ce que tu fais ici? »
Puis, comme Vincent se détournait d’elle:
« Écoute; tu vas passer dans la salle de bains et tâcher de laisser tes regrets sous la douche. Je sonne pour le thé, hein? Et quand tu reparaîtras, je t’expliquerai quelque chose que tu n’as pas l’air de bien comprendre. »
Il s’était levé. Elle bondit à sa suite.
« Ne te rhabille pas tout de suite. Dans l’armoire, à droite du chauffe-bain, tu trouveras des burnous, des haïks, des pyjamas… enfin tu choisiras. »
Vincent reparaît vingt minutes plus tard, couvert d’une djellabah de soie vert pistache.
« Oh! attends! attends que je t’arrange, s’écria Lilian ravie. Elle sortie d’un coffre oriental deux larges écharpes aubergine, ceintura Vincent de la plus sombre, l’enturbanna de l’autre.
– Mes pensées sont toujours de la couleur de mon costume (elle avait revêtu un pyjama pourpre lamé d’argent). Je me souviens d’un jour, quand j’étais toute petite, à San Francisco; on a voulu me mettre en noir, sous prétexte qu’une sœur de ma mère venait de mourir; une vieille tante que je n’avais jamais vue. Toute la journée j’ai pleuré; j’étais triste, triste; je me suis figuré que j’avais beaucoup de chagrin, que je regrettais immensément ma tante… rien qu’à cause du noir. Si les hommes sont aujourd’hui plus sérieux que les femmes, c’est qu’ils sont vêtus plus sombrement. Je parie que déjà tu n’as plus les mêmes idées que tout à l’heure. Assieds-toi là, au bord du lit; et quand tu auras bu un gobelet de vodka, une tasse de thé, et mangé deux ou trois sandwiches, je te raconterai une histoire. Tu me diras quand je peux commencer… »
Elle s’est assise, sur la descente de lit, entre les jambes de Vincent, pelotonnée comme une stèle égyptienne, le menton sur les genoux. Après avoir elle-même bu et mangé, elle commence:
« J’étais sur la Bourgogne, tu sais, le jour où elle a fait naufrage. J’avais dix-sept ans. C’est te dire mon âge aujourd’hui. J’étais excellente nageuse; et pour te prouver que je n’ai pas le cœur trop sec, je te dirai que, si ma première pensée a été de me sauver moi-même, ma seconde a été de sauver quelqu’un. Même je ne suis pas bien sûre que ce n’ait pas été la première. Ou plutôt, je crois que je n’ai pensé à rien du tout; mais rien ne me dégoûte autant que ceux qui, dans ces moments-là, ne songent qu’à eux-mêmes; si: les femmes qui poussent des cris. Il y eut un premier canot de sauvetage qu’on avait empli principalement de femmes et d’enfants; et certaines de celles-ci poussaient de tels hurlements qu’il y avait de quoi faire perdre la tête. La manœuvre fut si mal faite que le canot, au lieu de poser à plat sur la mer, piqua du nez et se vida de tout son monde avant même de s’être empli d’eau. Tout cela se passait à la lumière de torches, de fanaux et de projecteurs. Tu n’imagines pas ce que c’était lugubre. Les vagues étaient assez fortes, et tout ce qui n’était pas dans la clarté disparaissait de l’autre côté de la colline d’eau, dans la nuit. Je n’ai jamais vécu d’une vie plus intense; mais j’étais aussi incapable de réfléchir qu’un terre-neuve, je suppose, qui se jette à l’eau. Je ne comprends même plus bien ce qui a pu se passer; je sais seulement que j’avais remarqué, dans le canot, une petite fille de cinq ou six ans, un amour; et tout de suite, quand j’ai vu chavirer la barque, c’est elle que j’ai résolu de sauver. Elle était d’abord avec sa mère; mais celle-ci ne savait pas bien nager; et puis elle était gênée, comme toujours dans ces cas-là, par sa jupe. Pour moi, j’ai dû me dévêtir machinalement; on m’appelait pour prendre place dans le canot suivant. J’ai dû y monter puis sans doute j’ai sauté à la mer de ce canot même; je me souviens seulement d’avoir nagé assez longtemps avec l’enfant cramponnée à mon cou. Elle était terrifiée et me serrait la gorge si fort que je ne pouvais plus respirer. Heureusement, on a pu nous voir du canot et nous attendre, ou ramer vers nous. Mais ce n’est pas pour ça que je te raconte cette histoire. Le souvenir qui est demeuré le plus vif, celui que jamais rien ne pourra effacer de mon cerveau ni de mon cœur: dans ce canot, nous étions, entassés, une quarantaine, après avoir recueilli plusieurs nageurs désespérés, comme on m’avait recueillie moi-même. L’eau venait presque à ras du bord. J’étais à l’arrière et je tenais pressée contre moi la petite fille que je venais de sauver, pour la réchauffer et pour l’empêcher de voir ce que, moi, je ne pouvais pas ne pas voir: deux marins, l’un armé d’une hache et l’autre d’un couteau de cuisine; et sais-tu ce qu’ils faisaient?… Ils coupaient les doigts, les poignets de quelques nageurs qui, s’aidant des cordes, s’efforçaient de monter dans notre barque. L’un de ces deux marins (l’autre était un nègre) s’est retourné vers moi qui claquais des dents de froid, d’épouvante et d’horreur: “S’il en monte un seul de plus, nous sommes tous foutus. La barque est pleine.” Il a ajouté que dans tous les naufrages on est forcé de faire comme ça; mais que naturellement on n’en parle pas.
« Alors, je crois que je me suis évanouie; en tout cas, je ne me souviens plus de rien, comme on reste sourd assez longtemps après un bruit trop formidable. Et quand, à bord du X… qui nous a recueillis, je suis revenue à moi, j’ai compris que je n’étais plus, que je ne pourrais plus jamais être la même, la sentimentale jeune fille d’auparavant; j’ai compris que j’avais laissé une partie de moi sombrer avec la Bourgogne, qu’à un tas de sentiments délicats, désormais, je couperais les doigts et les poignets pour les empêcher de monter et de faire sombrer mon cœur. »
Elle regarda Vincent du coin de l’œil, et, cambrant le torse en arrière:
« C’est une habitude à prendre. »
Puis, comme ses cheveux mal retenus s’étaient défaits et retombaient sur ses épaules, elle se leva, s’approcha d’un miroir, et, tout en parlant, s’occupa de sa coiffure.
« Quand j’ai quitté l’Amérique, peu de temps après, il me semblait que j’étais la toison d’or et que je partais à la recherche d’un conquéreur. J’ai pu parfois me tromper; j’ai pu commettre des erreurs… et peut-être que j’en commets une aujourd’hui en te parlant comme je fais. Mais toi, ne va pas t’imaginer, parce que je me suis donnée à toi, que tu m’as conquise. Persuade-toi de ceci: j’abomine les médiocres et ne puis aimer qu’un vainqueur. Si tu veux de moi, que ce soit pour t’aider à vaincre. Mais si c’est pour te faire plaindre, consoler, dorloter…, autant te le dire tout de suite: non, mon vieux Vincent, ce n’est pas moi qu’il te faut: c’est Laura. »
Elle dit tout cela sans se retourner, tout en continuant d’arranger ses cheveux rebelles; mais Vincent rencontra son regard dans la glace.
« Tu permettras que je ne te réponde que ce soir, dit-il en se levant et quittant ses vêtements orientaux pour reprendre ceux de la ville. À présent, il faut que je rentre vite avant que mon frère Olivier soit sorti; j’ai quelque chose d’urgent à lui dire. »
Il dit cela en manière d’excuse et pour colorer son départ; mais quand il s’approcha de Lilian, celle-ci se retourna souriante et si belle qu’il hésita:
« À moins que je ne lui laisse un mot qu’il trouve à déjeuner, reprit-il.
– Vous vous parlez beaucoup?
– Presque pas. Non, c’est une invitation pour ce soir, que j’ai à lui transmettre.
– De la part de Robert… Oh! I see… dit-elle en souriant bizarrement. De celui-là aussi il faudra que nous reparlions… Alors, pars vite. Mais reviens à six heures, car, à sept, son auto nous prendra pour nous emmener dîner au Bois. »
Vincent, tout en marchant, médite; il éprouve que du rassasiement des désirs peut naître, accompagnant la joie et comme s’abritant derrière elle, une sorte de désespoir.
VIII
Il faut choisir d’aimer les femmes, ou de les connaître; il n’y a pas de milieu.
Chamfort.
Dans le rapide de Paris, Édouard lit le livre de Passavant: La Barre fixe – frais paru, et qu’il vient d’acheter en gare de Dieppe. Sans doute ce livre l’attend à Paris; mais Édouard est impatient de le connaître. On en parle partout. Jamais aucun de ses livres à lui n’a eu l’honneur de figurer aux bibliothèques des gares. On lui a bien parlé de telle démarche qu’il suffirait de faire pour en obtenir le dépôt; mais il n’y tient pas. Il se redit qu’il se soucie fort peu que ses livres soient exposés aux bibliothèques des gares, mais il a besoin de se le redire en y voyant le livre de Passavant. Tout ce que fait Passavant l’indispose, et tout ce qui se fait autour de Passavant: les articles, par exemple, où l’on porte son livre aux nues. Oui, c’est comme un fait exprès: chacun des trois journaux qu’il achète, à peine débarqué, contient un éloge de La Barre fixe. Un quatrième contient une lettre de Passavant, protestation à un article un peu moins louangeur que les autres, paru précédemment dans ce journal; Passavant y défend son livre et l’explique. Cette lettre irrite Édouard plus encore que les articles. Passavant prétend éclairer l’opinion; c’est-à-dire qu’habilement il l’incline. Jamais aucun des livres d’Édouard n’a fait lever tant d’articles; aussi bien Édouard n’a jamais rien fait pour s’attirer les bonnes grâces des critiques. Si ceux-ci le battent froid, peu lui importe. Mais en lisant les articles sur le livre de son rival, il a besoin de se redire que peu lui importe.
Ce n’est pas qu’il déteste Passavant. Il l’a rencontré parfois et l’a trouvé charmant. Passavant s’est du reste toujours montré pour lui des plus aimables. Mais les livres de Passavant lui déplaisent; Passavant lui paraît moins un artiste qu’un faiseur. Assez pensé à lui…
Édouard sort de la poche de son veston la lettre de Laura, cette lettre qu’il relisait sur le pont du navire; il la relit encore:
« Mon ami,
« La dernière fois que je vous ai vu – c’était, vous en souvenez-vous, à St. James Park, le 2 avril, la veille de mon départ pour le Midi – vous m’avez fait promettre de vous écrire si je me trouvais dans l’embarras. Je tiens ma promesse. À qui d’autre que vous en appellerais-je? Ceux sur qui je voudrais pouvoir m’appuyer, c’est à eux surtout que je dois cacher ma détresse. Mon ami, je suis dans une grande détresse. Ce qu’a été ma vie depuis que j’ai quitté Félix, je vous le raconterai peut-être un jour. Il m’a accompagnée jusqu’à Pau, puis a regagné seul Cambridge, rappelé par son cours. Ce que je suis devenue là-bas, seule et abandonnée à moi-même, à la convalescence, au printemps… Vais-je oser vous avouer à vous ce qu’à Félix je ne puis dire? Le moment est venu que je devrais le rejoindre. Hélas, je ne suis plus digne de le revoir. Les lettres que je lui écris depuis quelque temps sont menteuses et celles que je reçois de lui ne parlent que de sa joie de me savoir mieux portante. Que ne suis-je demeurée malade! que ne suis-je morte là-bas!… Mon ami, j’ai dû me rendre à l’évidence: je suis enceinte; et l’enfant que j’attends n’est pas de lui. J’ai quitté Félix il y a plus de trois mois; de toute manière, à lui du moins je ne pourrai donner le change. Je n’ose retourner près de lui. Je ne peux pas. Je ne veux pas. Il est trop bon. Il me pardonnerait sans doute et je ne mérite pas, je ne veux pas qu’il me pardonne. Je n’ose retourner près de mes parents qui me croient encore à Pau. Mon père, s’il apprenait, s’il comprenait, serait capable de me maudire. Il me repousserait. Comment affronterais-je sa vertu, son horreur du mal, du mensonge, de tout ce qui est impur? J’ai peur aussi de désoler ma mère et ma sœur. Quant à celui qui… mais je ne veux pas l’accuser; lorsqu’il m’a promis de m’aider, il était en état de le faire. Mais pour être mieux à même de m’aider, il s’est malheureusement mis à jouer. Il a perdu la somme qui devait servir à mon entretien, à mes couches. Il a tout perdu. J’avais d’abord pensé partir avec lui, n’importe où, vivre avec lui, quelque temps du moins, car je ne voulais pas le gêner, ni lui être à charge; j’aurais bien fini par trouver à gagner ma vie; mais je ne peux pas tout de suite. Je vois bien qu’il souffre de m’abandonner et qu’il ne peut pas faire autrement, aussi je ne l’accuse pas, mais il m’abandonne tout de même. Je suis ici sans argent. Je vis à crédit, dans un petit hôtel. Mais cela ne peut durer. Je ne sais plus que devenir. Hélas! des chemins si délicieux ne pouvaient mener qu’aux abîmes. Je vous écris à cette adresse de Londres que vous m’avez donnée, mais quand cette lettre vous parviendra-t-elle? Et moi qui souhaitais tant d’être mère! Je ne fais que pleurer tout le jour. Conseillez-moi, je n’espère plus rien que de vous. Secourez-moi, si cela vous est possible, et sinon… Hélas, en d’autres temps j’aurais eu plus de courage, mais à présent ce n’est plus moi seule qui meurs. Si vous n’arrivez pas, si vous m’écrivez: « Je ne puis rien », je n’aurai contre vous pas un reproche. En vous disant adieu, je tâcherai de ne pas trop regretter la vie, mais je crois que vous n’avez jamais très bien compris que l’amitié que vous eûtes pour moi reste ce que j’aurai connu de meilleur – pas bien compris que ce que j’appelais mon amitié pour vous portait un autre nom dans mon cœur.
« Laura Félix Douviers.
« P.-S. – Avant de jeter cette lettre à la poste, je vais le revoir une dernière fois. Je l’attendrai chez lui ce soir. Si vous recevez ceci, c’est donc vraiment que… adieu, adieu, je ne sais plus ce que j’écris. »
Édouard a reçu cette lettre le matin même de son départ. C’est-à-dire qu’il s’est décidé à partir aussitôt après l’avoir reçue. De toute manière, il n’avait pas l’intention de prolonger beaucoup son séjour en Angleterre. Je ne prétends point insinuer qu’il n’eût pas été capable de revenir à Paris spécialement pour secourir Laura; je dis qu’il est heureux de revenir. Il a été terriblement sevré de plaisir, ces temps derniers, en Angleterre; à Paris, la première chose qu’il fera, c’est d’aller dans un mauvais lieu; et, comme il ne veut pas emporter là-bas de papiers personnels, il atteint dans le filet du compartiment sa valise, l’ouvre pour y glisser la lettre de Laura.
La place de cette lettre n’est pas entre un veston et des chemises; il atteint, sous les vêtements, un cahier cartonné à demi rempli de son écriture; y recherche, tout au commencement du cahier, tels feuillets, écrits l’an passé, qu’il relit, entre lesquels la lettre de Laura prendra place.
JOURNAL D’ÉDOUARD
18 octobre.
« Laura ne semble pas se douter de sa puissance; pour moi qui pénètre dans le secret de mon cœur, je sais bien que jusqu’à ce jour, je n’ai pas écrit une ligne qu’elle n’ait indirectement inspirée. Près de moi, je la sens enfantine encore, et toute l’habileté de mon discours, je ne la dois qu’à mon désir constant de l’instruire, de la convaincre, de la séduire. Je ne vois rien, je n’entends rien, sans penser aussitôt: qu’en dirait-elle? J’abandonne mon émotion et ne connais plus que la sienne. Il me paraît même que si elle n’était pas là pour me préciser, ma propre personnalité s’éperdrait en contours trop vagues; je ne me rassemble et ne me définis qu’autour d’elle. Par quelle illusion ai-je pu croire jusqu’à ce jour que je la façonnais à ma ressemblance? Tandis qu’au contraire c’est moi qui me pliais à la sienne; et je ne le remarquais pas! Ou plutôt: par un étrange croisement d’influences amoureuses, nos deux êtres, réciproquement, se déformaient. Involontairement, inconsciemment, chacun des deux êtres qui s’aiment se façonne à cette idole qu’il contemple dans le cœur de l’autre… Quiconque aime vraiment renonce à la sincérité.
« C’est ainsi qu’elle m’a donné le change. Sa pensée accompagnait partout la mienne. J’admirais son goût, sa curiosité, sa culture et je ne savais pas que ce n’était que par amour pour moi qu’elle s’intéressait si passionnément à tout ce dont elle me voyait m’éprendre. Car elle ne savait rien découvrir. Chacune de ses admirations, je le comprends aujourd’hui n’était pour elle qu’un lit de repos où allonger sa pensée contre la mienne; rien ne répondait en ceci à l’exigence profonde de sa nature. “Je ne m’ornais et ne me parais que pour toi”, dira-t-elle. Précisément j’aurais voulu que ce ne fût que pour elle et qu’elle cédât, ce faisant, à quelque intime besoin personnel. Mais de tout cela, qu’elle ajoutait à elle pour moi, rien ne restera, pas même un regret, pas même le sentiment d’un manque. Un jour vient où l’être vrai reparaît, que le temps lentement déshabille de tous ses vêtements d’emprunt; et, si c’est de ces ornements que l’autre est épris, il ne presse plus contre son cœur qu’une parure déshabitée, qu’un souvenir… que du deuil et du désespoir.
« Ah! de combien de vertus, de combien de perfections l’ai-je ornée!
« Que cette question de la sincérité est irritante! Sincérité! Quand j’en parle, je ne songe qu’à sa sincérité à elle. Si je me retourne vers moi, je cesse de comprendre ce que ce mot veut dire. Je ne suis jamais que ce que je crois que je suis – et cela varie sans cesse, de sorte que souvent, si je n’étais là pour les accointer, mon être du matin ne reconnaîtrait pas celui du soir. Rien ne saurait être plus différent de moi, que moi-même. Ce n’est que dans la solitude que parfois le substrat m’apparaît et que j’atteins à une certaine continuité foncière; mais alors il me semble que ma vie s’alentit, s’arrête et que je vais proprement cesser d’être. Mon cœur ne bat que par sympathie; je ne vis que par autrui; par procuration, pourrais-je dire, par épousaille, et ne me sens jamais vivre plus intensément que quand je m’échappe à moi-même pour devenir n’importe qui.
« Cette force anti-égoïste de décentralisation est telle qu’elle volatilise en moi le sens de la propriété – et, partant, de la responsabilité. Un tel être n’est pas de ceux qu’on épouse. Comment faire comprendre cela à Laura?
26 octobre.
« Rien n’a pour moi d’existence, que poétique (et je rends à ce mot son plein sens) – à commencer par moi-même. Il me semble parfois que je n’existe pas vraiment, mais simplement que j’imagine que je suis. Ce à quoi je parviens le plus difficilement à croire c’est à ma propre réalité. Je m’échappe sans cesse et ne comprends pas bien, lorsque je me regarde agir, que celui que je vois agir soit le même que celui qui regarde, et qui s’étonne, et doute qu’il puisse être acteur et contemplateur à la fois.
« L’analyse psychologique a perdu pour moi tout intérêt du jour où je me suis avisé que l’homme éprouve ce qu’il s’imagine éprouver. De là à penser qu’il s’imagine éprouver ce qu’il éprouve… Je le vois bien avec mon amour: entre aimer Laura et m’imaginer que je l’aime – entre m’imaginer que je l’aime moins, et l’aimer moins, quel dieu verrait la différence? Dans le domaine des sentiments, le réel ne se distingue pas de l’imaginaire. Et, s’il suffit d’imaginer qu’on aime, pour aimer, ainsi suffit-il de se dire qu’on imagine aimer, quand on aime, pour aussitôt aimer un peu moins, et même pour se détacher un peu de ce qu’on aime – ou pour en détacher quelques cristaux. Mais pour se dire cela ne faut-il pas déjà aimer un peu moins?
« C’est par un tel raisonnement que X, dans mon livre, s’efforcera de se détacher de Z – et surtout s’efforcera de la détacher de lui.
28 octobre.
« On parle sans cesse de la brusque cristallisation de l’amour. La lente décristallisation, dont je n’entends jamais parler, est un phénomène psychologique qui m’intéresse bien davantage. J’estime qu’on le peut observer, au bout d’un temps plus ou moins long, dans tous les mariages d’amour. Il n’y aura pas à craindre cela pour Laura, certes (et c’est tant mieux), si elle épouse Félix Douviers, ainsi que le lui conseillent la raison, sa famille, et moi-même. Douviers est un très honnête professeur, plein de mérites, et très capable dans sa partie (il me revient qu’il est très apprécié par ses élèves) en qui Laura va découvrir, à l’usage, d’autant plus de vertus qu’elle s’illusionnera moins pas avance; quand elle parle de lui, je trouve même que, dans la louange, elle reste plutôt en deçà. Douviers vaut mieux que ce qu’elle croit.
« Quel admirable sujet de roman: au bout de quinze ans, de vingt ans de vie conjugale, la décristallisation progressive et réciproque des conjoints! Tant qu’il aime et veut être aimé, l’amoureux ne peut se donner pour ce qu’il est vraiment, et, de plus, il ne voit pas l’autre – mais bien, en son lieu, une idole qu’il pare, et qu’il divinise, et qu’il crée.
« J’ai donc mis en garde Laura, et contre elle, et contre moi-même. J’ai tâché de lui persuader que notre amour ne saurait nous assurer à l’un ni à l’autre de durable bonheur. J’espère l’avoir à peu près convaincue. »
Édouard hausse les épaules, referme le journal sur la lettre et remet le tout dans la valise. Il y dépose également son portefeuille après y avoir prélevé un billet de cent francs qui lui suffira certainement jusqu’au moment où il ira reprendre sa valise, qu’il compte laisser à la consigne en arrivant. L’embêtant c’est qu’elle ne ferme pas à clef, sa valise; ou du moins qu’il n’a plus la clef pour la fermer. Il perd toujours les clefs de ses valises. Bah! les employés de la consigne sont trop affairés durant le jour, et jamais seuls. Il la dégagera, cette valise, vers quatre heures; la portera chez lui; puis ira consoler et secourir Laura; il tâchera de l’emmener dîner.
Édouard somnole; ses pensées insensiblement prennent un autre cours. Il se demande s’il aurait deviné, à la seule lecture de la lettre de Laura, qu’elle a les cheveux noirs? Il se dit que les romanciers, par la description trop exacte de leurs personnages, gênent plutôt l’imagination qu’ils ne la servent et qu’ils devraient laisser chaque lecteur se représenter chacun de ceux-ci comme il lui plaît. Il songe au roman qu’il prépare, qui ne doit ressembler à rien de ce qu’il a écrit jusqu’alors. Il n’est pas assuré que Les Faux-Monnayeurs soit un bon titre. Il a eu tort de l’annoncer. Absurde, cette coutume d’indiquer les « en préparation », afin d’allécher les lecteurs. Cela n’allèche personne et cela vous lie… Il n’est pas assuré non plus que le sujet soit très bon. Il y pense sans cesse et depuis longtemps mais il n’en a pas écrit encore une ligne. Par contre, il transcrit sur un carnet ses notes et ses réflexions.
Il sort de sa valise ce carnet. De sa poche, il sort un stylo. Il écrit:
« Dépouiller le roman de tous les éléments qui n’appartiennent pas spécifiquement au roman. De même que la photographie, naguère, débarrassa la peinture du souci de certaines exactitudes, le phonographe nettoiera sans doute demain le roman de ses dialogues rapportés, dont le réaliste souvent se fait gloire. Les événements extérieurs, les accidents, les traumatismes, appartiennent au cinéma; il sied que le roman les lui laisse. Même la description des personnages ne me paraît point appartenir proprement au genre. Oui vraiment, il ne me paraît pas que le roman pur (et en art, comme partout, la pureté seule m’importe) ait à s’en occuper. Non plus que ne fait le drame. Et qu’on ne vienne point dire que le dramaturge ne décrit pas ses personnages parce que le spectateur est appelé à les voir portés tout vivants sur la scène; car combien de fois n’avons-nous pas été gênés au théâtre, par l’acteur, et souffert de ce qu’il ressemblât si mal à celui que, sans lui, nous nous représentions si bien. – Le romancier, d’ordinaire, ne fait point suffisamment crédit à l’imagination du lecteur. »
Quelle station vient de passer en coup de vent? Asnières. Il remet le carnet dans la valise. Mais décidément le souvenir de Passavant le tourmente. Il ressort le carnet. Il y écrit encore:
« Pour Passavant, l’œuvre d’art n’est pas tant un but qu’un moyen. Les convictions artistiques dont il fait montre, ne s’affirment si véhémentes que parce qu’elles ne sont pas profondes; nulle secrète exigence de tempérament ne les commande; elles répondent à la dictée de l’époque; leur mot d’ordre est: opportunité.
« La Barre fixe. Ce qui paraîtra bientôt le plus vieux, c’est ce qui d’abord aura paru le plus moderne. Chaque complaisance, chaque affectation est la promesse d’une ride. Mais c’est par là que Passavant plaît aux jeunes. Peu lui chaut l’avenir. C’est à la génération d’aujourd’hui qu’il s’adresse (ce qui vaut certes mieux que de s’adresser à celle d’hier) – mais comme il ne s’adresse qu’à elle, ce qu’il écrit risque de passer avec elle. Il le sait et ne se promet pas la survie; et c’est là ce qui fait qu’il se défend si âprement, non point seulement quand on l’attaque, mais qu’il proteste même à chaque restriction des critiques. S’il sentait son œuvre durable, il la laisserait se défendre elle-même et ne chercherait pas sans cesse à la justifier. Que dis-je? Il se féliciterait des mécompréhensions, des injustices. Autant de fil à retordre pour les critiques de demain. »
Il consulte sa montre. Onze heures trente-cinq. On devrait être arrivé. Curieux de savoir si par impossible Olivier l’attend à la sortie du train? Il n’y compte absolument pas. Comment supposer même qu’Olivier ait pu prendre connaissance de la carte où il annonçait aux parents d’Olivier son retour – et où incidemment, négligemment, distraitement en apparence, il précisait le jour et l’heure – comme on tendrait un piège au sort, et par amour des embrasures.
Le train s’arrête. Vite, un porteur! Non; sa valise n’est pas si lourde, et la consigne n’est pas si loin… À supposer qu’il soit là sauront-ils seulement, dans la foule, se reconnaître? Ils se sont si peu vus. Pourvu qu’il n’ait pas trop changé!… Ah! juste ciel! serait-ce lui?
IX
Nous n’aurions à déplorer rien de ce qui arriva par la suite, si seulement la joie qu’Édouard et Olivier eurent à se retrouver eût été plus démonstrative; mais une singulière incapacité de jauger son crédit dans le cœur et l’esprit d’autrui leur était commune et les paralysait tous deux; de sorte que chacun se croyant seul ému, tout occupé par sa joie propre et comme confus de la sentir si vive, n’avait souci que de ne point trop en laisser paraître l’excès.
C’est là ce qui fit qu’Olivier, loin d’aider à la joie d’Édouard en lui disant l’empressement qu’il avait mis à venir à sa rencontre, crut séant de parler de quelque course que précisément il avait eu à faire dans le quartier ce matin même, comme pour s’excuser d’être venu. Scrupuleuse à l’excès, son âme était habile à se persuader que peut-être Édouard trouvait sa présence importune. Il n’eut pas plus tôt menti, qu’il rougit. Édouard surprit cette rougeur, et, comme d’abord il avait saisi le bras d’Olivier, d’une étreinte passionnée, crut, par scrupule également, que c’était là ce qui le faisait rougir.
Il avait dit d’abord:
« Je m’efforçais de croire que tu ne serais pas là; mais au fond j’étais sûr que tu viendrais. »
Il put croire qu’Olivier voyait de la présomption dans cette phrase. En l’entendant répondre d’un air dégagé: – « J’avais justement une course à faire dans ce quartier », il lâcha le bras d’Olivier, et son exaltation tout aussitôt retomba. Il eût voulu demander à Olivier s’il avait compris que cette carte adressée à ses parents, c’était pour lui qu’il l’avait écrite; sur le point de l’interroger, le cœur lui manquait. Olivier, craignant d’ennuyer Édouard ou de se faire méjuger en parlant de soi, se taisait. Il regardait Édouard et s’étonnait d’un certain tremblement de sa lèvre, puis aussitôt baissait les yeux. Édouard tout à la fois souhaitait ce regard et craignait qu’Olivier ne le jugeât trop vieux. Il roulait nerveusement entre ses doigts un bout de papier. C’était le bulletin qu’on venait de lui remettre à la consigne, mais il n’y faisait pas attention.
« Si c’était son bulletin de consigne, – se disait Olivier, en le lui voyant froisser ainsi, puis jeter distraitement, – il ne le jetterait pas ainsi. » Et il ne se retourna qu’un instant pour voir le vent emporter ce bout de papier loin derrière eux sur le trottoir. S’il avait regardé plus longtemps, il aurait pu voir un jeune homme le ramasser. C’était Bernard qui, depuis leur sortie de la gare, les suivait… Cependant, Olivier se désolait de ne rien trouver à dire à Édouard, et le silence entre eux lui devenait intolérable.
« Quand nous arriverons devant Condorcet, se répétait-il, je lui dirai: « À présent, il faut que je rentre; au revoir. » Puis, devant le lycée, il se donna jusqu’au coin de la rue de Provence. Mais Édouard, à qui ce silence pesait également, ne pouvait admettre qu’ils se quittassent ainsi. Il entraîna son compagnon dans un café. Peut-être le porto qu’on leur servit les aiderait-il à triompher de leur gêne.
Ils trinquèrent.
« À tes succès, dit Édouard, en levant son verre. Quand est l’examen?
– Dans dix jours.
– Et tu te sens prêt? »
Olivier haussa les épaules.
« Est-ce qu’on sait jamais. Il suffit d’être mal en train ce jour-là. »
Il n’osait répondre: « Oui », par crainte de montrer trop d’assurance. Ce qui le gênait aussi, c’était à la fois le désir et la crainte de tutoyer Édouard; il se contentait de donner à chacune de ses phrases un tour indirect d’où, du moins, le « vous » était exclu, de sorte qu’il enlevait par cela même à Édouard l’occasion de solliciter un tutoiement qu’il souhaitait; qu’il avait obtenu pourtant, il s’en souvenait bien, quelques jours avant son départ.
« As-tu bien travaillé?
– Pas mal. Mais pas si bien que j’aurais pu.
– Les bons travailleurs ont toujours le sentiment qu’ils pourraient travailler davantage », dit Édouard sentencieusement.
Il avait dit cela malgré lui; puis, aussitôt, avait trouvé sa phrase ridicule.
« Fais-tu toujours des vers?
– De temps en temps… J’aurais grand besoin de conseils. Il levait les yeux vers Édouard; c’est “de vos conseils” qu’il voulait dire; “de tes conseils”. Et le regard, à défaut de la voix, le disait si bien qu’Édouard crut qu’il disait cela par déférence ou par gentillesse. Mais quel besoin eut-il de répondre, et avec tant de brusquerie:
– Oh! les conseils, il faut savoir se les donner à soi-même ou les chercher auprès de camarades; ceux des aînés ne valent rien. »
Olivier pensa: « Je ne lui en ai pourtant pas demandé; pourquoi proteste-t-il? »
Chacun d’eux se dépitait à ne sortir de soi rien que de sec, de contraint; et chacun d’eux, sentant la gêne et l’agacement de l’autre, s’en croyait l’objet et la cause. De tels entretiens ne peuvent donner rien de bon, si rien ne vient à la rescousse. Rien ne vint.
Olivier s’était mal levé ce matin. La tristesse qu’il avait eue à son réveil, de ne plus voir Bernard à son côté, de l’avoir laissé partir sans adieu, cette tristesse, un instant dominée par la joie de retrouver Édouard, montait en lui comme un flot sombre, submergeait toutes ses pensées. Il eût voulu parler de Bernard, raconter à Édouard tout et je ne sais quoi, l’intéresser à son ami.
Mais le moindre sourire d’Édouard l’eût blessé, et l’expression eût trahi les sentiments passionnés et tumultueux qui l’agitaient, si elle n’eût risqué de paraître exagérée. Il se taisait; il sentait ses traits se durcir; il eût voulu se jeter dans les bras d’Édouard et pleurer. Édouard se méprenait à ce silence, à l’expression de ce visage contracté; il aimait beaucoup trop pour ne point perdre toute aisance. À peine s’il osait regarder Olivier, qu’il eût voulu serrer dans ses bras et dorloter comme un enfant; et quand il rencontrait son regard morne:
« C’est cela, pensait-il. Je l’ennuie… Je le fatigue, je l’excède. Pauvre petit! il n’attend qu’un mot de moi pour partir. » Et ce mot, irrésistiblement, Édouard le dit, par pitié pour l’autre:
« À présent tu dois me quitter. Tes parents t’attendent pour déjeuner, j’en suis sûr. »
Olivier, qui pensait de même, se méprit à son tour. Il se leva précipitamment, tendit la main. Du moins voulait-il dire à Édouard: « Quand te reverrai-je? Quand vous reverrai-je? Quand est-ce qu’on se revoit?… » Édouard attendait cette phrase. Rien ne vint. Qu’un banal: – Adieu.
X
Le soleil avait réveillé Bernard. Il s’était levé de son banc avec un violent mal de tête. Sa belle vaillance du matin l’avait quitté. Il se sentait abominablement seul et le cœur tout gonflé de je ne sais quoi de saumâtre qu’il se refusait à appeler de la tristesse, mais qui remplissait de larmes ses yeux. Que faire? et où aller?… S’il s’achemina vers la gare Saint-Lazare, à l’heure où il savait que devait s’y rendre Olivier, ce fut sans intention précise, et sans autre désir que de retrouver son ami. Il se reprochait son brusque départ au matin: Olivier pouvait en avoir été peiné. N’était-il pas l’être que Bernard préférait sur terre?… Quand il le vit au bras d’Édouard, un sentiment bizarre tout à la fois lui fit suivre le couple, et le retint de se montrer. Péniblement il se sentait de trop, et pourtant eût voulu se glisser entre eux. Édouard lui paraissait charmant; à peine un peu plus grand qu’Olivier, l’allure à peine un peu moins jeune. C’est lui qu’il résolut d’aborder; il attendait pour cela qu’Olivier l’eût quitté. Mais l’aborder sous quel prétexte?
C’est à ce moment qu’il vit le petit bout de papier froissé s’échapper de la main distraite d’Édouard. Quand il l’eut ramassé, qu’il eut vu que c’était un bulletin de consigne… parbleu, le voilà bien le prétexte cherché!
Il vit entrer les deux amis dans le café; demeura perplexe un instant; puis, reprenant son monologue:
« Un adipeux normal n’aurait rien de plus pressé que de lui rapporter ce papier », se dit-il.
How weary, stale, flat and unprofitable
Seem to me all the uses of this world!
ai-je entendu dire à Hamlet. Bernard, Bernard, quelle pensée t’effleure? Hier déjà tu fouillais un tiroir. Sur quel chemin t’engages-tu? Fais bien attention, mon garçon… Fais bien attention qu’à midi l’employé de la consigne à qui Édouard a eu affaire, va déjeuner, et qu’il est remplacé par un autre. Et n’as-tu pas promis à ton ami de tout oser?
Il réfléchit pourtant que trop de précipitation risquait de tout compromettre. Surpris au débotté, l’employé pouvait trouver suspect cet empressement; consultant le registre du dépôt, il pouvait trouver peu naturel qu’un bagage, mis à la consigne quelques minutes avant midi, en fût retiré sitôt après. Enfin, si tel passant, tel fâcheux, l’avait vu ramasser le papier… Bernard prit sur lui de redescendre jusqu’à la Concorde, sans se presser; le temps qu’eût mis un autre à déjeuner. Cela se fait souvent, n’est-ce pas, de mettre sa valise à la consigne durant le temps que l’on déjeune et d’aller la reprendre ensuite? Il ne sentait plus sa migraine. En passant devant une terrasse de restaurant, il s’empara sans façon d’un cure-dents (ils étaient en petits faisceaux sur les tables), qu’il allait grignoter devant le bureau de consigne, pour avoir l’air rassasié. Heureux d’avoir pour lui sa bonne mine, l’élégance de son costume, la distinction de sa tenue, la franchise de son sourire et de son regard, enfin ce je ne sais quoi dans l’allure où l’on sent ceux qui, nourris dans le bien-être, n’ont besoin de rien, ayant tout. Mais tout cela se fripe, à dormir sur les bancs.
Il eut une soûleur, quand l’employé lui demanda dix centimes de garde. Il n’avait plus un sou. Que faire? La valise était là, sur le buttoir. Le moindre manque d’assurance allait donner l’éveil; et aussi le manque d’argent. Mais le démon ne permettra pas qu’il se perde; il glisse sous les doigts anxieux de Bernard, qui vont fouillant de poche en poche, dans un simulacre de recherche désespérée, une petite pièce de dix sous oubliée depuis on ne sait quand, là, dans le gousset de son gilet. Bernard la tend à l’employé. Il n’a rien laissé paraître de son trouble. Il s’empare de la valise et d’un geste simple et honnête, empoche les sous qu’on lui rend. Ouf! Il a chaud. Où va-t-il aller? Ses jambes se dérobent sous lui et la valise lui paraît lourde. Que va-t-il en faire!… Il songe tout à coup qu’il n’en a pas la clef. Et non; et non; et non; il ne forcera pas la serrure; il n’est pas un voleur, que diable!… Si du moins il savait ce qu’il y a dedans. Elle pèse à son bras. Il est en nage. Il s’arrête un instant; pose son faix sur le trottoir. Certes, il entend bien la rendre, cette valise; mais il voudrait l’interroger d’abord. Il presse à tout hasard la serrure. Oh! miracle! les valves s’entrouvrent, laissant entrevoir cette perle: un portefeuille, qui laisse entrevoir des billets. Bernard s’empare de la perle et referme l’huître aussitôt.
Et maintenant qu’il a de quoi, vite! un hôtel. Rue d’Amsterdam, il en sait un tout près. Il meurt de faim. Mais avant de s’asseoir à table, il veut mettre la valise à l’abri. Un garçon qui la porte le précède dans l’escalier. Trois étages; un couloir; une porte, qu’il ferme à clef sur son trésor… Il redescend.
Attablé devant un beefsteak, Bernard n’osait tirer le portefeuille de sa poche (Sait-on jamais qui vous observe?) mais, dans le fond de cette poche intérieure, sa main gauche amoureusement le palpait.
« Faire comprendre à Édouard que je ne suis pas un voleur, se disait-il, voilà le hic. Quel genre de type est Édouard? La valise nous renseignera peut-être. Séduisant, c’est un fait acquis. Mais il y a des tas de types séduisants qui comprennent fort mal la plaisanterie. S’il croit sa valise volée, il ne laissera pas sans doute d’être content de la revoir. Il me sera reconnaissant de la lui rapporter, ou n’est qu’un mufle. Je saurai l’intéresser à moi. Prenons vite un dessert et montons examiner la situation. L’addition; et laissons un émouvant pourboire au garçon. »
Quelques instants plus tard, il était de nouveau dans la chambre.
« Maintenant, valise, à nous deux!… Un complet de rechange; à peine un peu trop grand pour moi, sans doute. L’étoffe en est seyante et de bon goût. Du linge; des affaires de toilette. Je ne suis pas bien sûr de lui rendre jamais tout cela. Mais ce qui prouve que je ne suis pas un voleur, c’est que les papiers que voici vont m’occuper bien davantage. Lisons d’abord ceci. »
C’était le cahier dans lequel Édouard avait serré la triste lettre de Laura. Nous en connaissons déjà les premières pages; voici ce qui suivait:
XI
JOURNAL D’ÉDOUARD
1er novembre.
« Il y a quinze jours… – j’ai eu tort de ne pas noter cela aussitôt. Ce n’est pas que le temps m’ait manqué, mais j’avais le cœur encore plein de Laura – ou plus exactement je voulais ne point distraire d’elle ma pensée; et puis je ne me plais à noter ici rien d’épisodique, de fortuit, et il ne me paraissait pas encore que ce que je vais raconter pût avoir une suite, ni comme l’on dit: tirer à conséquence; du moins, je me refusais à l’admettre et c’était pour me le prouver, en quelque sorte, que je m’abstenais d’en parler dans mon journal; mais je sens bien, et j’ai beau m’en défendre, que la figure d’Olivier aimante aujourd’hui mes pensées, qu’elle incline leur cours et que, sans tenir compte de lui, je ne pourrais ni tout à fait bien m’expliquer, ni tout à fait bien me comprendre.
« Je revenais au matin de chez Perrin, où j’allais surveiller le service de presse pour la réédition de mon vieux livre. Comme le temps était beau, je flânais le long des quais en attendant l’heure du déjeuner.
« Un peu avant d’arriver devant Vanier, je m’arrêtai près d’un étalage de livres d’occasion. Les livres ne m’intéressaient point tant qu’un jeune lycéen, de treize ans environ, qui fouillait les rayons en plein vent sous l’œil placide d’un surveillant assis sur une chaise de paille dans la porte de la boutique. Je feignais de contempler l’étalage, mais, du coin de l’œil, moi aussi je surveillais le petit. Il était vêtu d’un pardessus usé jusqu’à la corde et dont les manches trop courtes laissaient passer celles de la veste. La grande poche de côté restait bâillante, bien qu’on sentît qu’elle était vide; dans le coin l’étoffe avait cédé. Je pensai que ce pardessus avait déjà dû servir à plusieurs frères, et que ses frères et lui avaient l’habitude de mettre beaucoup trop de choses dans leurs poches. Je pensai aussi que sa mère était bien négligente, ou bien occupée, pour n’avoir pas réparé cela. Mais, à ce moment, le petit s’étant un peu tourné, je vis que l’autre poche était toute reprisée, grossièrement, avec un gros solide fil noir. Aussitôt, j’entendis les admonestations maternelles: “Ne mets donc pas deux livres à la fois dans ta poche; tu vas ruiner ton pardessus. Ta poche est encore déchirée. La prochaine fois, je t’avertis que je n’y ferai pas de reprises. Regarde-moi de quoi tu as l’air!…” Toutes choses que me disait également ma pauvre mère, et dont je ne tenais pas compte non plus. Le pardessus, ouvert, laissait voir la veste, et mon regard fut attiré par une sorte de petite décoration, un bout de ruban, ou plutôt une rosette jaune qu’il portait à la boutonnière. Je note tout cela par discipline, et précisément parce que cela m’ennuie de le noter.
« À un certain moment, le surveillant fut appelé à l’intérieur de la boutique; il n’y resta qu’un instant, puis revint s’asseoir sur sa chaise; mais cet instant avait suffi pour permettre à l’enfant de glisser dans la poche de son manteau le livre qu’il tenait en main; puis, tout aussitôt, il se remit à fouiller les rayons, comme si de rien n’était. Pourtant il était inquiet; il releva la tête, remarqua mon regard et comprit que je l’avais vu. Du moins, il se dit que j’avais pu le voir; il n’en était sans doute pas bien sûr; mais, dans le doute, il perdit toute assurance, rougit et commença de se livrer à un petit manège, où il tâchait de se montrer tout à fait à son aise, mais qui marquait une gêne extrême. Je ne le quittais pas des yeux. Il sortit de la poche le livre dérobé; l’y renfonça; s’écarta de quelques pas; tira de l’intérieur de son veston un pauvre petit portefeuille élimé, où il fit mine de chercher l’argent qu’il savait fort bien ne pas y être; fit une grimace significative, une moue de théâtre, à mon adresse évidemment, qui voulait dire: “Zut! je n’ai pas de quoi”, avec cette petite nuance en surplus: “C’est curieux, je croyais avoir de quoi” tout cela un peu exagéré, un peu gros, comme un acteur qui a peur de ne pas se faire entendre. Puis enfin, je puis presque dire: sous la pression de mon regard, il se rapprocha de nouveau de l’étalage, sortit enfin le livre de sa poche et brusquement le remit à la place que d’abord il occupait. Ce fut fait si naturellement que le surveillant ne s’aperçut de rien. Puis l’enfant releva la tête de nouveau, espérant cette fois être quitte. Mais non; mon regard était toujours là; comme l’œil de Caïn; seulement mon œil à moi souriait. Je voulais lui parler; j’attendais qu’il quittât la devanture pour l’aborder; mais il ne bougeait pas et restait en arrêt devant les livres, et je compris qu’il ne bougerait pas tant que je le fixerais ainsi. Alors, comme on fait à “quatre coins” pour inviter le gibier fictif à changer de gîte, je m’écartai de quelques pas, comme si j’en avais assez vu. Il partit de son côté; mais il n’eut pas plus tôt gagné le large que je le rejoignis.
« “Qu’est-ce que c’était ce livre?” lui demandai-je à brûle-pourpoint, en mettant toutefois dans le ton de ma voix et sur mon visage le plus d’aménité que je pus.
« Il me regarda bien en face et je sentis tomber sa méfiance. Il n’était peut-être pas beau, mais quel joli regard il avait! J’y voyais toute sorte de sentiments s’agiter comme des herbes au fond d’un ruisseau.
« “C’est un guide d’Algérie. Mais ça coûte trop cher. Je ne suis pas assez riche.
« – Combien?
« – Deux francs cinquante.
« – N’empêche que si tu n’avais pas vu que je te regardais, tu filais avec le livre dans ta poche.
« Le petit eut un mouvement de révolte, et se rebiffant, sur un ton très vulgaire:
« – Non, mais, des fois… que vous me prendriez pour un voleur?… – avec une conviction, à me faire douter de ce que j’avais vu. Je sentis que j’allais perdre prise si j’insistais. Je sortis trois pièces de ma poche:
« – Allons! va l’acheter. Je t’attends.
« Deux minutes plus tard, il ressortait de la boutique, feuilletant l’objet de sa convoitise. Je le lui pris des mains. C’était un vieux guide Joanne, de 71.
« – Qu’est-ce que tu veux faire avec ça? dis-je en le lui rendant. C’est trop vieux. Ça ne peut plus servir.”
« Il protesta que si; que, du reste, les guides plus récents coûtaient beaucoup trop cher, et que “pour ce qu’il en ferait” les cartes de celui-ci pourraient tout aussi bien lui servir. Je ne cherche pas à transcrire ses propres paroles, car elles perdraient leur caractère, dépouillées de l’extraordinaire accent faubourien qu’il y mettait et qui m’amusait d’autant plus que ses phrases n’étaient pas sans élégance.
« Nécessaire d’abréger beaucoup cet épisode. La précision ne doit pas être obtenue par le détail du récit, mais bien, dans l’imagination du lecteur, par deux ou trois traits, exactement à la bonne place. Je crois du reste qu’il y aurait intérêt à faire raconter tout cela par l’enfant; son point de vue est plus significatif que le mien. Le petit est à la fois gêné et flatté de l’attention que je lui porte. Mais la pesée de mon regard fausse un peu sa direction. Une personnalité trop tendre et inconsciente encore se défend et dérobe derrière une attitude. Rien n’est plus difficile à observer que les êtres en formation. Il faudrait pouvoir ne les regarder que de biais, de profil.
« Le petit déclara soudain que “ce qu’il aimait le mieux” c’était “la géographie”. Je soupçonnai que derrière cet amour se dissimulait un instinct de vagabondage.
« “Tu voudrais aller là-bas? lui demandai-je.
« – Parbleu!” fit-il en haussant un peu les épaules.
« L’idée m’effleura qu’il n’était pas heureux auprès des siens. Je lui demandai s’il vivait avec ses parents. – Oui. – Et s’il ne se plaisait pas avec eux? – Il protesta mollement. Il paraissait quelque peu inquiet de s’être trop découvert tout à l’heure. Il ajouta:
« “Pourquoi est-ce que vous me demandez ça?
« – Pour rien, dis-je aussitôt; puis, touchant du bout du doigt le ruban jaune de sa boutonnière:
« – Qu’est-ce que c’est que ça?
« – C’est un ruban; vous le voyez bien.”
« Mes questions manifestement l’importunaient. Il se tourna brusquement vers moi, comme hostilement, et sur un ton gouailleur et insolent, dont je ne l’aurais jamais cru capable et qui proprement me décomposa:
« Dites donc… ça vous arrive souvent de reluquer les lycéens?
« Puis, tandis que je balbutiais confusément un semblant de réponse, il ouvrit la serviette d’écolier qu’il portait sous son bras, pour y glisser son emplette. Là se trouvaient des livres de classe et quelques cahiers recouverts uniformément de papier bleu. J’en pris un; c’était celui d’un cours d’histoire. Le petit avait écrit, dessus, son nom en grosses lettres. Mon cœur bondit en y reconnaissant le nom de mon neveu:
« GEORGES MOLINIER. »
(Le cœur de Bernard bondit également en lisant ces lignes, et toute cette histoire commença de l’intéresser prodigieusement.)
« Il sera difficile, dans Les Faux-Monnayeurs, de faire admettre que celui qui jouera ici mon personnage ait pu, tout en restant en bonnes relations avec sa sœur, ne connaître point ses enfants. J’ai toujours eu le plus grand mal à maquiller la vérité. Même changer la couleur des cheveux me paraît une tricherie qui rend pour moi le vrai moins vraisemblable. Tout se tient et je sens, entre tous les faits que m’offre la vie, des dépendances si subtiles qu’il me semble toujours qu’on n’en saurait changer un seul sans modifier tout l’ensemble. Je ne puis pourtant pas raconter que la mère de cet enfant n’est que ma demi-sœur, née d’un premier mariage de mon père; que je suis resté sans la voir aussi longtemps que mes parents ont vécu; que des affaires de succession ont forcé nos rapports… Tout cela est pourtant indispensable et je ne vois pas ce que je pourrais inventer d’autre pour éluder l’indiscrétion. Je savais que ma demi-sœur avait trois fils; je ne connaissais que l’aîné, étudiant en médecine; encore n’avais-je fait que l’entrevoir, car, atteint de tuberculose, il avait dû interrompre ses études et se soignait quelque part dans le Midi. Les deux autres n’étaient jamais là aux heures où j’allais voir Pauline; celui que j’avais devant moi était assurément le dernier. Je ne laissai rien paraître de mon étonnement, mais, quittant le petit Georges brusquement, après avoir appris qu’il rentrait déjeuner chez lui, je sautai dans un taxi, pour le devancer rue Notre-Dame-des-Champs. Je pensai qu’arrivant à cette heure, Pauline me retiendrait pour déjeuner, ce qui ne manqua pas d’arriver; mon livre, dont j’emportais de chez Perrin un exemplaire, et que je pourrais lui offrir, servirait de prétexte à cette visite intempestive.
« C’était la première fois que je prenais un repas chez Pauline. J’avais tort de me méfier de mon beau-frère. Je doute qu’il soit un bien remarquable juriste, mais il sait ne parler pas plus de son métier que je ne parle du mien quand nous sommes ensemble, de sorte que nous nous entendons fort bien.
« Naturellement, quand j’arrivai ce matin-là, je ne soufflai mot de la rencontre que je venais de faire:
« “Ça me permettra, j’espère, de faire la connaissance de mes neveux, dis-je quand Pauline me pria de rester à déjeuner. Car vous savez qu’il y en a deux que je ne connais pas encore.
« – Olivier, me dit-elle, ne rentrera qu’un peu tard, car il a une répétition; nous nous mettrons à table sans lui. Mais je viens d’entendre rentrer Georges. Je vais l’appeler. Et, courant à la porte de la pièce voisine:
« – Georges! Viens dire bonjour à ton oncle.”
« Le petit s’approcha, me tendit la main; je l’embrassai… J’admire la force de dissimulation des enfants: il ne laissa paraître aucune surprise; c’était à croire qu’il ne me reconnaissait pas. Simplement, il rougit beaucoup; mais sa mère put croire que c’était par timidité. Je pensai que peut-être il était gêné de retrouver le limier de tout à l’heure, car il nous quitta presque aussitôt et retourna dans la pièce voisine; c’était la salle à manger, qui, je le compris, sert de salle d’étude aux enfants, entre les repas. Il reparut pourtant bientôt après, lorsque son père entra dans le salon, et profita de l’instant où l’on allait passer dans la salle à manger, pour s’approcher de moi et me saisir la main sans être vu de ses parents. Je crus d’abord à une marque de camaraderie, qui m’amusa; mais non: il m’ouvrit la main que je refermais sur la sienne, y glissa un petit billet que certainement il venait d’écrire, puis replia mes doigts par-dessus, en serrant le tout très fort. Il va sans dire que je me prêtai au jeu; je cachai le petit billet dans une poche, d’où je ne le pus sortir qu’après le repas. Voici ce que j’y lus:
« Si vous racontez à mes parents l’histoire du livre, je (il avait barré: vous détesterai) dirai que vous m’avez fait des propositions.
« Et plus bas:
« Je sors quotidie du lycée à dix h. »
Interrompu hier par la visite de X… Sa conversation m’a laissé dans un état de malaise.
« Beaucoup réfléchi à ce que m’a dit X… Il ne connaît rien de ma vie, mais je lui ai exposé longuement mon plan des Faux-Monnayeurs. Son conseil m’est toujours salutaire; car il se place à un point de vue différent du mien. Il craint que je ne verse dans le factice et que je ne lâche le vrai sujet pour l’ombre de ce sujet dans mon cerveau. Ce qui m’inquiète, c’est de sentir la vie (ma vie) se séparer ici de mon œuvre, mon œuvre s’écarter de ma vie. Mais, ceci, je n’ai pas pu le lui dire. Jusqu’à présent, comme il sied, mes goûts, mes sentiments, mes expériences personnelles alimentaient tous mes écrits; dans mes phrases les mieux construites, encore sentais-je battre mon cœur. Désormais, entre ce que je pense et ce que je sens, le lien est rompu. Et je doute si précisément ce n’est pas l’empêchement que j’éprouve à laisser parler aujourd’hui mon cœur qui précipite mon œuvre dans l’abstrait et l’artificiel. En réfléchissant à ceci, la signification de la fable d’Apollon et de Daphné m’est brusquement apparue: heureux, ai-je pensé, qui peut saisir dans une seule étreinte le laurier et l’objet même de son amour.
« J’ai raconté ma rencontre avec Georges si longuement que j’ai dû m’arrêter au moment où Olivier entrait en scène. Je n’ai commencé ce récit que pour parler de lui, et je n’ai su parler que de Georges. Mais, au moment de parler d’Olivier, je comprends que le désir de différer ce moment était cause de ma lenteur. Dès que je le vis, ce premier jour, dès qu’il se fut assis à la table de famille, dès mon premier regard, ou plus exactement dès son premier regard, j’ai senti que ce regard s’emparait de moi et que je ne disposais plus de ma vie.
« Pauline insiste pour que je vienne la voir plus souvent. Elle me prie instamment de m’occuper un peu de ses enfants. Elle me laisse entendre que leur père les connaît mal. Plus je cause avec elle et plus elle me paraît charmante. Je ne comprends plus comment j’ai pu rester si longtemps sans la fréquenter. Les enfants sont élevés dans la religion catholique; mais elle se souvient de sa première éducation protestante, et bien qu’elle ait quitté le foyer de notre père commun au moment où ma mère y est entrée, je découvre entre elle et moi maints traits de ressemblance. Elle a mis ses enfants en pension chez les parents de Laura, où j’ai moi-même si longtemps habité. La pension Azaïs, du reste, se pique de n’avoir pas de couleur confessionnelle particulière (de mon temps, on y voyait jusqu’à des Turcs), encore que le vieil Azaïs, l’ancien ami de mon père, qui l’a fondée et qui la dirige encore, ait été d’abord pasteur.
« Pauline reçoit d’assez bonnes nouvelles du sanatorium où Vincent achève de se guérir. Elle lui parle de moi, m’a-t-elle dit, dans ses lettres, et voudrait que je le connaisse mieux; car je n’ai fait que l’entrevoir. Elle fonde sur son fils aîné de grands espoirs; le ménage se saigne pour lui permettre bientôt de s’établir – je veux dire: d’avoir un logement indépendant pour recevoir la clientèle. En attendant, elle a trouvé le moyen de lui réserver une partie du petit appartement qu’ils occupent, en installant Olivier et Georges, au-dessous de leur appartement, dans une chambre isolée, qui se trouvait vacante. La grande question est de savoir si, pour raison de santé, Vincent va devoir renoncer à l’internat.
« À vrai dire, Vincent ne m’intéresse guère et, si je parle beaucoup de lui avec sa mère, c’est par complaisance pour elle, et pour pouvoir sitôt ensuite nous occuper plus longuement d’Olivier. Quant à Georges, il me bat froid, me répond à peine quand je lui parle et jette sur moi, quand il me croise, un regard indéfinissablement soupçonneux. Il semble qu’il m’en veuille de n’être pas allé l’attendre à la porte de son lycée – ou qu’il s’en veuille de ses avances.
« Je ne vois pas Olivier davantage. Quand je vais chez sa mère, je n’ose le retrouver dans la pièce où je sais qu’il travaille; le rencontré-je par hasard, je suis si gauche et si confus que je ne trouve rien à lui dire, et cela me rend si malheureux que je préfère aller voir sa mère aux heures où je sais qu’il n’est pas à la maison. »
XII
JOURNAL D’ÉDOUARD
(Suite)
2 novembre.
« Longue conversation avec Douviers, qui sort avec moi de chez les parents de Laura et m’accompagne jusqu’à l’Odéon à travers le Luxembourg. Il prépare une thèse de doctorat sur Wordsworth, mais aux quelques mots qu’il m’en dit, je sens bien que les qualités les plus particulières de la poésie de Wordsworth lui échappent. Il aurait mieux fait de choisir Tennyson. Je sens je ne sais quoi d’insuffisant chez Douviers, d’abstrait et de jobard. Il prend toujours les choses et les êtres pour ce qu’ils se donnent; c’est peut-être parce que lui se donne toujours pour ce qu’il est.
« “Je sais, m’a-t-il dit, que vous êtes le meilleur ami de Laura. Je devrais sans doute être un peu jaloux de vous. Je ne puis pas. Au contraire, tout ce qu’elle m’a dit de vous m’a fait à la fois la comprendre mieux, et souhaiter de devenir votre ami. Je lui ai demandé l’autre jour si vous ne m’en vouliez pas trop de l’épouser? Elle m’a répondu qu’au contraire vous lui aviez conseillé de le faire (je crois bien qu’il m’a dit cela aussi platement). – Je voudrais vous en remercier – et que vous ne trouviez pas cela ridicule, car je le fais très sincèrement” – a-t-il ajouté, en s’efforçant de sourire, mais d’une voix tremblante et avec les larmes aux yeux.
« Je ne savais que lui dire, car je me sentais beaucoup moins ému que j’aurais dû l’être et complètement incapable d’une effusion réciproque. J’ai dû lui paraître un peu sec; mais il m’agaçait. J’ai néanmoins serré le plus chaleureusement que j’ai pu la main qu’il me tendait. Ces scènes où l’un offre plus de son cœur qu’on ne lui demande, sont toujours pénibles. Sans doute pensait-il forcer ma sympathie. S’il eût été plus perspicace, il se fût senti volé; mais déjà je le voyais reconnaissant de son propre geste, dont il croyait surprendre le reflet dans mon cœur. Comme je ne disais rien, et gêné peut-être par mon silence:
« “Je compte, a-t-il ajouté bientôt, sur le dépaysement de sa vie à Cambridge pour empêcher des comparaisons de sa part, qui seraient à mon désavantage.”
« Qu’entendait-il par là? Je m’efforçais de ne pas comprendre. Peut-être espérait-il une protestation; mais qui n’eût fait que nous engluer davantage. Il est de ces gens dont la timidité ne peut supporter les silences et qui croient devoir les meubler par une avance exagérée; de ceux qui vous disent ensuite: “J’ai toujours été franc avec vous.” Eh! parbleu, l’important n’est pas tant d’être franc que de permettre à l’autre de l’être. Il aurait dû se rendre compte que sa franchise précisément empêchait la mienne.
« Mais si je ne puis devenir son ami, du moins je crois qu’il fera un excellent mari pour Laura; car, somme toute, ce sont ici surtout ses qualités que je lui reproche. Ensuite, nous avons parlé de Cambridge, où j’ai promis d’aller les voir.
« Quel absurde besoin Laura a-t-elle eu de lui parler de moi?
« Admirable propension au dévouement, chez la femme. L’homme qu’elle aime n’est, le plus souvent, pour elle, qu’une sorte de patère à quoi suspendre son amour. Avec quelle sincère facilité Laura opère la substitution! Je comprends qu’elle épouse Douviers; j’ai été un des premiers à le lui conseiller. Mais j’étais en droit d’espérer un peu de chagrin. Le mariage a lieu dans trois jours.
« Quelques articles sur mon livre. Les qualités qu’on me reconnaît le plus volontiers sont de celles précisément que je prends le plus en horreur… Ai-je eu raison de laisser rééditer ces vieilleries? Elles ne répondent plus à rien de ce que j’aime à présent. Mais je ne m’en aperçois qu’à présent. Il ne me paraît pas que précisément j’ai changé; mais bien que, seulement maintenant, je prenne conscience de moi-même; jusqu’à présent, je ne savais pas qui j’étais. Se peut-il que j’aie toujours besoin qu’un autre être fasse office, pour moi, de révélateur! Ce livre avait cristallisé selon Laura, et c’est pourquoi je ne veux plus m’y reconnaître.
« Cette perspicacité, faite de sympathie, nous est-elle interdite, qui nous permettrait de devancer les saisons? Quels problèmes inquiéteront demain ceux qui viennent? C’est pour eux que je veux écrire. Fournir un aliment à des curiosités encore indistinctes, satisfaire à des exigences qui ne sont pas encore précisées, de sorte que celui qui n’est aujourd’hui qu’un enfant, demain s’étonne à me rencontrer sur sa route.
« Combien j’aime à sentir chez Olivier tant de curiosité, d’impatiente insatisfaction du passé…
« Il me paraît parfois que la poésie est la seule chose qui l’intéresse. Et je sens, à les relire à travers lui, combien rares sont ceux de nos poètes qui se soient laissés guider plus par le sentiment de l’art que par le cœur ou par l’esprit. Le bizarre c’est que lorsque Oscar Molinier m’a montré des vers d’Olivier, j’ai donné à celui-ci le conseil de chercher plus à se laisser guider par les mots qu’à les soumettre. Et maintenant, il me semble que c’est lui qui, par contrecoup, m’en instruit.
« Combien tout ce que j’ai écrit précédemment me paraît aujourd’hui tristement, ennuyeusement et ridiculement raisonnable!
5 novembre.
« La cérémonie a eu lieu. Dans la petite chapelle de la rue Madame où je n’étais pas retourné depuis longtemps. Famille Vedel-Azaïs au complet: grand-père, père et mère de Laura, ses deux sœurs et son jeune frère, plus nombre d’oncles, de tantes et de cousins. Famille Douviers représentée par trois tantes en grand deuil, dont le catholicisme eût fait trois nonnes, qui, d’après ce que l’on m’a dit, vivent ensemble, et avec qui vivait également Douviers depuis la mort de ses parents. Dans la tribune, les élèves de la pension. D’autres amis de la famille achevaient de remplir la salle, au fond de laquelle je suis resté; non loin de moi, j’ai vu ma sœur avec Olivier; Georges devait être dans la tribune avec des camarades de son âge. Le vieux La Pérouse à l’harmonium; son visage vieilli, plus beau, plus noble que jamais, mais son œil sans plus cette flamme admirable qui me communiquait sa ferveur, du temps de ses leçons de piano. Nos regards se sont croisés et j’ai senti, dans le sourire qu’il m’adressait, tant de tristesse que je me suis promis de le retrouver à la sortie. Des personnes ont bougé et une place auprès de Pauline s’est trouvée libre. Olivier m’a tout aussitôt fait signe, a poussé sa mère pour que je puisse m’asseoir à côté de lui; puis m’a pris la main et l’a longuement retenue dans la sienne. C’est la première fois qu’il agit aussi familièrement avec moi. Il a gardé les yeux fermés pendant presque toute l’interminable allocution du pasteur, ce qui m’a permis de le contempler longuement; il ressemble à ce pâtre endormi d’un bas-relief du musée de Naples, dont j’ai la photographie sur mon bureau. J’aurais cru qu’il dormait lui-même, sans le frémissement de ses doigts; sa main palpitait comme un oiseau dans la mienne.
« Le vieux pasteur a cru devoir retracer l’histoire de toute la famille, à commencer par celle du grand-père Azaïs, dont il avait été camarade de classe à Strasbourg avant la guerre, puis condisciple à la Faculté de théologie. J’ai cru qu’il ne viendrait pas à bout d’une phrase compliquée où il tentait d’expliquer qu’en prenant la direction d’une pension et se dévouant à l’éducation de jeunes enfants, son ami n’avait pour ainsi dire pas quitté le pastorat. Puis l’autre génération a eu son tour. Il a parlé également avec édification de la famille Douviers, dont il apparaissait qu’il ne connaissait pas grand-chose. L’excellence des sentiments palliait les défaillances oratoires et l’on entendait se moucher nombre de membres de l’assistance. J’aurais voulu savoir ce que pensait Olivier; je songeai qu’élevé en catholique, le culte protestant devait être nouveau pour lui et qu’il venait sans doute pour la première fois dans ce temple. La singulière faculté de dépersonnalisation qui me permet d’éprouver comme mienne l’émotion d’autrui, me forçait presque d’épouser les sensations d’Olivier, celles que j’imaginais qu’il devait avoir; et bien, qu’il tînt les yeux fermés, ou peut-être à cause de cela même, il me semblait que je voyais à sa place et pour la première fois ces murs nus, l’abstraite et blafarde lumière où baignait l’auditoire, le détachement cruel de la chaire sur le mur blanc du fond, la rectitude des lignes, la rigidité des colonnes qui soutiennent les tribunes, l’esprit même de cette architecture anguleuse et décolorée dont m’apparaissaient pour la première fois la disgrâce rébarbative, l’intransigeance et la parcimonie. Pour n’y avoir point été sensible plus tôt, il fallait que j’y fusse habitué dès l’enfance… Je repensai soudain à mon éveil religieux et à mes premières ferveurs; à Laura et à cette école du dimanche où nous nous retrouvions, moniteurs tous deux, pleins de zèle et discernant mal, dans cette ardeur qui consumait en nous tout l’impur, ce qui appartenait à l’autre et ce qui revenait à Dieu. Et je me pris tout aussitôt à me désoler qu’Olivier n’eût point connu ce premier dénuement sensuel qui jette l’âme si périlleusement loin au-dessus des apparences, qu’il n’eût pas de souvenirs pareils aux miens; mais, de le sentir étranger à tout ceci, m’aidait à m’en évader moi-même. Passionnément, je serrai cette main qu’il abandonnait toujours dans la mienne, mais qu’à ce moment il retira brusquement. Il rouvrit les yeux pour me regarder, puis avec un sourire d’une espièglerie toute enfantine, que tempérait l’extraordinaire gravité de son front, il chuchota, penché vers moi – tandis que le pasteur précisément, rappelant les devoirs de tous les chrétiens, prodiguait aux nouveaux époux conseils, préceptes et pieuses objurgations:
« “Moi, je m’en fous: je suis catholique.”
« Tout en lui m’attire et me demeure mystérieux.
« À la porte de la sacristie, j’ai retrouvé le vieux La Pérouse. Il m’a dit un peu tristement, mais sur un ton où n’entrait nul reproche:
« “Vous m’oubliez un peu, je crois.”
« Prétexté je ne sais quelles occupations pour m’excuser d’être resté si longtemps sans le voir; promis pour après-demain ma visite. J’ai cherché à l’entraîner chez les Azaïs, convié moi-même au thé qu’ils donnent après la cérémonie; mais il m’a dit qu’il se sentait d’humeur trop sombre et craignait de rencontrer trop de gens avec qui il eût dû, mais n’eût pu, causer.
« Pauline a emmené Georges; m’a laissé avec Olivier:
« “Je vous le confie”, m’a-t-elle dit en riant; ce qui a paru agacer un peu Olivier, dont le visage s’est détourné. Il m’a entraîné dans la rue:
« “Je ne savais pas que vous connaissiez si bien les Azaïs?”
« Je l’ai beaucoup surpris en lui disant que j’avais pris pension chez eux pendant deux ans.
« “Comment avez-vous pu préférer cela à n’importe quel autre arrangement de vie indépendante?
« – J’y trouvais quelque commodité, ai-je répondu vaguement, ne pouvant lui dire qu’en ce temps Laura occupait ma pensée et que j’aurais accepté les pires régimes pour le contentement de les supporter auprès d’elle.
« – Et vous n’étouffez pas dans l’atmosphère de cette boîte?”
« Puis, comme je ne répondais rien:
« “Au reste, je ne sais pas trop comment je la supporte moi-même, ni comment il se fait que j’y suis… Mais demi-pensionnaire seulement. C’est déjà trop.”
« J’ai dû lui expliquer l’amitié qui liait au directeur de cette “boîte” son grand-père, dont le souvenir dicta le choix de sa mère plus tard.
« “D’ailleurs, ajouta-t-il, je manque de points de comparaison; et sans doute tous ces chauffoirs se valent; je crois même volontiers, d’après ce qu’on m’a dit, que la plupart des autres sont pires. N’empêche que je serai content d’en sortir. Je n’y serais pas entré du tout si je n’avais pas eu à rattraper le temps où j’ai été malade. Et depuis longtemps, je n’y retourne plus que par amitié pour Armand.”
« J’appris alors que ce jeune frère de Laura était son condisciple. Je dis à Olivier que je ne le connaissais presque pas.
« “C’est pourtant le plus intelligent et le plus intéressant de la famille.
« – C’est-à-dire celui auquel tu t’es le plus intéressé.
« – Non, non; je vous assure qu’il est très curieux. Si vous voulez, nous irons causer un peu avec lui dans sa chambre. J’espère qu’il osera parler devant vous.”
« Nous étions arrivés devant la pension.
« Les Vedel-Azaïs avaient remplacé le traditionnel repas de noces par un simple thé moins dispendieux. Le parloir et le bureau du pasteur Vedel étaient ouverts à la foule des invités. Seuls quelques rares intimes avaient accès dans l’exigu salon particulier de la pastoresse; mais, pour éviter l’envahissement, on avait condamné la porte entre le parloir et ce salon, ce qui faisait Armand répondre à ceux qui lui demandaient par où l’on pouvait rejoindre sa mère:
« “Par la cheminée.”
« Il y avait foule. On crevait de chaleur. À part quelques “membres du corps enseignant”, collègues de Douviers, société presque exclusivement protestante. Odeur puritaine très spéciale. L’exhalaison est aussi forte, et peut-être plus asphyxiante encore, dans les meetings catholiques ou juifs, dès qu’entre eux ils se laissent aller; mais on trouve plus souvent parmi les catholiques une appréciation, parmi les juifs une dépréciation de soi-même, dont les protestants ne me semblent capables que bien rarement. Si les juifs ont le nez trop long, les protestants, eux, ont le nez bouché; c’est un fait. Et moi-même je ne m’aperçus point de la particulière qualité de cette atmosphère aussi longtemps que j’y demeurai plongé. Je ne sais quoi d’ineffablement alpestre, paradisiaque et niais.
« Dans le fond de la salle, une table dressée en buffet; Rachel, sœur aînée de Laura, et Sarah, sa sœur cadette, secondées par quelques jeunes filles à marier, leurs amies offraient le thé…
« Laura, dès qu’elle m’a vu, m’a entraîné dans le bureau de son père, où se tenait déjà tout un synode. Réfugiés dans l’embrasure d’une fenêtre, nous avons pu causer sans être entendus. Sur le bord du chambranle, nous avions jadis inscrit nos deux noms.
« “Venez voir. Ils y sont toujours, me dit-elle. Je crois bien que personne ne les a remarqués. Quel âge aviez-vous alors?”
« Au-dessus des noms, nous avions inscrit une date.
« “Vingt-huit ans.
« – Et moi seize. Il y a dix ans de cela.”
« Le moment n’était pas bien choisi pour remuer ces souvenirs; je m’efforçais d’en détourner nos propos, tandis qu’elle m’y ramenait avec une inquiète insistance; puis tout à coup, comme craignant de s’attendrir, elle me demanda si je me souvenais encore de Strouvilhou?
« Strouvilhou était un pensionnaire libre, qui tourmentait beaucoup les parents de Laura à cette époque. Il était censé suivre des cours, mais, quand on lui demandait: lesquels? ou quels examens il préparait, il répondait négligemment:
« “Je varie.”
« On affectait, les premiers temps, de prendre pour des plaisanteries ses insolences, comme pour en émousser le tranchant, et lui-même les accompagnait d’un gros rire; mais ce rire devint bientôt plus sarcastique, tandis que ses sorties se faisaient plus agressives, et je ne comprenais pas bien comment et pourquoi le pasteur tolérait un tel pensionnaire, si ce n’était pour des raisons financières, et parce qu’il conservait pour Strouvilhou une sorte d’affection, mêlée de pitié, et peut-être un vague espoir qu’il arriverait à le convaincre, je veux dire: à le convertir. Et je ne comprenais pas davantage pourquoi Strouvilhou continuait d’habiter la pension, quand il aurait si bien pu aller ailleurs; car il ne semblait pas retenu comme moi par une raison sentimentale; mais peut-être bien par le plaisir qu’évidemment il prenait à ces tournois avec le pauvre pasteur, qui se défendait mal et lui laissait toujours le beau rôle.
« “Vous vous souvenez du jour où il a demandé à papa si, quand il prêchait, il gardait son veston sous sa robe?
« – Parbleu! il demandait cela si doucement que votre pauvre père n’y voyait pas malice. C’était à table; je revois tout si bien…
« – Et papa qui lui a répondu candidement que la robe n’était pas bien épaisse, et qu’il craignait de prendre froid sans son veston.
« – Et l’air navré qu’a pris alors Strouvilhou! Et comme il a fallu le presser pour le faire déclarer enfin que “cela n’avait évidemment pas grande importance”, mais que, lorsque votre père faisait de grands gestes, les manches du veston réapparaissaient sous la robe, et que cela était d’un fâcheux effet sur certains fidèles.
« – À la suite de quoi ce pauvre papa a prononcé tout un sermon les bras collés au corps et raté tous ses effets d’éloquence.
« Et, le dimanche suivant, il est rentré avec un gros rhume, pour avoir dépouillé le veston. Oh! et la discussion sur le figuier stérile de l’Évangile et les arbres qui ne portent pas de fruits… “Je ne suis pas un arbre fruitier, moi. De l’ombre, c’est ça que je porte, Monsieur le pasteur: je vous couvre d’ombre.”
« – Ça encore, c’était dit à table.
« – Naturellement: on ne le voyait jamais qu’aux repas.
« – Et c’était dit d’un ton si hargneux. C’est alors que grand-père l’a mis à la porte. Vous vous souvenez comme il s’est dressé tout d’un coup, lui qui d’ordinaire restait le nez sur son assiette; et, le bras étendu: “Sortez!”
« Il paraissait énorme, effrayant; il était indigné. Je crois vraiment que Strouvilhou a eu peur.
« – Il a jeté sa serviette sur la table et a disparu. Il est parti sans nous payer; et depuis on ne l’a jamais revu.
« – Curieux de savoir ce qu’il a pu devenir.
« – Pauvre grand-père, a repris Laura un peu tristement, comme il m’a paru beau ce jour-là. Il vous aime bien, vous savez. Vous devriez monter le retrouver dans son bureau, un instant. Je suis sûre que vous lui feriez beaucoup de plaisir.”
« Je transcris tout cela aussitôt, ayant éprouvé combien il est difficile par la suite de retrouver la justesse de ton d’un dialogue. Mais à partir de ce moment j’ai commencé d’écouter Laura plus distraitement. Je venais d’apercevoir, assez loin de moi il est vrai, Olivier, que j’avais perdu de vue depuis que Laura m’avait entraîné dans le bureau de son père. Il avait les yeux brillants et les traits extraordinairement animés. J’ai su plus tard que Sarah s’était amusée à lui faire boire coup sur coup six coupes de champagne. Armand était avec lui, et tous deux, à travers les groupes, poursuivaient Sarah et une jeune Anglaise de l’âge de Sarah, pensionnaire chez les Azaïs depuis plus d’un an. Sarah et son amie quittèrent enfin la pièce et, par la porte ouverte, je vis les deux garçons s’élancer à leur poursuite, dans l’escalier. J’allais sortir à mon tour, cédant aux injonctions de Laura, mais elle fit un mouvement vers moi:
« “Écoutez, Édouard, je voudrais vous dire encore… – et brusquement sa voix devint très grave – nous allons peut-être rester longtemps sans nous revoir. Je voudrais savoir si je puis encore compter sur vous… comme sur un ami.”
« Jamais je n’eus plus envie de l’embrasser qu’à ce moment-là; mais je me contentai de baiser sa main tendrement et impétueusement, en murmurant:
« “Quoi qu’il advienne.” – Et pour lui cacher les larmes que je sentais monter à mes yeux, je m’enfuis vite à la recherche d’Olivier.
« Il guettait ma sortie, assis près d’Armand sur une marche de l’escalier. Il était certainement un peu ivre. Il se leva, me tira par le bras:
« “Venez, me dit-il. On va fumer une cigarette dans la chambre de Sarah. Elle nous attend.
« – Dans un instant. Il faut d’abord que j’aille voir Azaïs. Mais je ne pourrai jamais trouver la chambre.
« – Parbleu, vous la connaissez bien; c’est l’ancienne chambre de Laura, s’écria Armand. Comme c’était une des meilleures chambres de la maison, on y a fait coucher la pensionnaire; mais comme elle ne paie pas assez, elle partage la chambre avec Sarah. On leur a mis deux lits pour la forme; mais c’était assez inutile…
« – Ne l’écoutez pas, dit Olivier en riant et en le bousculant; il est soûl.
« – Je te conseille de parler, repartit Armand. Alors vous venez, n’est-ce pas? On vous attend.”
« Je promis de les y rejoindre.
« Depuis qu’il porte les cheveux en brosse, le vieux Azaïs ne ressemble plus du tout à Whitman. Il a laissé à la famille de son gendre le premier et le second étage de l’immeuble. De la fenêtre de son bureau (acajou, reps et moleskine), il domine de haut la cour et surveille les allées et venues des élèves.
« “Voyez comme on me gâte”, m’a-t-il dit, en me montrant sur sa table un énorme bouquet de chrysanthèmes, que la mère d’un des élèves, vieille amie de la famille, venait de laisser. L’atmosphère de la pièce était si austère qu’il semblait que des fleurs y dussent faner aussitôt. “J’ai laissé un instant la société. Je me fais vieux et le bruit des conversations me fatigue. Mais ces fleurs vont me tenir compagnie. Elles parlent à leur façon et savent raconter la gloire du Seigneur mieux que les hommes” (ou quelque chose de cette farine).
« Le digne homme n’imagine pas combien il peut raser les élèves avec des propos de ce genre, chez lui si sincères qu’ils découragent l’ironie. Les âmes simples comme celles d’Azaïs sont assurément celles qu’il m’est le plus difficile de comprendre. Dès qu’on est un peu moins simple soi-même, on est contraint, en face d’elles, à une espèce de comédie; peu honnête; mais qu’y faire? On ne peut discuter, mettre au point; on est contraint d’acquiescer. Azaïs impose autour de lui l’hypocrisie, pour peu qu’on ne partage pas sa croyance. Je m’indignais, les premiers temps que je fréquentais la famille, de voir ses petits-enfants lui mentir. J’ai dû me mettre au pas.
« Le pasteur Prosper Vedel est trop occupé; Mme Vedel, un peu niaise, enfoncée dans une rêverie poético-religieuse où elle perd tout sens du réel; c’est le grand-père qui a pris en main l’éducation aussi bien que l’instruction des jeunes. Une fois par mois, du temps que j’habitais chez eux, j’assistais à une explication orageuse qui s’achevait sur de pathétiques effusions:
« “Désormais on se dira tout. Nous entrons dans une ère nouvelle de franchise et de sincérité. (Il emploie volontiers plusieurs mots pour dire la même chose – vieille habitude qui lui reste de son temps de pastorat.) On ne gardera pas d’arrière-pensées, de ces vilaines pensées de derrière la tête. On va pouvoir se regarder bien en face, et les yeux dans les yeux. N’est-ce pas. C’est convenu.”
« Après quoi l’on s’enfonçait un peu plus avant, lui dans la jobarderie, et ses enfants dans le mensonge.
« Ces propos s’adressaient en particulier à un frère de Laura, d’un an plus jeune qu’elle, que tourmentait la sève et qui s’essayait à l’amour. (Il a été faire du commerce dans les colonies et je l’ai perdu de vue.) Un soir que le vieux avait redit de nouveau cette phrase, je m’en fus le retrouver dans son bureau; je tâchai de lui faire comprendre que cette sincérité qu’il exigeait de son petit-fils, son intransigeance la rendait d’autre part impossible. Azaïs s’est alors presque fâché:
« “Il n’a qu’à ne rien faire qu’il doive être honteux d’avouer” », s’est-il écrié, d’un ton qui n’admettait pas de réplique.
« C’est du reste un excellent homme; même mieux que cela: un parangon de vertu et ce qu’on appelle: un cœur d’or; mais ses jugements sont enfantins. Sa grande estime pour moi vient de ce qu’il ne me connaît pas de maîtresse. Il ne m’a pas caché qu’il avait espéré me voir épouser Laura; il doute que Douviers soit le mari qui lui convienne, et m’a répété plusieurs fois: “Son choix m’étonne”; puis a ajouté: “Enfin, je crois que c’est un honnête garçon… Que vous en semble?…” À quoi j’ai dit:
« “Certainement.”
« À mesure qu’une âme s’enfonce dans la dévotion, elle perd le sens, le goût, le besoin, l’amour de la réalité. J’ai également observé cela chez Vedel, si peu que j’ai pu lui parler. L’éblouissement de leur foi les aveugle sur le monde qui les entoure, et sur eux-mêmes. Pour moi qui n’ai rien tant à cœur que d’y voir clair, je reste ahuri devant l’épaisseur de mensonge où peut se complaire un dévot.
« J’ai voulu faire parler Azaïs sur Olivier, mais il s’intéresse surtout au petit Georges.
« “Ne lui laissez pas voir que vous savez ce que je vais vous dire, a-t-il commencé; du reste, c’est tout à son honneur… Figurez-vous que votre jeune neveu et quelques-uns de ses camarades ont constitué une sorte de petite association, une ligue d’émulation mutuelle; ils n’y admettent que ceux qu’ils en jugent dignes et qui ont donné des preuves de vertu; une espèce de Légion d’honneur enfantine. Est-ce que vous ne trouvez pas cela charmant? Chacun d’eux porte à la boutonnière un petit ruban – assez peu apparent, il est vrai, mais que j’ai tout de même remarqué. J’ai fait venir l’enfant dans mon bureau, et quand je lui ai demandé l’explication de cet insigne, il s’est d’abord troublé. Le cher petit s’attendait à une réprimande. Puis, très rouge et avec beaucoup de confusion, il m’a raconté la formation de ce petit club. Ce sont des choses, voyez-vous, dont il faut se garder de sourire; on risquerait de froisser des sentiments très délicats… Je lui ai demandé pourquoi lui et ses camarades ne faisaient pas cela tout ouvertement, au grand jour? Je lui ai dit quelle admirable force de propagande, de prosélytisme ils pourraient avoir, quel beau rôle ils pourraient jouer… Mais à cet âge on aime le mystère… Pour le mettre en confiance, je lui ai dit à mon tour que, de mon temps, c’est-à-dire quand j’avais son âge, je m’étais enrôlé dans une association de ce genre, dont les membres portaient le beau nom de “chevaliers du devoir”; chacun de nous recevait du président de la ligue un carnet où il inscrivait ses défaillances, ses manquements, avec une absolue sincérité. Il s’est mis à sourire et j’ai bien vu que cette histoire des carnets lui donnait une idée; je n’ai pas insisté, mais je ne serais pas étonné qu’il introduisît ce système de carnets parmi ses émules. Voyez-vous, ces enfants il faut savoir les prendre; et c’est d’abord en leur montrant qu’on les comprend. Je lui ai promis de ne point souffler mot de cela à ses parents; tout en l’engageant à en parler à sa mère que cela rendrait si heureuse. Mais il paraît qu’avec ses camarades, ils se sont engagés d’honneur à n’en rien dire. J’aurais été maladroit d’insister. Mais, avant de nous quitter, nous avons ensemble prié Dieu de bénir leur ligue.”
« Pauvre cher vieux père Azaïs! Je suis convaincu que le petit l’a fourré dedans et qu’il n’y a pas un mot de vrai dans tout cela. Mais comment Georges eût-il pu répondre différemment?… Nous tâcherons de tirer cela au clair.
« Je ne reconnus pas d’abord la chambre de Laura. On avait retapissé la pièce; l’atmosphère était toute changée. Sarah de même me paraissait méconnaissable. Pourtant je croyais bien la connaître. Elle s’est toujours montrée très confiante avec moi. De tout temps, j’ai été pour elle celui à qui on peut tout dire. Mais j’étais resté de longs mois sans retourner chez les Vedel. Sa robe découvrait ses bras et son cou. Elle paraissait grandie, enhardie. Elle était assise sur un des deux lits, à côté d’Olivier, contre lui, qui s’était étendu sans façons et qui semblait dormir. Certainement il était ivre; et certainement je souffrais de le voir ainsi; mais il me paraissait plus beau que jamais. Ivres, ils l’étaient plus ou moins tous les quatre. La petite Anglaise éclatait de rire, d’un rire aigu qui me faisait mal aux oreilles, aux plus absurdes propos d’Armand. Celui-ci disait n’importe quoi, excité, flatté par ce rire et rivalisant avec lui de bêtise et de vulgarité; feignant de vouloir allumer sa cigarette à la pourpre des joues de sa sœur ou de celles d’Olivier, également ardentes, ou de s’y brûler les doigts lorsque, d’un geste effronté, il rapprochait et forçait de se rencontrer leurs deux fronts. Olivier et Sarah se prêtaient à ce jeu et cela m’était extrêmement pénible. Mais j’anticipe…
« Olivier faisait encore semblant de dormir lorsque Armand me demanda brusquement ce que je pensais de Douviers. Je m’étais assis dans un fauteuil bas, à la fois amusé, excité et gêné par leur ivresse et leur sans-gêne; au demeurant, flatté qu’ils m’eussent demandé de venir, alors précisément qu’il semblait si peu que ma place fût auprès d’eux.
« “Ces demoiselles ici présentes…” continua-t-il, comme je ne trouvais rien à répondre et me contentais de sourire complaisamment pour paraître au ton. À ce moment, l’Anglaise voulut l’empêcher de parler et le poursuivit pour lui mettre sa main sur la bouche; il se débattit et cria: “Ces demoiselles s’indignent à l’idée que Laura devra coucher avec lui.”
L’Anglaise le lâcha et avec une feinte fureur:
« “Oh! Il ne faut pas croire ce qu’il dit. C’est un menteur.
« – J’ai tâché de leur faire comprendre, reprit Armand plus calme, que, pour vingt mille francs de dot, on ne pouvait guère espérer trouver mieux, et que, en vraie chrétienne, elle devait tenir compte surtout des qualités de l’âme, comme dit notre père le pasteur. Oui, mes enfants. Et puis qu’est-ce que deviendrait la repopulation, s’il fallait condamner au célibat tous ceux qui ne sont pas des Adonis… ou des Oliviers, dirons-nous pour nous reporter à une époque plus récente.
« – Quel idiot! murmura Sarah. Ne l’écoutez pas; il ne sait plus ce qu’il dit.
« – Je dis la vérité.”
« Jamais je n’avais entendu Armand parler de la sorte; je le croyais, je le crois encore de nature fine et sensible; sa vulgarité me paraissait tout affectée, due en partie à l’ivresse et plus encore au besoin d’amuser l’Anglaise. Celle-ci, jolie indéniablement, devait être bien sotte pour se plaire à de telles incongruités; quelle sorte d’intérêt Olivier pouvait-il trouver là?… Je me promis, sitôt de nouveau seul avec lui, de ne pas lui cacher mon dégoût.
« “Mais vous, reprit Armand en se tournant vers moi brusquement, vous qui ne tenez pas à l’argent et qui en avez assez pour vous payer des sentiments nobles, consentirez-vous à nous dire pourquoi vous n’avez pas épousé Laura? alors que vous l’aimiez, paraît-il, et que au su de tous, elle se languissait après vous.”
« Olivier qui, jusqu’à ce moment, avait fait semblant de dormir, ouvrit les yeux, nos regards se croisèrent et certainement si je ne rougis point, c’est qu’aucun des autres n’était en état de m’observer.
« “Armand, tu es insupportable”, dit Sarah, comme pour me mettre à l’aise, car je ne trouvais rien à répondre. Puis, sur ce lit où d’abord elle était assise, s’étendit tout de son long contre Olivier, de sorte que leurs deux têtes se touchèrent. Armand tout aussitôt bondit, s’empara d’un grand paravent replié au pied du lit contre la muraille et, comme un pitre, le déploya de manière à cacher le couple, puis, toujours bouffonnant, penché vers moi, mais à voix haute:
« “Vous ne saviez peut-être pas que ma sœur était une putain?”
« C’en était trop. Je me levai; bousculai le paravent derrière lequel Olivier et Sarah se redressèrent aussitôt. Elle avait les cheveux défaits. Olivier se leva, alla vers la toilette et se passa de l’eau sur le visage.
« “Venez par ici. Je veux vous montrer quelque chose”, dit Sarah en me prenant par le bras.
« Elle ouvrit la porte de la chambre et m’entraîna sur le palier.
« “J’ai pensé que cela pourrait intéresser un romancier. C’est un carnet que j’ai trouvé par hasard; un journal intime de papa; je ne comprends pas comment il l’a laissé traîner. N’importe qui pouvait le lire. Je l’ai pris pour ne pas qu’Armand le voie. Ne lui en parlez pas. Il n’y en a pas très long. Vous pouvez le lire en dix minutes et me le rendre avant de partir.
« – Mais Sarah, dis-je en la regardant fixement, c’est affreusement indiscret.”
« Elle haussa les épaules.
« “Oh! si vous croyez cela, vous allez être bien déçu. Il n’y a qu’un moment où ça devient intéressant… et encore. Tenez: je vais vous montrer.”
« Elle avait sorti de son corsage un très petit agenda, vieux de quatre ans, qu’elle feuilleta un instant, puis me rendit tout ouvert en me désignant un passage.
« “Lisez vite.”
« Je vis d’abord, au-dessous d’une date et entre guillemets, cette citation de l’Évangile:
« “Celui qui est fidèle dans les petites choses le sera aussi dans les grandes”, puis: “Pourquoi toujours remettre au lendemain cette décision que je veux prendre de ne plus fumer. Quand ce ne serait que pour ne pas contrister Mélanie (c’est la pastoresse). Mon Dieu, donnez-moi la force de secouer le joug de ce honteux esclavage.” (Je crois que je cite exactement.) – Suivait la notation de luttes, de supplications, de prières, d’efforts, assurément bien vains, car ils se répétaient de jour en jour. On tournait encore une page et, tout à coup, il était question d’autre chose.
« “C’est assez touchant, n’est-ce pas?” fit Sarah avec une imperceptible moue d’ironie, après que j’eus achevé la lecture.
« “C’est beaucoup plus curieux que vous ne pensez, ne pus-je me retenir de lui dire, tout en me reprochant de lui parler. Figurez-vous qu’il n’y a pas dix jours, j’ai demandé à votre père s’il avait jamais essayé de ne plus fumer. Je trouvais que je me laissais aller à beaucoup trop fumer moi-même et… Bref, savez-vous ce qu’il m’a répondu? Il m’a dit d’abord qu’il pensait qu’on exagérait beaucoup les effets pernicieux du tabac que, pour sa part, il ne les avait jamais ressentis sur lui-même; et, comme j’insistais: ‘Oui, m’a-t-il dit enfin; j’ai bien décidé deux ou trois fois d’interrompre pour un temps. – Et vous avez réussi? – Mais naturellement, m’a-t-il dit comme s’il allait de soi, – puisque je l’avais décidé.’ C’est prodigieux! Peut-être après tout qu’il ne se souvenait pas, ajoutai-je, ne voulant pas laisser paraître devant Sarah tout ce que je soupçonnais là d’hypocrisie.
« – Ou peut-être bien, reprit Sarah, cela prouve que “fumer” était mis là pour autre chose.
« Était-ce vraiment Sarah qui parlait ainsi? J’étais abasourdi. Je la regardai, osant à peine la comprendre… À ce moment, Olivier sortit de la chambre. Il s’était peigné, avait remis de l’ordre à ses vêtements et paraissait plus calme.
« “Si on s’en allait? dit-il sans façons devant Sarah. Il est tard.”
« Nous descendîmes, et dès que nous fûmes dans la rue:
« “J’ai peur que vous ne vous mépreniez, me dit-il. Vous pourriez croire que j’aime Sarah. Mais non… Oh! je ne la déteste pas non plus… Mais je ne l’aime pas.”
« J’avais pris son bras et le serrai sans rien dire.
« “Il ne faut pas non plus que vous jugiez Armand d’après ce qu’il a pu vous dire aujourd’hui, reprit-il. C’est une espèce de rôle qu’il joue… malgré lui. Au fond il est très différent de cela… Je ne peux pas vous expliquer. Il a une espèce de besoin d’abîmer tout ce à quoi il tient le plus. Il n’y a pas longtemps qu’il est comme ça. Je crois qu’il est très malheureux et que c’est pour cacher cela qu’il se moque. Il est très fier. Ses parents ne le comprennent pas du tout. Ils voulaient en faire un pasteur.”
« Épigraphe pour un chapitre des Faux-Monnayeurs:
« La famille…, cette cellule sociale. »
Paul Bourget (passim).
« Titre du chapitre: LE RÉGIME CELLULAIRE.
« Certes, il n’est pas de geôle (intellectuelle) dont un vigoureux esprit ne s’échappe; et rien de ce qui pousse à la révolte n’est définitivement dangereux – encore que la révolte puisse fausser le caractère (elle le replie, le retourne ou le cabre et conseille une ruse impie); et l’enfant qui ne cède pas à l’influence familiale, use à s’en délivrer la primeur de son énergie. Mais encore l’éducation qui contrarie l’enfant, en le gênant le fortifie. Les plus lamentables victimes sont celles de l’adulation. Pour détester ce qui vous flatte, quelle force de caractère ne faut-il pas? Que de parents j’ai vus (la mère surtout), se plaire à reconnaître chez leurs enfants, encourager chez eux, leurs répugnances les plus niaises, leurs partis pris les plus injustes, leurs incompréhensions, leurs phobies… À table: “Laisse donc ça; tu vois bien que c’est du gras. Enlève la peau. Ça n’est pas assez cuit…” Dehors, le soir: “Oh! Une chauve-souris… Couvre-toi vite; elle va venir dans tes cheveux”, etc. Avec eux, les hannetons mordent, les sauterelles piquent, les vers de terre donnent des boutons. Équivalentes absurdités dans tous les domaines, intellectuel, moral, etc.
« Dans le train de ceinture qui me ramenait d’Auteuil avant-hier, j’entendais une jeune mère chuchoter à l’oreille d’une petite fille de dix ans, qu’elle cajolait:
« “Toi et moi; moi et toi; les autres, on s’en fout.”
« (Oh! je sais bien que c’étaient des gens du peuple; mais le peuple aussi a droit à notre indignation. Le mari, dans un coin du wagon, lisait le journal, tranquille, résigné, peut-être même pas cocu.)
« Imagine-t-on poison plus perfide?
« L’avenir appartient aux bâtards. – Quelle signification dans ce mot: “Un enfant naturel!” Seul le bâtard a droit au naturel.
« L’égoïsme familial… à peine un peu moins hideux que l’égoïsme individuel.
6 novembre.
« Je n’ai jamais rien pu inventer. Mais je suis devant la réalité comme le peintre avec son modèle, qui lui dit: donnez-moi tel geste, prenez telle expression qui me convient. Les modèles que la société me fournit, si je connais bien leurs ressorts, je peux les faire agir à mon gré; ou du moins je peux proposer à leur indécision tels problèmes qu’ils résoudront à leur manière, de sorte que leur réaction m’instruira. C’est en romancier que me tourmente le besoin d’intervenir, d’opérer sur leur destinée. Si j’avais plus d’imagination, j’affabulerais des intrigues; je les provoque, observe les acteurs, puis travaille sous leur dictée.
7 novembre.
« De tout ce que j’écrivais hier, rien n’est vrai. Il reste ceci: que la réalité m’intéresse comme une matière plastique; et j’ai plus de regard pour ce qui pourrait être, infiniment plus que pour ce qui a été. Je me penche vertigineusement sur les possibilités de chaque être et pleure tout ce que le couvercle des mœurs atrophie. »
Bernard dut interrompre sa lecture un instant. Son regard se brouillait. Il perdait souffle, comme s’il avait oublié de respirer tout le temps qu’il lisait, tant son attention était vive. Il ouvrit la fenêtre et s’emplit les poumons, avant une nouvelle plongée.
Son amitié pour Olivier était évidemment des plus vives; il n’avait pas de meilleur ami et n’aimait personne autant sur la terre, puisqu’il ne pouvait aimer ses parents; même, son cœur se raccrochait provisoirement à ceci d’une façon presque excessive; mais Olivier et lui ne comprenaient pas tout à fait de même l’amitié. Bernard, à mesure qu’il avançait dans sa lecture, s’étonnait toujours plus, admirait toujours plus, mais un peu douloureusement, de quelle diversité se montrait capable cet ami qu’il croyait connaître si bien. Olivier ne lui avait rien dit de tout ce que racontait ce journal. D’Armand et de Sarah, à peine soupçonnait-il l’existence. Comme Olivier se montrait différent avec eux, de ce qu’il se montrait avec lui!… Dans cette chambre de Sarah, sur ce lit, Bernard aurait-il reconnu son ami? À l’immense curiosité qui précipitait sa lecture, se mêlait un trouble malaise: dégoût ou dépit. Un peu de ce dépit qu’il avait ressenti tout à l’heure à voir Olivier au bras d’Édouard: un dépit de ne pas en être. Cela peut mener loin ce dépit-là, et faire faire bien des sottises; comme tous les dépits, d’ailleurs.
Passons. Tout ce que j’ai dit ci-dessus n’est que pour mettre un peu d’air entre les pages de ce journal. À présent que Bernard a bien respiré, retournons-y. Le voici qui se replonge dans sa lecture.
XIII
On tire peu de service des vieillards.
Vauvenargues.
JOURNAL D’ÉDOUARD
(Suite)
8 novembre.
« Le vieux couple La Pérouse a déménagé de nouveau. « Leur nouvel appartement, que je ne connaissais pas encore, est à l’entresol, dans ce petit renfoncement que forme le faubourg Saint-Honoré avant de couper le boulevard Haussmann. J’ai sonné. La Pérouse est venu m’ouvrir. Il était en bras de chemise et portait sur la tête une sorte de bonnet blanc jaunâtre, où j’ai fini par reconnaître un vieux bas (de madame de La Pérouse sans doute) dont le pied noué ballottait comme le gland d’une toque contre sa joue. Il tenait à la main un tisonnier recourbé. Évidemment, je le surprenais dans une occupation de fumiste; et comme il semblait un peu gêné:
« “Voulez-vous que je revienne plus tard? lui ai-je dit.
« – Non, non… Entrez ici. – Et il m’a poussé dans une pièce étroite et oblongue dont les deux fenêtres ouvrent sur la rue, juste à hauteur de réverbère. – J’attendais une élève précisément à cette heure-ci (il était six heures); mais elle m’a télégraphié qu’elle ne viendrait pas. Je suis si heureux de vous voir.”
« Il a posé son tisonnier sur un guéridon, et, comme pour excuser sa tenue:
« “La bonne de madame de La Pérouse a laissé éteindre le poêle; elle ne vient que le matin; j’ai dû le vider…
« – Voulez-vous que je vous aide à le rallumer?
« – Non, non… C’est salissant… Mais permettez-moi d’aller passer une veste.”
« Il est sorti en trottant à petits pas, puis est revenu presque aussitôt, couvert d’un mince veston d’alpaga, aux boutons arrachés, aux manches crevées, si élimé qu’on n’eût osé le donner à un pauvre. Nous nous sommes assis.
« “Vous me trouvez changé, n’est-ce pas?”
« J’aurais voulu protester, mais ne trouvais rien à lui dire, péniblement affecté par l’expression harassée de ce visage que j’avais connu si beau. Il continua:
« “Oui, j’ai beaucoup vieilli ces derniers temps. Je commence à perdre un peu la mémoire. Quand je repasse une fugue de Bach, il me faut recourir au cahier…
« – Combien de jeunes se contenteraient de ce que vous en avez encore.”
« Il reprit en hochant la tête:
« “Oh! ce n’est pas la mémoire seulement qui faiblit. Tenez: quand je marche, il me semble à moi que je vais encore assez vite; mais, dans la rue, à présent tous les gens me dépassent.
« – C’est, lui dis-je, qu’on marche beaucoup plus vite aujourd’hui.
« – Ah! n’est-ce pas?… C’est comme pour les leçons que je donne: les élèves trouvent que mon enseignement les retarde; elles veulent aller plus vite que moi. Elles me lâchent… Aujourd’hui, tout le monde est pressé.”
« Il ajouta à voix si basse que je l’entendis à peine:
« “Je n’en ai presque plus.”
« Je sentais en lui une telle détresse que je n’osais l’interroger. Il reprit:
« “Madame de La Pérouse ne veut pas comprendre cela. Elle me dit que je ne m’y prends pas comme il faut; que je ne fais rien pour les garder et encore moins pour en avoir de nouvelles.
« – Cette élève que vous attendiez… ai-je demandé gauchement.
« – Oh! celle-là, c’en est une que je prépare pour le Conservatoire. Elle vient travailler ici tous les jours.
« – Cela veut dire qu’elle ne vous paie pas.
« – Madame de La Pérouse me le reproche assez! Elle ne comprend pas qu’il n’y a que ces leçons qui m’intéressent; oui, celles que j’ai vraiment plaisir à… donner. Je réfléchis beaucoup depuis quelque temps. Tenez… il y a quelque chose que je voulais vous demander: pourquoi est-il si rarement question des vieillards dans les livres?… Cela vient, je crois, de ce que les vieux ne sont plus capables d’en écrire et que, lorsqu’on est jeune, on ne s’occupe pas d’eux. Un vieillard ça n’intéresse plus personne… Il y aurait pourtant des choses très curieuses à dire sur eux. Tenez: il y a certains actes de ma vie passée que je commence seulement à comprendre. Oui, je commence seulement à comprendre qu’ils n’ont pas du tout la signification que je croyais jadis, en les faisant… C’est maintenant seulement que je comprends que toute ma vie j’ai été dupe. Madame de La Pérouse m’a roulé; mon fils m’a roulé; tout le monde m’a roulé; le Bon Dieu m’a roulé…”
« Le soir tombait. Je ne distinguais déjà presque plus les traits de mon vieux maître; mais soudain a jailli la lueur du réverbère voisin, qui m’a montré sa joue luisante de larmes. Je m’inquiétais d’abord d’une bizarre tache à sa tempe, comme un creux, comme un trou; mais, à un petit mouvement qu’il a fait, la tache s’est déplacée et j’ai compris que ce n’était que l’ombre portée par un fleuron de la balustrade. J’ai posé ma main sur son bras décharné; il frissonnait.
« “Vous allez prendre froid, lui ai-je dit. Vraiment vous ne voulez pas que nous rallumions votre feu?… Allons-y.
« – Non… Il faut s’aguerrir.
« – Quoi! C’est du stoïcisme?
« – Un peu. C’est parce que j’avais la gorge délicate que je n’ai jamais voulu porter de foulard. J’ai toujours lutté contre moi-même.
« – Cela va bien tant qu’on a la victoire; mais si le corps succombe…”
« Il a pris ma main, et d’un ton très grave, comme s’il m’avait dit un secret:
« “Alors ce serait la vraie victoire.”
« Sa main avait lâché la mienne; il continuait:
« “J’avais peur que vous partiez sans être venu me voir.
« – Partir pour où? ai-je demandé.
« – Je ne sais pas. Vous êtes si souvent en voyage. Il y a quelque chose que je voulais vous dire… Je compte partir bientôt, moi aussi.
« – Quoi! Vous avez l’intention de voyager! ai-je dit maladroitement, en feignant de ne le pas comprendre, malgré la gravité mystérieuse et solennelle de sa voix. Il hochait la tête:
« – Vous comprenez très bien ce que je veux dire… Si, si; je sais qu’il sera temps bientôt. Je commence à gagner moins que je ne coûte; et cela m’est insupportable. Il est un certain point que je me suis promis de ne pas dépasser.”
« Il parlait sur un ton un peu exalté qui m’inquiéta:
« “Est-ce que vous trouvez, vous aussi, que c’est mal? Je n’ai jamais pu comprendre pourquoi la religion nous défendait cela. J’ai beaucoup réfléchi ces derniers temps. Quand j’étais jeune, je menais une vie très austère; je me félicitais de ma force de caractère chaque fois que je repoussais une sollicitation. Je ne comprenais pas qu’en croyant me libérer, je devenais de plus en plus esclave de mon orgueil. Chacun de ces triomphes sur moi-même, c’était un tour de clef que je donnais à la porte de mon cachot. C’est ce que je voulais dire tout à l’heure, quand je vous disais que Dieu m’a roulé. Il m’a fait prendre pour de la vertu mon orgueil. Dieu s’est moqué de moi. Il s’amuse. Je crois qu’il joue avec nous comme un chat avec une souris. Il nous envoie des tentations auxquelles il sait que nous ne pourrons pas résister; et, quand pourtant nous résistons, il se venge de nous plus encore. Pourquoi nous en veut-il? Et pourquoi… Mais je vous ennuie avec ces questions de vieillard.”
« Il se prit la tête dans les mains, à la manière d’un enfant qui boude et resta silencieux si longtemps que j’en vins à douter si même il n’avait pas oublié ma présence. Immobile en face de lui, je craignais de troubler sa méditation. Malgré le bruit voisin de la rue, le calme de cette petite pièce me paraissait extraordinaire; malgré la lueur du réverbère qui nous éclairait fantastiquement de bas en haut à la manière d’une rampe de théâtre, les pans d’ombre, aux deux côtés de la fenêtre, semblaient gagner les ténèbres, autour de nous, se figer, comme par un grand froid se fige une eau tranquille; se figer jusque dans mon cœur. Je voulus enfin secouer mon angoisse, respirai bruyamment et, songeant à partir, prêt à prendre congé, demandai, par politesse et pour rompre l’enchantement:
« “Madame de La Pérouse va bien?”
« Le vieux sembla se réveiller. Il répéta d’abord:
« “Madame de La Pérouse… interrogativement; on eût dit que ces syllabes avaient perdu pour lui toute signification; puis, soudain, se penchant vers moi:
« – Madame de La Pérouse traverse une crise terrible… et qui me fait beaucoup souffrir.
« – Une crise de quoi?… demandai-je.
« – Oh! de rien, dit-il en haussant les épaules, comme s’il allait de soi. Elle devient complètement folle. Elle ne sait plus quoi inventer.”
« Je soupçonnais depuis longtemps la profonde désunion de ce vieux ménage, mais désespérais d’obtenir plus de précisions:
« “Mon pauvre ami, fis-je en m’apitoyant. Et… depuis combien de temps?”
« Il réfléchit un instant, comme s’il ne comprenait pas bien ma question.
« “Oh! depuis très longtemps… depuis que je la connais. Mais se reprenant presque aussitôt: – Non; à vrai dire c’est seulement avec l’éducation de mon fils que cela a commencé à se gâter.”
« Je fis un geste d’étonnement, car je croyais le ménage La Pérouse sans enfants. Il releva son front, qu’il avait gardé dans ses mains, et, sur un ton plus calme:
« “Je ne vous ai jamais parlé de mon fils?… Écoutez, je veux tout vous dire. Il faut aujourd’hui que vous sachiez tout. Ce que je vais vous raconter, je ne puis le dire à personne… Oui, c’est avec l’éducation de mon fils; vous voyez qu’il y a longtemps de cela. Les premiers temps de notre ménage avaient été charmants. J’étais très pur quand j’avais épousé madame de La Pérouse. Je l’aimais avec innocence… oui, c’est le meilleur mot, et je ne consentais à lui reconnaître aucun défaut. Mais nos idées n’étaient pas les mêmes sur l’éducation des enfants. Chaque fois que je voulais morigéner mon fils, madame de La Pérouse prenait son parti contre moi; à l’entendre, il aurait fallu tout lui passer. Ils se concertaient contre moi. Elle lui apprenait à mentir… À peine âgé de vingt ans, il a pris une maîtresse. C’était une élève à moi, une jeune Russe, très bonne musicienne, à qui je m’étais beaucoup attaché. Madame de La Pérouse était au courant; mais, à moi, on cachait tout, comme toujours. Et naturellement, je ne me suis pas aperçu qu’elle était enceinte. Rien, vous dis-je; je ne me doutais de rien. Un beau jour, on me fait savoir que mon élève est souffrante; qu’elle restera quelque temps sans venir. Quand je parle d’aller la voir, on me dit qu’elle a changé d’adresse, qu’elle est en voyage… Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai appris qu’elle était allée en Pologne pour ses couches. Mon fils était parti la rejoindre… Ils ont vécu plusieurs années ensemble; mais il est mort avant de l’avoir épousée.
« – Et… elle, l’avez-vous revue?”
« On eût dit qu’il butait du front contre un obstacle:
« “Je n’ai pas pu lui pardonner de m’avoir trompé. Madame de La Pérouse reste en correspondance avec elle. Quand j’ai su qu’elle était dans une grande misère, je lui ai envoyé de l’argent… à cause du petit. Mais de cela, Madame de La Pérouse n’en sait rien. Elle-même, l’autre, n’a pas su que cet argent venait de moi.
« – Et votre petit-fils…?”
« Un étrange sourire passa sur son visage; il se leva.
« “Attendez un instant; je vais vous montrer sa photographie.” Et de nouveau il sortit en courant à petits pas, la tête en avant. Quand il revint, ses doigts tremblaient en cherchant l’image dans un gros portefeuille. Il se pencha vers moi en me la tendant, et tout bas:
« “Je l’ai prise à Madame de La Pérouse sans qu’elle s’en doute. Elle croit l’avoir perdue.
« – Quel âge a-t-il? ai-je demandé.
« – Treize ans. Il paraît plus âgé, n’est-ce pas? Il est très délicat.”
« Ses yeux s’étaient de nouveau remplis de larmes; il tendait la main vers la photographie, comme désireux de la reprendre vite. Je me penchai vers la clarté insuffisante du réverbère; il me parut que l’enfant lui ressemblait; je reconnaissais le grand front bombé, les yeux rêveurs du vieux La Pérouse. Je crus lui faire plaisir en le lui disant; il protesta:
« “Non, non, c’est à mon frère qu’il ressemble; à un frère que j’ai perdu…”
« L’enfant était bizarrement vêtu d’une blouse russe à broderies.
« “Où vit-il?
« – Mais comment voulez-vous que je le sache? s’écria La Pérouse dans une sorte de désespoir. Je vous dis qu’on me cache tout.”
« Il avait repris la photographie, et, après l’avoir un instant regardée, l’avait remise dans son portefeuille, qu’il glissa dans sa poche.
« “Quand sa mère vient à Paris, elle ne voit que madame de La Pérouse, qui me répond, si je l’interroge: ‘Vous n’avez qu’à le lui demander.’ Elle dit cela mais, au fond, elle serait désolée que je la voie. Elle a toujours été jalouse. Tout ce qui s’attachait à moi, elle a toujours voulu me l’enlever… Le petit Boris fait son éducation en Pologne, dans un collège de Varsovie, je crois. Mais il voyage souvent avec sa mère. – Puis, dans un grand transport: – Dites! auriez-vous cru qu’il était possible d’aimer un enfant qu’on n’a jamais vu?… Eh bien! ce petit c’est aujourd’hui ce que j’ai de plus cher au monde… Et il n’en sait rien!”
« De grands sanglots entrecoupaient ses phrases. Il se souleva de sa chaise et se jeta, tomba presque, entre mes bras. J’aurais fait je ne sais quoi pour apporter un soulagement à sa détresse; mais que pouvais-je? Je me levai, car je sentais son corps maigre glisser contre moi et je crus qu’il allait tomber à genoux. Je le soutins, le pressai, le berçai comme un enfant. Il s’était ressaisi. Madame de La Pérouse appelait dans la pièce voisine.
« “Elle va venir… Vous ne tenez pas à la voir, n’est-ce pas?… D’ailleurs, elle est devenue complètement sourde. Partez vite. – Et comme il m’accompagnait sur le palier: – Ne restez pas trop longtemps sans venir (il y avait de la supplication dans sa voix). Adieu; adieu.”
9 novembre.
« Une sorte de tragique a jusqu’à présent, me semble-t-il, échappé presque à la littérature. Le roman s’est occupé des traverses du sort, de la fortune bonne ou mauvaise, des rapports sociaux, du conflit des passions, des caractères, mais point de l’essence même de l’être.
« Transporter le drame sur le plan moral, c’était pourtant l’effort du christianisme. Mais il n’y a pas, à proprement parler, de romans chrétiens. Il y a ceux qui se proposent des fins d’édification; mais cela n’a rien à voir avec ce que je veux dire. Le tragique moral – qui, par exemple, fait si formidable la parole évangélique: “Si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on?” C’est ce tragique-là qui m’importe.
10 novembre.
« Olivier va passer ses examens. Pauline voudrait qu’il se présentât ensuite à Normale. Sa carrière est toute tracée… Que n’est-il sans parents, sans appui; j’en aurais fait mon secrétaire. Mais il ne se soucie pas de moi, ne s’aperçoit même pas de l’intérêt que je lui porte: et je le gênerais en le lui faisant remarquer. Précisément pour ne le gêner point, j’affecte devant lui une sorte d’indifférence, d’ironique détachement. Ce n’est que lorsqu’il ne me voit pas que j’ose le contempler à loisir. Je le suis parfois dans la rue sans qu’il le sache. Hier, je marchais ainsi derrière lui; il est brusquement revenu sur ses pas et je n’ai pas eu le temps de me cacher:
« “Où donc vas-tu si vite? lui ai-je demandé.
« – Oh! nulle part. Je ne parais jamais si pressé que lorsque je n’ai rien à faire.”
« Nous avons fait quelques pas ensemble, mais sans trouver rien à nous dire. Certainement il était ennuyé d’avoir été rencontré.
12 novembre.
« – Il a ses parents, un frère aîné, des camarades… Je me redis cela le long du jour, et que je n’ai que faire ici. De tout ce qui lui manquerait, je saurais lui tenir lieu sans doute; mais rien ne lui manque. Il n’a besoin de rien; et si sa gentillesse m’enchante, rien en elle ne me permet de me méprendre… Ah! phrase absurde, que j’écris malgré moi, et où se livre la duplicité de mon cœur… Je m’embarque demain pour Londres. J’ai pris soudain la résolution de partir. Il est temps.
« Partir parce que l’on a trop grande envie de rester!… Un certain amour de l’ardu, et l’horreur de la complaisance (j’entends celle envers soi) c’est peut-être, de ma première éducation puritaine, ce dont j’ai le plus de mal à me nettoyer.
« Acheté hier, chez Smith, un cahier déjà tout anglais, qui fera suite à celui-ci, sur lequel je ne veux plus rien écrire. Un cahier neuf…
« Ah! si je pouvais ne pas m’emmener! »
XIV
Il arrive quelquefois des accidents dans la vie, d’où il faut être un peu fou pour se bien tirer.
La Rochefoucauld.
C’est par la lettre de Laura, insérée dans le journal d’Édouard, que Bernard acheva sa lecture. Il eut un éblouissement: il ne pouvait douter que celle qui criait ici sa détresse, ne fût cette amante éplorée dont Olivier lui parlait la veille au soir, la maîtresse abandonnée de Vincent Molinier. Et il apparaissait à Bernard tout d’un coup qu’il était seul encore, grâce à la double confidence de son ami et du journal d’Édouard, à connaître la double face de l’intrigue. C’était un avantage qu’il ne conserverait pas longtemps; il s’agissait de jouer vite, et serré. Son parti fut pris aussitôt: sans oublier du reste rien de ce qu’il avait lu d’abord, Bernard n’eut plus d’attention que pour Laura.
« Ce matin, ce que je dois faire m’apparaissait encore incertain; à présent je n’ai plus de doute, se dit-il en s’élançant hors de la pièce. L’impératif est, comme dit l’autre, catégorique: sauver Laura. Mon devoir n’était peut-être pas de m’emparer de la valise, mais, l’ayant prise, il est certain que j’ai puisé dans la valise un vif sentiment du devoir. L’important, c’est de surprendre Laura avant qu’Édouard ne l’ait revue, et de me présenter à elle, et de m’offrir d’une manière qui ne puisse lui laisser croire que je puisse être un chenapan. Le reste ira tout seul. J’ai dans mon portefeuille, à présent, de quoi soulager l’infortune aussi magnifiquement que le plus généreux et le plus compatissant des Édouard. La seule chose qui m’embarrasse, c’est la manière. Car, née Vedel, et bien qu’enceinte en dépit des lois, Laura doit être délicate. Je l’imagine volontiers de ces femmes qui se rebiffent, vous crachent au front leur mépris et déchirent en petits morceaux les billets qu’on leur tend bienveillamment, mais dans une insuffisante enveloppe. Comment lui présenter ces billets? Comment me présenter moi-même? Voilà le hic. Dès qu’on sort du légal et des chemins battus, quel maquis? Pour m’introduire dans une intrigue aussi corsée, je suis décidément un peu jeune. Mais, parbleu! c’est ce qui m’aidera. Inventons un aveu candide; une histoire à me faire plaindre et à l’intéresser à moi. Le gênant, c’est que cette histoire va devoir servir également pour Édouard; la même, et ne me couper point. Bah! nous trouverons bien. Comptons sur l’inspiration du moment… »
Il avait atteint rue de Beaune, l’adresse que donnait Laura. L’hôtel était des plus modestes, mais propre et de décent aspect. Sur l’indication du portier, il monta trois étages. Devant la porte du 16 il s’arrêta, voulut préparer son entrée, chercha des phrases; rien ne vint; alors, brusquant son courage, il frappa. Une voix douce comme celle d’une sœur, et craintive un peu lui sembla-t-il, dit:
« Entrez. »
Laura était vêtue très simplement, tout de noir; on l’eût dite en deuil. Depuis quelques jours qu’elle était à Paris, elle attendait confusément quelque chose ou quelqu’un qui vînt la tirer de l’impasse. Elle avait fait fausse route, à n’en pas douter, elle se sentait fourvoyée. Elle avait la triste habitude de compter sur l’événement plus que sur elle-même. Elle n’était pas sans vertu, mais se sentait sans force aucune, abandonnée. À l’entrée de Bernard, elle leva une main vers son visage, comme fait celui qui retient un cri ou qui veut préserver ses yeux d’une trop vive lumière. Elle était debout, recula d’un pas, et, se trouvant tout près de la fenêtre, de son autre main saisit le rideau.
Bernard attendait qu’elle l’interrogeât; mais elle se taisait, attendant qu’il parlât. Il la regardait; il tâchait en vain de sourire, le cœur battant.
« Excusez-moi, Madame, dit-il enfin, de venir vous troubler ainsi. Édouard X…, que je sais que vous connaissez, est arrivé à Paris ce matin même. J’ai quelque chose d’urgent à lui communiquer; j’ai pensé que vous pourriez me donner son adresse, et… excusez-moi de venir ainsi sans façon vous la demander. »
Bernard aurait été moins jeune, Laura sans doute aurait été effrayée. Mais c’était un enfant encore; aux yeux si francs, au front si clair, au geste si craintif, à la voix si mal assurée, que devant lui déjà cédait la crainte à la curiosité, à l’intérêt et à cette irrésistible sympathie qu’éveille un être naïf et très beau. La voix de Bernard, cependant qu’il parlait, reprenait un peu d’assurance.
« Mais je ne la sais pas, son adresse, dit Laura. S’il est à Paris, il viendra me voir sans tarder, j’espère. Dites-moi qui vous êtes. Je lui dirai. »
C’est le moment de tout risquer, pensa Bernard. Quelque chose de fou passa devant ses yeux. Il regarda Laura bien en face:
« Qui je suis?… L’ami d’Olivier Molinier… – Il hésitait, doutant encore; mais la voyant pâlir à ce nom, il osa: – D’Olivier, frère de Vincent, votre amant, qui lâchement vous abandonne… »
Il dut s’arrêter: Laura chancelait. Ses deux mains rejetées en arrière cherchaient anxieusement un appui. Mais ce qui bouleversa par-dessus tout Bernard, ce fut le gémissement qu’elle poussa; une sorte de plainte à peine humaine, semblable plutôt à celle d’un gibier blessé (et soudain le chasseur prend honte en se sentant bourreau), cri si bizarre, si différent de tout ce que Bernard pouvait attendre, qu’il frissonna. Il comprenait soudain qu’il s’agissait ici de vie réelle, d’une véritable douleur, et tout ce qu’il avait éprouvé jusqu’alors ne lui parut plus que parade et que jeu. Une émotion se soulevait en lui, si nouvelle qu’il ne la pouvait pas maîtriser; elle montait à sa gorge… Eh quoi! le voici qui sanglote? est-ce possible? Lui, Bernard!… Il s’élance pour la soutenir, et s’agenouille devant elle, et murmure à travers ses sanglots:
« Ah! pardon… Pardon; je vous ai blessée… J’ai su que vous étiez sans ressources, et… j’aurais voulu vous aider. »
Mais Laura, haletante, se sent défaillir. Elle cherche des yeux où s’asseoir. Bernard, qui tient les yeux levés vers elle, a compris son regard. Il bondit vers un petit fauteuil au pied du lit; d’un geste brusque, il l’amène jusque auprès d’elle, qui s’y laisse lourdement choir.
Ici intervint un incident grotesque, et que j’hésite à raconter; mais ce fut lui qui décida des relations de Bernard et de Laura, les tirant inopinément d’embarras. Je ne cherchai donc pas à ennoblir artificiellement cette scène:
Pour le prix de pension que payait Laura (je veux dire: pour celui que l’aubergiste réclamait d’elle), on ne pouvait s’attendre à ce que les meubles de la chambre fussent bien élégants; mais on était en droit de les espérer solides. Or, le petit fauteuil bas, que Bernard poussait vers Laura, boitait un peu; c’est-à-dire qu’il avait une grande propension à replier un de ses pieds, comme fait l’oiseau sous son aile, ce qui est naturel à l’oiseau mais insolite et regrettable pour un fauteuil; aussi celui-ci cachait-il de son mieux cette infirmité sous une frange épaisse. Laura connaissait son fauteuil et savait qu’il ne le fallait manier qu’avec une précaution extrême; mais, elle n’y pensait plus, dans son trouble, et ne s’en souvint qu’en le sentant sous elle basculer. Elle poussa soudain un petit cri, tout à fait différent du long gémissement de tout à l’heure, glissa de côté, et l’instant d’après se trouva assise sur le tapis entre les bras de Bernard qui s’empressait. Confus, mais amusé pourtant, il avait dû mettre genou à terre. Le visage de Laura se trouva donc tout près du sien; il la regarda rougir; elle fit effort pour se relever. Il l’aida.
« Vous ne vous êtes pas fait mal?
– Non, merci; grâce à vous. Ce fauteuil est ridicule, on l’a déjà réparé deux fois… Je crois qu’en remettant le pied bien droit, il tiendra.
– Je vais l’arranger, dit Bernard. – Là!… Voulez-vous l’essayer? – Puis se reprenant: – Ou permettez… C’est plus prudent que je l’essaye d’abord. Vous voyez qu’il tient très bien, maintenant. Je puis remuer les jambes (ce qu’il fit en riant). Puis, se levant: “Rasseyez-vous; et, si vous me permettez de rester encore un instant, je vais prendre une chaise. Je m’assieds près de vous et vous empêcherai bien de tomber; n’ayez pas peur… Je voudrais faire quelque chose d’autre pour vous.”
Il y avait tant de flamme dans ses propos, tant de réserve dans ses manières, et dans ses gestes tant de grâce, que Laura ne put s’empêcher de sourire:
« Vous ne m’avez pas dit votre nom.
– Bernard.
– Oui; mais votre nom de famille?
– Je n’ai pas de famille.
– Enfin, le nom de vos parents.
– Je n’ai pas de parents. C’est-à-dire: je suis ce que sera cet enfant que vous attendez: un bâtard. »
Le sourire quitta soudain les traits de Laura; outrée par cette insistance à entrer dans l’intimité de sa vie et à violer son secret:
« Mais enfin, comment savez-vous?… Qui vous a dit?… Vous n’avez pas le droit de savoir… »
Bernard était lancé; il parlait à présent à voix haute et hardie:
« Je sais à la fois ce que sait mon ami Olivier et ce que sait votre ami Édouard. Mais chacun d’eux ne connaît encore qu’une moitié de votre secret. Je suis probablement le seul avec vous à le connaître tout entier… Vous voyez bien qu’il faut que je devienne votre ami, ajouta-t-il plus doucement.
– Comme les hommes sont indiscrets, murmura Laura tristement. – Mais… si vous n’avez pas vu Édouard, il n’a pu vous parler. Vous a-t-il donc écrit?… Est-ce que c’est lui qui vous envoie?… »
Bernard s’était coupé, il avait parlé trop vite, cédant au plaisir de fanfaronner un peu. Il remuait négativement la tête. Le visage de Laura s’assombrissait de plus en plus. À ce moment, on entendit frapper à la porte.
Qu’ils le veuillent ou non, une émotion commune crée un lien entre deux êtres. Bernard se sentit pris au piège; Laura se dépitait d’être surprise en compagnie. Ils se regardèrent tous deux comme se regardent deux complices. On frappa de nouveau. Tous deux ensemble dirent:
« Entrez. »
Depuis quelques instants déjà, Édouard écoutait derrière la porte, étonné d’entendre des voix dans la chambre de Laura. Les dernières phrases de Bernard l’avaient instruit. Il ne pouvait douter de leur sens; il ne pouvait douter que celui qui parlait ainsi fût le voleur de sa valise. Son parti fut pris aussitôt. Car Édouard est un de ces êtres dont les facultés, qui dans le tran-tran coutumier s’engourdissent, sursautent et se bandent aussitôt devant l’imprévu. Il ouvrit donc la porte, mais resta sur le seuil, souriant et regardant tour à tour Bernard et Laura, qui tous deux s’étaient levés.
« Permettez, chère amie, dit-il à Laura, avec un geste comme pour remettre les effusions à plus tard. J’ai tout d’abord quelques mots à dire à Monsieur, s’il veut bien venir un instant dans le couloir. »
Le sourire devint plus ironique sitôt que Bernard l’eut rejoint.
« Je pensais bien vous trouver ici. »
Bernard comprit qu’il était brûlé. Il ne lui restait plus qu’à payer d’audace; ce qu’il fit, et sentant qu’il jouait son va-tout:
« J’espérais vous y rencontrer.
– D’abord, et si vous ne l’avez pas déjà fait (car je veux croire que vous êtes venu pour cela), vous allez descendre et régler au bureau la note de madame Douviers avec l’argent que vous avez trouvé dans ma valise et que vous devez avoir sur vous. Ne remontez que dans dix minutes. »
Tout cela était dit assez gravement, mais sur un ton qui n’avait rien de comminatoire. Cependant Bernard reprenait son aplomb.
« J’étais en effet venu pour cela. Vous ne vous êtes pas trompé. Et je commence à croire que je ne m’étais pas trompé non plus.
– Qu’entendez-vous par là?
– Que vous êtes bien celui que j’espérais. »
Édouard tâchait en vain de prendre un air sévère. Il s’amusait énormément. Il fit une sorte de léger salut moqueur:
« Je vous remercie. Reste à examiner la réciproque. Je pense, puisque vous êtes ici, que vous avez lu mes papiers? »
Bernard qui, sans sourciller, soutenait le regard d’Édouard, sourit à son tour avec audace, amusement, impertinence, et s’inclinant:
« N’en doutez pas. Je suis ici pour vous servir. »
Puis, comme un elfe, il s’élança dans l’escalier.
Lorsque Édouard rentra dans la chambre, Laura sanglotait. Il s’approcha. Elle posa le front sur son épaule. La manifestation de l’émotion le gênait, lui était presque insupportable. Il se surprit à lui taper doucement dans le dos, comme on fait à un enfant qui tousse:
« Ma pauvre Laura, disait-il; voyons, voyons… Soyez raisonnable.
– Oh! laissez-moi pleurer un peu; cela me fait du bien.
– Il s’agit tout de même de savoir ce que vous allez faire à présent.
– Mais que voulez-vous que je fasse? Où voulez-vous que j’aille? À qui voulez-vous que je parle?
– Vos parents…
– Mais vous les connaissez… Ce serait les mettre au désespoir. Ils ont tout fait pour mon bonheur.
– Douviers?…
– Jamais je n’oserai le revoir. Il est si bon. Ne croyez pas que je ne l’aime pas… Si vous saviez… Si vous saviez… Oh! dites que vous ne me méprisez pas trop.
– Mais au contraire, ma petite Laura; au contraire. Comment pouvez-vous croire? – Et il recommençait à lui taper dans le dos.
– C’est vrai que près de vous je n’ai plus honte.
– Il y a combien de jours que vous êtes ici?
– Je ne sais plus. J’ai vécu seulement pour vous attendre. Par moments, je n’en pouvais plus. À présent, il me semble que je ne pourrai pas rester ici un jour de plus. »
Et elle redoublait de sanglots en criant presque, mais d’une voix tout étranglée.
« Emmenez-moi. Emmenez-moi. »
Édouard était de plus en plus gêné.
« Écoutez, Laura… Calmez-vous. Le… l’autre… je ne sais même pas comment il s’appelle…
– Bernard, murmura Laura.
– Bernard va remonter dans un instant. Allons, relevez-vous. Il ne faut pas qu’il vous voie ainsi. Du courage. Nous allons inventer quelque chose, je vous le promets. Voyons! séchez vos yeux. Cela n’avance à rien de pleurer. Regardez-vous dans la glace. Vous êtes toute congestionnée. Passez un peu d’eau sur votre visage. Quand je vous vois pleurer, je ne peux plus penser à rien… Tenez! le voici; je l’entends. »
Il alla à la porte et l’ouvrit pour faire rentrer Bernard; et tandis que Laura, tournant le dos à la scène, s’occupait devant sa toilette à ramener le calme sur ses traits:
« Et maintenant, Monsieur, puis-je vous demander quand il me sera permis de rentrer en possession de mes affaires? »
Ceci était dit en regardant Bernard bien en face, avec, sur les lèvres, toujours le même pli d’ironie souriante.
« Sitôt qu’il vous plaira, monsieur; mais il faut bien que je vous avoue que ces affaires qui vous manquent, vous font sûrement moins défaut qu’à moi. C’est ce que vous comprendriez, j’en suis sûr, si seulement vous connaissiez mon histoire. Sachez seulement que, depuis ce matin, je suis sans gîte, sans foyer, sans famille, et prêt à me jeter à l’eau si je ne vous avais pas rencontré. Je vous ai longtemps suivi ce matin, quand vous causiez avec Olivier, mon ami. Il m’avait tant parlé de vous! J’aurais voulu vous aborder. Je cherchais un biais, un moyen… Quand vous avez jeté votre bulletin de consigne, j’ai béni le sort. Oh! ne me prenez pas pour un voleur. Si j’ai levé votre valise, c’était surtout pour entrer en rapport. »
Bernard avait débité tout cela presque d’une haleine. Une flamme extraordinaire animait son discours et ses traits; on aurait dit de la bonté. Il paraissait au sourire d’Édouard que celui-ci le trouvait charmant.
« Et maintenant?… » fit-il.
Bernard comprit qu’il gagnait du terrain:
« Et maintenant, n’aviez-vous pas besoin d’un secrétaire? Je ne puis croire que je remplirais mal ces fonctions, quand ce serait avec tant de joie. »
Cette fois Édouard se mit à rire. Laura les regardait tous deux, amusée.
« Ouais!… C’est à voir, et nous allons y réfléchir. Venez me retrouver, demain, à la même heure, ici même, si madame Douviers le permet… car avec elle également j’aurai à décider de bien des choses. Vous êtes à un hôtel, je suppose? Oh! je ne tiens pas à savoir où. Peu m’importe. À demain. »
Il lui tendit la main.
« Monsieur, dit Bernard, avant de vous quitter, me permettrez-vous peut-être de vous rappeler qu’il habite au faubourg Saint-Honoré, un pauvre vieux professeur de piano, du nom, je crois bien, de La Pérouse, à qui, si vous l’alliez revoir, vous feriez un bien grand plaisir.
– Parbleu, pour un début, voici qui n’est pas mal, et vous entendez vos futures fonctions comme il faut.
– Alors… Vraiment, vous consentiriez?
– Nous en reparlerons demain. Adieu. »
Édouard, après s’être attardé quelques instants près de Laura, s’en alla chez les Molinier. Il espérait revoir Olivier, à qui il aurait voulu parler de Bernard. Il ne vit que Pauline, malgré qu’il prolongeât désespérément sa visite.
Olivier, cette même fin de jour, cédant à la pressante invitation que venait de lui transmettre son frère, se rendait chez l’auteur de La Barre fixe, chez le comte de Passavant.
XV
« Je craignais que votre frère ne vous eût pas fait la commission, dit Robert de Passavant en voyant entrer Olivier.
– Suis-je en retard? dit celui-ci, qui s’avançait timidement et presque sur la pointe des pieds. Il avait gardé à la main son chapeau, que Robert lui prit.
– Posez donc ça. Mettez-vous à votre aise. Tenez; dans ce fauteuil, je crois que vous ne serez pas trop mal. Pas en retard du tout, si j’en juge par la pendule; mais mon désir de vous voir était en avance sur elle. Fumez-vous?
– Merci, dit Olivier en repoussant l’étui que le comte de Passavant lui tendait. Il refusait par timidité, bien que très désireux de goûter à ces fines cigarettes ambrées, russes sans doute, qu’il voyait rangées dans l’étui.
– Oui, je suis heureux que vous ayez pu venir. Je craignais que vous ne fussiez accaparé par la préparation de votre examen. Quand passez-vous?
– Dans dix jours l’écrit. Mais je ne travaille plus beaucoup. Je crois que je suis prêt et crains surtout de me présenter fatigué.
– Vous refuseriez pourtant de vous occuper dès à présent d’autre chose?
– Non… si ce n’était pas trop astreignant.
– Je m’en vais vous dire pourquoi je vous ai demandé de venir. D’abord, le plaisir de vous revoir. Nous avions ébauché une conversation, l’autre soir, au foyer du théâtre, pendant l’entracte… Ce que vous m’avez dit m’avait beaucoup intéressé. Vous ne vous en souvenez pas, sans doute?
– Si, si, dit Olivier, qui croyait n’avoir sorti que des balourdises.
– Mais aujourd’hui, j’ai quelque chose de précis à vous dire… Vous connaissez, je crois, un certain youpin du nom de Dhurmer? Est-ce que ce n’est pas un de vos camarades?
– Je le quitte à l’instant.
– Ah! vous vous fréquentez?
– Oui, nous devions nous retrouver au Louvre pour parler d’une revue dont il doit être le directeur. »
Robert partit d’un rire haut et affecté.
« Ah! ah! ah! le directeur… Il va fort! Il va vite… C’est vrai qu’il vous a dit cela?
– Voilà déjà longtemps qu’il m’en parle.
– Oui, j’y pense depuis assez longtemps. L’autre jour, je lui ai demandé incidemment s’il accepterait de lire avec moi les manuscrits; c’est ce qu’il a tout de suite appelé: être rédacteur en chef; je l’ai laissé dire, et, tout de suite… C’est bien de lui, trouvez pas? quel type! Il a besoin qu’on le remouche un peu… C’est vrai que vous ne fumez pas?
– Tout de même, si, dit Olivier, en acceptant cette fois. Merci.
– Permettez-moi de vous dire, Olivier… vous voulez bien que je vous appelle Olivier? Je ne peux pourtant pas vous traiter en “Monsieur”; vous êtes beaucoup trop jeune, et je suis trop lié avec votre frère Vincent pour vous appeler Molinier. Eh bien, Olivier, permettez-moi de vous dire que j’ai infiniment plus de confiance dans votre goût qu’en celui de Sidi Dhurmer. Accepteriez-vous d’assumer cette direction littéraire? Sous ma surveillance un peu, naturellement; dans les premiers temps tout au moins. Mais je préfère que mon nom ne figure pas sur la couverture. Je vous expliquerai pourquoi, plus tard… Vous prendriez peut-être un verre de porto, hein? J’en ai d’excellent. »
Il atteignit sur une sorte de petit buffet, à portée de sa main, une bouteille et deux verres qu’il emplit.
« Eh bien, qu’en pensez-vous?
– Il est excellent, en effet.
– Je ne vous parle pas du porto, protesta Robert en riant; mais de ce que je vous disais tout à l’heure. »
Olivier avait feint de ne pas comprendre. Il craignait d’accepter trop vite et de laisser trop paraître sa joie. Il rougit un peu et balbutia confusément:
« Mon examen ne me…
– Vous venez de me dire qu’il ne vous occupait pas beaucoup, interrompit Robert. Et puis la revue ne paraîtra pas tout de suite. Je me demande même s’il ne vaudra pas mieux en remettre le lancement à la rentrée. Mais, de toute manière, il importait de vous pressentir. Il faudrait tenir plusieurs numéros tout préparés avant octobre et il serait nécessaire de beaucoup nous voir cet été, pour en parler. Qu’est-ce que vous comptez faire pendant ces vacances?
– Oh! je ne sais pas trop. Mes parents vont probablement aller en Normandie, comme tous les étés.
– Et il faudra que vous les accompagniez?… Accepteriez-vous de vous laisser un peu décrocher?…
– Ma mère ne consentira pas.
– Je dois dîner ce soir avec votre frère; me permettez-vous de lui en parler?
– Oh! Vincent, lui ne viendra pas avec nous. – Puis, se rendant compte que cette phrase ne correspondait pas à la question, il ajouta: – Et puis cela ne servirait à rien.
– Pourtant, si l’on trouve de bonnes raisons à donner à la maman? »
Olivier ne répondit rien. Il aimait tendrement sa mère et le ton persifleur que Robert avait pris en parlant d’elle lui avait déplu. Robert comprit qu’il était allé un peu trop vite.
« Alors, vous appréciez mon porto, dit-il par manière de diversion. En voulez-vous encore un verre?
– Non, non, merci… Mais il est excellent.
– Oui, j’ai été très frappé de la maturité et de la sûreté de votre jugement, l’autre soir. Vous n’avez pas l’intention de faire de la critique?
– Non.
– Des vers?… Je sais que vous faites des vers. Olivier rougit de nouveau.
– Oui, votre frère vous a trahi. Et vous connaissez sans doute d’autres jeunes qui seraient tout prêts à collaborer… Il faut que cette revue devienne une plate-forme de ralliement pour la jeunesse. C’est sa raison d’être. Je voudrais que vous m’aidiez à rédiger une espèce de prospectus-manifeste qui indiquerait, sans les préciser trop, les nouvelles tendances. Nous en reparlerons. Il faut faire choix de deux ou trois épithètes; pas des néologismes; de vieux mots très usagés, qu’on chargera d’un sens tout neuf et qu’on imposera. Après Flaubert, on a eu: “Nombreux et rythmé”; après Leconte de Lisle: “Hiératique et définitif”… Tenez, qu’est-ce que vous penseriez de: “Vital” Hein?… “Inconscient et vital”… Non?… “Élémentaire, robuste et vital?”
– Je crois qu’on pourrait encore trouver mieux, s’enhardit à dire Olivier, qui souriait sans sembler approuver beaucoup.
– Allons, encore un verre de porto…
– Pas tout à fait plein, je vous prie.
– Voyez-vous, la grande faiblesse de l’école symboliste, c’est de n’avoir apporté qu’une esthétique; toutes les grandes écoles ont apporté, avec un nouveau style, une nouvelle éthique, un nouveau cahier des charges, de nouvelles tables, une nouvelle façon de voir, de comprendre l’amour, et de se comporter dans la vie. Le symboliste, lui, c’est bien simple: il ne se comportait pas du tout dans la vie; il ne cherchait pas à la comprendre; il la niait; il lui tournait le dos. C’était absurde, trouvez pas? C’étaient des gens sans appétit, et même sans gourmandise. Pas comme nous autres… hein? »
Olivier avait achevé son second verre de porto et sa seconde cigarette. Il fermait à demi les yeux, à demi couché dans son confortable fauteuil, et, sans rien dire, marquait son assentiment par de légers mouvements de tête. À ce moment, on entendit sonner et presque aussitôt un domestique entra, qui présenta à Robert une carte. Robert prit la carte, y jeta les yeux et la posa près de lui sur son bureau:
« C’est bien. Priez-le d’attendre un instant. – Le domestique sortit. – Écoutez, mon petit Olivier, je vous aime bien et je crois que nous pourrons très bien nous entendre. Mais voici quelqu’un qu’il me faut absolument recevoir et qui tient à me voir seul. »
Olivier s’était levé.
« Je vais vous faire sortir par le jardin, si vous permettez… Ah! pendant que j’y pense: ça vous ferait-il plaisir d’avoir mon nouveau livre? J’en ai précisément ici un exemplaire sur hollande…
– Je n’ai pas attendu de le recevoir de vous pour le lire », dit Olivier qui n’aimait pas beaucoup le livre de Passavant et tâchait de s’en tirer sans flagornerie tout en restant aimable. Passavant surprit-il dans le ton de la phrase, une légère nuance de dédain? Il reprit bien vite:
« Oh! ne cherchez pas à m’en parler. Si vous me disiez que vous l’aimez, je serais forcé de mettre en doute ou votre goût ou votre sincérité. Non; je sais mieux que personne ce qui lui manque à ce livre. Je l’ai écrit beaucoup trop vite. À vrai dire, pendant tout le temps que je l’écrivais, je songeais à mon livre suivant. Ah! celui-là, par exemple, j’y tiens. J’y tiens beaucoup. Vous verrez; vous verrez… Je suis désolé, mais à présent, il faut absolument que vous me laissiez… À moins que… Mais non; mais non; nous ne nous connaissons pas encore assez, et vos parents vous attendent sûrement pour dîner. Allons, au revoir. À bientôt… Je vais écrire votre nom sur le livre; permettez. »
Il s’était levé; il s’approcha de son bureau. Pendant qu’il se penchait pour écrire, Olivier fit un pas en avant et regarda du coin de l’œil la carte que le domestique venait d’apporter:
VICTOR STROUVILHOU
Ce nom ne lui dit rien.
Passavant tendit à Olivier l’exemplaire de La Barre fixe, et comme Olivier s’apprêtait à lire la dédicace:
« Vous regarderez cela plus tard », dit Passavant en lui glissant le livre sous le bras.
Ce ne fut que dans la rue qu’Olivier prit connaissance de cette épigraphe manuscrite, extraite du livre même qu’elle ornait, et que le comte de Passavant venait d’inscrire en manière de dédicace:
« De grâce, Orlando, quelques pas de plus. Je ne suis pas encore bien sûr d’oser parfaitement vous comprendre. »
au-dessous de laquelle il avait ajouté:
« À Olivier Molinier
son ami présomptif
COMTE ROBERT DE PASSAVANT. »
Épigraphe ambiguë qui rendit Olivier songeur, mais qu’il était bien libre, après tout, d’interpréter comme il voudrait.
Olivier rentra chez lui comme Édouard venait d’en partir, las de l’attendre.
XVI
La culture positive de Vincent le retenait de croire au surnaturel; ce qui donnait au démon de grands avantages. Le démon n’attaquait pas Vincent de front; il s’en prenait à lui d’une manière retorse et furtive. Une de ses habiletés consiste à nous bailler pour triomphantes nos défaites. Et ce qui disposait Vincent à considérer sa façon d’agir avec Laura comme une victoire de sa volonté sur ses instincts affectifs, c’est que, naturellement bon, il avait dû se forcer, se raidir, pour se montrer dur envers elle.
À bien examiner l’évolution du caractère de Vincent dans cette intrigue, j’y distingue divers stades, que je veux indiquer, pour l’édification du lecteur:
1° La période du bon motif. Probité. Consciencieux besoin de réparer une faute commise. En l’espèce: l’obligation morale de consacrer à Laura la somme que ses parents ont péniblement économisée pour subvenir aux premiers frais de sa carrière. N’est-ce pas là se sacrifier? Ce motif n’est-il pas décent, généreux, charitable?
2° La période de l’inquiétude. Scrupules. Douter si cette somme consacrée sera suffisante, n’est-ce pas s’apprêter à céder, lorsque le démon fera miroiter devant les yeux de Vincent la possibilité de la grossir?
3° Constance et force d’âme. Besoin, après la perte de cette somme, de se sentir « au-dessus de l’adversité ». C’est cette « force d’âme » qui lui permet d’avouer ses pertes de jeu à Laura; et qui lui permet, par la même occasion, de rompre avec elle.
4° Renoncement au bon motif, considéré comme une duperie, à la lueur de la nouvelle éthique que Vincent se trouve devoir inventer, pour légitimer sa conduite; car il reste un être moral, et le diable n’aura raison de lui, qu’en lui fournissant des raisons de s’approuver. Théorie de l’immanence, de la totalité dans l’instant; de la joie gratuite, immédiate et immotivée.
5° Griserie du gagnant. Dédain de la réserve. Suprématie.
À partir de quoi, le démon a partie gagnée.
À partir de quoi, l’être qui se croit le plus libre, n’est plus qu’un instrument à son service. Le démon n’aura donc de cesse, que Vincent n’ait livré son frère à ce suppôt damné qu’est Passavant.
Vincent n’est pas mauvais, pourtant. Tout ceci, quoi qu’il en ait, le laisse insatisfait, mal à l’aise. Ajoutons encore quelques mots:
On appelle « exotisme », je crois, tout repli diapré de la Maya, devant quoi notre âme se sent étrangère; qui la prive de points d’appui. Parfois telle vertu résisterait, que le diable avant d’attaquer, dépayse. Sans doute, s’ils n’eussent été sous de nouveaux cieux, loin de leurs parents, des souvenirs de leur passé, de ce qui les maintenait dans la conséquence d’eux-mêmes, ni Laura n’eût cédé à Vincent, ni Vincent tenté de la séduire. Sans doute leur apparaissait-il que cet acte d’amour, là-bas, n’entrait plus en ligne de comptes… Il resterait beaucoup à dire; mais ce que dessus suffit déjà à mieux nous expliquer Vincent.
Près de Lilian, également, il se sentait dépaysé.
« Ne ris pas de moi, Lilian, lui disait-il ce même soir. Je sais que tu ne me comprendras pas, et pourtant j’ai besoin de te parler comme si tu devais me comprendre, car il m’est impossible désormais de te sortir de ma pensée. »
À demi couché aux pieds de Lilian étendue sur le divan bas, il laissait sur les genoux de sa maîtresse amoureusement poser sa tête qu’elle caressait amoureusement.
« Ce qui me rendait soucieux ce matin… oui, peut-être que c’est la peur. Peux-tu rester grave un instant? Peux-tu oublier un instant, pour me comprendre, non pas ce que tu crois, car tu ne crois à rien; mais, précisément, oublier que tu ne crois à rien? Moi aussi, je ne croyais à rien, tu le sais; plus à rien qu’à nous-mêmes, qu’à toi, qu’à moi, et qu’à ce que je puis être avec toi; qu’à ce que, grâce à toi, je serai…
– Robert vient à sept heures, interrompit Lilian. Ce n’est pas pour te presser; mais si tu n’avances pas plus vite, il nous interrompra juste au moment où tu commenceras à devenir intéressant. Car je suppose que tu préféreras ne pas continuer devant lui. C’est curieux que tu croies prendre aujourd’hui tant de précautions. Tu as l’air d’un aveugle qui d’abord touche avec son bâton chaque endroit où il veut mettre le pied. Tu vois pourtant que je garde mon sérieux. Pourquoi n’as-tu pas confiance?
– J’ai, depuis que je te connais, une confiance extraordinaire, reprit Vincent. Je puis beaucoup, je le sens; et, tu vois, tout me réussit. Mais c’est précisément là ce qui m’épouvante. Non, tais-toi… J’ai songé tout le jour à ce que tu me racontais ce matin du naufrage de la Bourgogne, et des mains qu’on coupait à ceux qui voulaient monter dans la barque. Il me semble que quelque chose veut monter dans ma barque – c’est pour que tu me comprennes que je me sers de ton image – quelque chose que je veux empêcher d’y monter…
– Et tu veux que je t’aide à le noyer, vieux lâche!… »
Il continua sans la regarder:
« Quelque chose que je repousse, mais dont j’entends la voix… une voix que tu n’as jamais entendue; que j’écoutais dans mon enfance…
– Et qu’est-ce qu’elle dit, cette voix? Tu n’oses pas le répéter. Ça ne m’étonne pas. Je parie qu’il y a du catéchisme là-dedans. Hein?
– Mais, Lilian, comprends-moi: le seul moyen pour moi de me délivrer de ces pensées, c’est de te les dire. Si tu en ris je les garderai pour moi seul; et elles m’empoisonneront.
– Alors, parle, dit-elle avec un air résigné. Puis, comme il se taisait, et puérilement, cachait son front dans la jupe de Lilian: – Allons! qu’attends-tu? »
Elle le saisit par les cheveux et le força à relever la tête:
« Mais c’est qu’il prend cela vraiment au sérieux, ma parole! Il est tout pâle. Écoute, mon petit, si tu veux faire l’enfant, ça ne me va pas du tout. Il faut vouloir ce que l’on veut. Et puis, tu sais: je n’aime pas les tricheurs. Quand tu cherches à faire monter dans ta barque, sournoisement, ce qui n’a que faire d’y monter, tu triches. Je veux bien jouer avec toi; mais franc jeu; et, je t’en avertis: c’est pour te faire réussir. Je crois que tu peux devenir quelqu’un de très important, de considérable; je sens en toi une grande intelligence et une grande force. Je veux t’aider. Il y a assez de femmes qui font rater la carrière de ceux dont elles s’éprennent; moi, je veux que ce soit le contraire. Tu m’as déjà parlé de ton désir de lâcher la médecine pour des travaux de sciences naturelles; tu regrettais de ne pas avoir assez d’argent pour cela… D’abord, tu viens de gagner au jeu; cinquante mille francs, c’est déjà quelque chose. Mais promets que tu ne joueras plus. Je mettrai à ta disposition tout l’argent qu’il faudra, à condition, si on dit que tu te fais entretenir, que tu aies la force de hausser les épaules. »
Vincent s’était relevé. Il s’approcha de la fenêtre. Lilian reprit:
« D’abord, et pour en finir avec Laura, je trouve qu’on pourrait bien lui envoyer les cinq mille francs que tu lui avais promis. Maintenant que tu as de l’argent, pourquoi ne tiens-tu pas ta parole? Est-ce par besoin de te sentir encore plus coupable envers elle? Ça ne me plaît pas du tout. J’ai horreur des goujateries. Tu ne sais pas couper les mains proprement. Ceci fait, nous irons passer l’été là où ce sera le plus profitable pour tes travaux. Tu m’as parlé de Roscoff; moi je préférerais Monaco, parce que je connais le prince, qui pourra nous emmener en croisière et t’occuper à son institut. »
Vincent se taisait. Il lui déplaisait de dire à Lilian, et il ne le lui raconta que plus tard, qu’avant de venir la retrouver, il était passé à l’hôtel où Laura l’avait si désespérément attendu. Soucieux de se sentir enfin quitte, il avait glissé dans une enveloppe ces quelques billets sur lesquels elle ne comptait plus. Il avait confié cette enveloppe à un garçon, puis attendu dans le vestibule l’assurance que le garçon l’aurait remis en mains propres. Peu d’instants après, le garçon était redescendu, rapportant l’enveloppe, en travers de laquelle Laura avait écrit: « Trop tard. »
Lilian sonna; demanda qu’on apportât son manteau. Quand la servante fut sortie:
« Ah! je voulais te dire, avant qu’il n’arrive: Si Robert te propose un placement pour tes cinquante mille francs, méfie-toi. Il est très riche, mais il a toujours besoin d’argent. Regarde donc: je crois que j’entends la corne de son auto. Il est en avance d’une demi-heure; mais tant mieux… Pour ce que nous disions… »
« Je viens plus tôt, dit Robert en entrant, parce que j’ai pensé qu’il serait amusant d’aller dîner à Versailles. Ça vous va? »
– Non, dit lady Griffith; les Réservoirs m’assomment. Allons plutôt à Rambouillet; on a le temps. Nous y mangerons moins bien, mais nous y causerons mieux. Je veux que Vincent te raconte ses histoires de poissons. Il en connaît d’étonnantes. Je ne sais pas si ce qu’il dit est vrai, mais c’est plus amusant que les plus beaux romans du monde.
– Ce ne sera peut-être pas l’avis du romancier », dit Vincent.
Robert de Passavant tenait un journal du soir à la main:
« Savez-vous que Brugnard vient d’être pris comme chef de cabinet à la Justice? C’est le moment de faire décorer votre père », dit-il en se tournant vers Vincent. Celui-ci haussa les épaules.
« Mon cher Vincent, reprit Passavant, permettez-moi de vous dire que vous le froisserez beaucoup en ne lui demandant pas ce petit service – qu’il sera si heureux de vous refuser.
– Si vous commenciez par le lui demander pour vous-même? » riposta Vincent.
Robert fit une sorte de moue affectée:
« Non; moi, je mets ma coquetterie à ne pas rougir, fût-ce de la boutonnière. » Puis, se tournant vers Lilian: « Savez-vous qu’ils sont rares, de nos jours, ceux qui atteignent la quarantaine sans vérole et sans décorations! »
Lilian sourit en haussant les épaules:
« Pour faire un mot, il consent à se vieillir!… Dites donc: c’est une citation de votre prochain livre? Il sera frais… Descendez toujours; je prends mon manteau et je vous rejoins. »
« Je croyais que vous ne vouliez plus le revoir? demanda Vincent à Robert, dans l’escalier.
– Qui? Brugnard?
– Vous le trouviez si bête…
– Cher ami, – répondit Passavant en prenant son temps, arrêté sur une marche et retenant Molinier le pied levé, car il voyait venir lady Griffith et souhaitait qu’elle l’entendît, – apprenez qu’il n’est pas un de mes amis qui, à la suite d’une fréquentation un peu longue, ne m’ait donné des gages d’imbécillité. Je vous certifie que Brugnard a résisté à l’épreuve plus longtemps que beaucoup d’autres.
– Que moi, peut-être? reprit Vincent.
– Ce qui ne m’empêche pas de rester votre meilleur ami; vous voyez bien.
– Et c’est là ce qu’à Paris on appelle de l’esprit, dit Lilian qui les avait rejoints. Faites attention, Robert: il n’y a rien qui fane plus vite!
– Rassurez-vous, ma chère: les mots ne se fanent que quand on les imprime! »
Ils prirent place dans l’auto, qui les emmena. Comme leur conversation continua d’être très spirituelle, il est inutile que je la rapporte ici. Ils s’attablèrent sur la terrasse d’un hôtel, devant un jardin que la nuit qui tombait emplissait d’ombre. À la faveur du soir, les propos peu à peu s’alourdirent; poussé par Lilian et Robert, il n’y eut enfin plus que Vincent qui parlât.
XVII
« Je m’intéresserais davantage aux animaux, si je m’intéressais moins aux hommes », avait dit Robert. Et Vincent répondait:
« Peut-être que vous croyez les hommes trop différents d’eux. Il n’est pas de grande découverte en zootechnie qui n’ait eu son retentissement dans la connaissance de l’homme. Tout cela se touche, et se tient; et je crois que ce n’est jamais impunément qu’un romancier, qui se pique d’être psychologue, détourne les yeux du spectacle de la nature et reste ignorant de ses lois. Dans le Journal des Goncourt, que vous m’avez donné à lire, je suis tombé sur le récit d’une visite aux galeries d’histoire naturelle du Jardin des Plantes, où vos charmants auteurs déplorent le peu d’imagination de la Nature, ou du Bon Dieu. Par ce pauvre blasphème, se manifeste la sottise et l’incompréhension de leur petit esprit. Quelle diversité, tout au contraire! Il semble que la nature ait essayé tour à tour toutes les façons d’être vivante, de se mouvoir, usé de toutes les permissions de la matière et de ses lois. Quelle leçon dans l’abandon progressif de certaines entreprises paléontologiques, irraisonnables et inélégantes! Quelle économie a permis la subsistance de certaines formes! La contemplation de celles-ci m’explique le délaissement des autres. Même la botanique peut nous instruire. Quand j’examine un rameau, je remarque qu’à l’aisselle de chacune de ses feuilles, il abrite un bourgeon, capable, l’an suivant de végéter à son tour. Quand j’observe que, de tant de bourgeons, deux tout au plus se développent, condamnant à l’atrophie, par leur croissance même, tous les autres, je ne me retiens pas de penser qu’il en va de même pour l’homme. Les bourgeons qui se développent naturellement sont toujours les bourgeons terminaux – c’est-à-dire: ceux qui sont les plus éloignés du tronc familial. Seule la taille, ou l’arcure, en refoulant la sève, la force d’animer les germes voisins du tronc, qui fussent demeurés dormants. Et c’est ainsi qu’on mène à fruit les espèces les plus rétives, qui, les eût-on laissées tracer à leur gré, n’eussent sans doute produit que des feuilles. Ah! quelle bonne école qu’un verger, qu’un jardin! et quel bon pédagogue, souvent, on ferait d’un horticulteur! On apprend plus de choses, souvent, pour peu que l’on sache observer, dans une basse-cour, un chenil, un aquarium, une garenne ou une étable, que dans les livres, et même, croyez-moi, que dans la société des hommes, où tout est plus ou moins sophistiqué. »
Puis Vincent parla de la sélection. Il exposa la méthode ordinaire des obtenteurs pour avoir les plus beaux semis; leur choix des spécimens les plus robustes, et cette fantaisie expérimentale d’un horticulteur audacieux qui, par horreur de la routine, l’on dirait presque: par défi, s’avisa d’élire au contraire les individus les plus débiles – et les floraisons incomparables qu’il obtint.
Robert, qui d’abord n’écoutait que d’une oreille, comme qui n’attend que de l’ennui, ne cherchait plus à interrompre. Son attention ravissait Lilian, comme un hommage à son amant.
« Tu devrais nous parler, lui dit-elle, de ce que tu me racontais l’autre jour des poissons et de leur accommodation aux degrés de salaison de la mer… C’est bien cela, n’est-ce pas?
– À part certaines régions, reprit Vincent, ce degré de salaison est à peu près constant; et la faune marine ne supporte d’ordinaire que des variations de densité très faibles. Mais les régions dont je parlais ne sont pourtant pas inhabitées; ce sont celles sujettes à d’importantes évaporations, qui réduisent la quantité de l’eau par rapport à la proportion de sel, ou celles au contraire où un apport constant d’eau douce dilue le sel et, pour ainsi dire, dessale la mer – celles voisines des embouchures des grands fleuves, ou de tels énormes courants comme celui que l’on appelle le Gulf Stream. Dans ces régions, les animaux dits sténohalins languissent et en viennent à périr; et, comme ils sont alors incapables de se défendre contre les animaux dits euryhalins, dont ils deviennent inévitablement la proie, les euryhalins vivent de préférence sur les confins des grands courants, où la densité des eaux change, là où viennent agoniser les sténohalins. Vous avez compris, n’est-ce pas, que les sténo sont ceux qui ne supportent que toujours le même degré de salaison. Tandis que les eury…
– Sont les dessalés, interrompit Robert, qui rapportait à lui toute idée et ne considérait dans une théorie que ce dont il pourrait faire usage.
– La plupart d’entre eux sont féroces, ajouta Vincent gravement.
– Quand je te disais que cela valait tous les romans », s’écria Lilian enthousiasmée.
Vincent, comme transfiguré, restait insensible au succès. Il était extraordinairement grave et reprit sur un ton plus bas, comme s’il se parlait à lui-même:
« La plus étonnante découverte de ces temps derniers – du moins celle qui m’a le plus instruit – c’est celle des appareils photogéniques des animaux des bas-fonds.
– Oh! raconte-nous cela, dit Lilian, qui laissait éteindre sa cigarette et fondre la glace que l’on venait de leur servir.
– La lumière du jour, vous le savez sans doute, ne pénètre pas très avant dans la mer. Ses profondeurs sont ténébreuses… abîmes immenses, que longtemps on a pu croire inhabités; puis les dragages qu’on a tentés ont ramené de ces enfers quantité d’animaux étranges. Ces animaux étaient aveugles, pensait-on. Qu’est-il besoin du sens de la vue, dans le noir? Évidemment, ils n’avaient point d’yeux; ils ne pouvaient pas, ils ne devaient pas en avoir. Pourtant on les examine, et l’on constate, avec stupeur, que certains ont des yeux; qu’ils en ont presque tous, sans compter, parfois même en sus, des antennes d’une sensibilité prodigieuse. On veut douter encore; on s’émerveille: pourquoi des yeux, pour ne rien voir? des yeux sensibles, mais sensibles à quoi?… Et voici qu’on découvre enfin que chacun de ces animaux, que d’abord on voulait obscurs, émet et projette devant soi, à l’entour de soi, sa lumière. Chacun d’eux éclaire, illumine, irradie. Quand la nuit, ramenés du fond de l’abîme, on les versait sur le pont du navire, la nuit était tout éblouie. Feux mouvants, vibrants, versicolores, phares tournants, scintillements d’astres, de pierreries, dont rien, nous disent ceux qui les ont vus, ne saurait égaler la splendeur. »
Vincent se tut. Ils demeurèrent longtemps sans parler.
« Rentrons; j’ai froid », dit soudain Lilian.
Lady Lilian s’assit à côté du chauffeur, abritée quelque peu par le paravent de cristal. Dans le fond de la voiture ouverte, les deux hommes continuèrent de causer entre eux. Durant presque tout le repas, Robert avait gardé le silence, écoutant Vincent discourir; à présent, c’était son tour.
« Des poissons comme nous, mon vieux Vincent, agonisent dans les eaux calmes, dit-il d’abord, avec une bourrade sur l’épaule de son ami. Il se permettait, avec Vincent, quelques familiarités, mais n’eût pas supporté la réciproque; Vincent du reste n’y était pas enclin. – Savez-vous que je vous trouve étourdissant! Quel conférencier vous feriez! Parole, vous devriez lâcher la médecine. Je ne vous vois vraiment pas prescrivant des laxatifs et faisant votre compagnie des malades. Une chaire de biologie comparée, ou je ne sais quoi dans ce goût, voilà ce qu’il vous faudrait…
– J’y ai déjà pensé, dit Vincent.
– Lilian devrait pouvoir vous obtenir cela, en intéressant à vos recherches son ami le prince de Monaco, qui est, je crois, de la partie… Il faudra que je lui en parle.
– Elle m’en a déjà parlé.
– Alors, pas moyen, décidément, de vous rendre service? fit-il en affectant d’être vexé; moi qui précisément avais à vous en demander un.
– Ce sera votre tour d’être mon obligé. Vous me croyez la mémoire bien courte.
– Quoi! Vous pensez encore aux cinq mille francs? Mais vous me les avez rendus, cher! Vous ne me devez plus rien… qu’un peu d’amitié, peut-être. Il ajoutait ceci sur un ton presque tendre, une main posée sur le bras de Vincent. – C’est à celle-ci que je viens faire appel.
– J’écoute », dit alors Vincent.
Mais aussitôt, Passavant se récria, prêtant à Vincent son impatience:
« Comme vous êtes pressé! D’ici Paris nous avons le temps je suppose. »
Passavant était particulièrement habile à faire endosser par autrui ses humeurs propres, et tout ce qu’il préférait désavouer. Puis, semblant quitter son sujet, comme ces pêcheurs de truite qui, par crainte d’effaroucher leur proie, jettent l’appât très loin puis insensiblement le ramènent:
« À propos, je vous remercie de m’avoir envoyé votre frère. Je craignais que vous n’eussiez oublié. »
Vincent fit un geste. Robert reprit:
« L’avez-vous revu depuis?… Pas eu le temps, hein?… Alors c’est curieux que vous ne m’ayez pas encore demandé des nouvelles de cet entretien. Au fond, cela vous est indifférent. Vous vous désintéressez complètement de votre frère. Ce que pense Olivier, ce qu’il sent, ce qu’il est et ce qu’il voudrait être, vous ne vous en inquiétez jamais…
– Ce sont des reproches?
– Parbleu oui. Je ne comprends pas, je n’admets pas votre apathie. Quand vous étiez malade, à Pau, passe encore; vous deviez ne penser qu’à vous; l’égoïsme faisait partie du traitement. Mais, à présent… Quoi! vous avez près de vous cette jeune nature frémissante, cette intelligence en éveil, plein de promesses, qui n’attend qu’un conseil, qu’un appui… »
Il oubliait, à cet instant, que lui de même il avait un frère.
Vincent pourtant n’était point sot; l’exagération de cette sortie l’avertissait qu’elle n’était pas très sincère, que l’indignation ne venait là que pour amener autre chose. Il se taisait, attendant venir. Mais Robert s’arrêta net; il venait de surprendre, à la lueur de la cigarette que fumait Vincent, un étrange pli sur la lèvre de celui-ci, où il crut voir de l’ironie; or, il craignait la moquerie par-dessus tout au monde. Était-ce bien là pourtant ce qui le fit changer de ton? Je me demande si, plutôt, l’intuition brusque d’une sorte de connivence, entre Vincent et lui… Il reprit donc, jouant au parfait naturel et sur l’air de « point n’est besoin de feindre avec vous »:
« Eh bien! j’ai eu avec le jeune Olivier une conversation des plus agréables. Il me plaît tout à fait ce garçon. »
Passavant tâchait de cueillir le regard de Vincent (la nuit n’était pas très obscure); mais celui-ci regardait fixement devant lui.
« Et voici, mon cher Molinier, le petit service que je voulais vous demander… »
Mais, ici encore, il éprouva le besoin de mettre un temps et pour ainsi dire: de quitter un instant son rôle, à la manière d’un acteur bien assuré de tenir son public, désireux de se prouver et de lui prouver qu’il le tient. Il se pencha donc en avant vers Lilian, et à voix très haute, comme pour faire ressortir le caractère confidentiel de ce qu’il avait dit et de ce qu’il allait dire:
« Chère amie, vous êtes bien sûre que vous ne prenez pas froid? Nous avons ici un plaid qui ne fait rien… »
Puis, sans attendre la réponse, rencogné dans le fond de l’auto, près de Vincent, à voix de nouveau basse:
« Voici: je voudrais emmener cet été votre frère. Oui, je vous le dis tout simplement; à quoi bon des circonlocutions, entre nous?… Je n’ai pas l’honneur d’être connu de vos parents, qui naturellement ne laisseront pas Olivier partir avec moi, si vous n’intervenez pas activement. Sans doute trouverez-vous le moyen de les disposer en ma faveur. Vous les connaissez bien, je suppose, et devez savoir comment les prendre. Vous voudrez bien faire cela pour moi? »
Il attendit un instant, puis, comme Vincent se taisait, reprit:
« Écoutez, Vincent… Je quitte Paris bientôt… pour je ne sais encore où. J’ai absolument besoin d’emmener un secrétaire… Vous savez que je fonde une revue. J’en ai parlé à Olivier. Il me paraît avoir toutes les qualités requises… Mais je ne veux pas me placer seulement à mon point de vue égoïste: je dis que toutes ses qualités à lui me paraissent trouver ici leur emploi. Je lui ai proposé la place de rédacteur en chef… Rédacteur en chef d’une revue, à son âge!… Avouez que ça n’est pas ordinaire.
– C’est si peu ordinaire que je crains que ça n’effraie un peu mes parents, dit Vincent, tournant enfin vers lui les yeux et le regardant fixement.
– Oui; vous devez avoir raison. Il vaut peut-être mieux ne pas leur parler de cela. Simplement, vous pourriez mettre en avant l’intérêt et le profit d’un voyage que je lui ferais faire, hein? Vos parents doivent comprendre qu’à son âge, on a besoin de voir du pays. Enfin vous vous arrangerez avec eux, pas? »
Il reprit souffle, alluma une nouvelle cigarette, puis continua sans changer de ton:
« Et puisque vous voulez bien être gentil, je vais tâcher de faire quelque chose pour vous. Je crois pouvoir vous faire profiter de quelques avantages qu’on m’offre dans une affaire tout à fait exceptionnelle… qu’un ami à moi, qui est dans la haute banque, réserve pour quelques privilégiés. Mais, je vous en prie, que ceci reste entre nous; pas un mot à Lilian. De toute manière, je ne dispose que d’un nombre de parts très restreint; je ne puis offrir de souscrire à elle et à vous à la fois… Vos cinquante mille francs d’hier soir?…
– J’en ai déjà disposé », lança Vincent un peu sèchement, car il se souvenait de l’avertissement de Lilian.
« C’est bien, c’est bien… repartit aussitôt Robert, comme s’il se piquait. Je n’insiste pas. – Puis, sur l’air de “je ne saurais vous en vouloir”: – Si vous vous ravisiez peut-être, vite un mot… parce que, passé demain cinq heures, il sera trop tard. »
Vincent admirait le comte de Passavant beaucoup plus depuis qu’il ne le prenait plus au sérieux.
XVIII
JOURNAL D’ÉDOUARD
2 heures
« Perdu ma valise. C’est bien fait. De tout ce qu’elle contient, je ne tenais à rien qu’à mon journal. Mais j’y tenais trop. Au fond, fort amusé par l’aventure. En attendant, j’aimerais ravoir mes papiers. Qui les lira?… Peut-être, depuis que je les ai perdus, m’exagéré-je leur importance. Ce journal s’arrêtait à mon départ pour l’Angleterre. Là-bas j’ai tout noté sur un autre carnet; que je laisse, à présent que je suis de retour en France. Le nouveau, sur quoi j’écris ceci, ne quittera pas de sitôt ma poche. C’est le miroir qu’avec moi je promène. Rien de ce qui m’advient ne prend pour moi d’existence réelle, tant que je ne l’y vois pas reflété. Mais depuis mon retour, il me semble que je m’agite dans un rêve. Que cette conversation avec Olivier fut pénible! Et je m’en promettais tant de joie… Puisse-t-elle l’avoir laissé aussi peu satisfait que moi-même; aussi peu satisfait de lui que de moi. Je n’ai su pas plus parler moi-même, hélas! que le faire parler. Ah! qu’il est difficile, le moindre mot, quand il entraîne l’assentiment complet de tout l’être! Le cœur, dès qu’il s’en mêle, engourdit et paralyse le cerveau.
7 heures
« Ma valise est retrouvée; ou du moins celui qui me l’a prise. Qu’il soit l’ami le plus intime d’Olivier, voilà qui tisse entre nous un réseau, dont il ne tient qu’à moi de resserrer les mailles. Le danger, c’est que je prends à tout événement inattendu un amusement si vif qu’il me fait perdre de vue le but à atteindre.
« Revu Laura. Mon désir d’obliger s’exaspère dès qu’il s’y mêle quelque difficulté, dès qu’il doit s’insurger contre le convenu, le banal et le coutumier.
« Visite au vieux La Pérouse. C’est madame de La Pérouse qui est venue m’ouvrir. Il y avait plus de deux ans que je ne l’avais revue; elle m’a pourtant aussitôt reconnu. (Je ne pense pas qu’ils reçoivent beaucoup de visites.) Du reste, très peu changée elle-même; mais (est-ce parce que je suis prévenu contre elle), ses traits m’ont paru plus durs, son regard plus aigre, son sourire plus faux que jamais.
« “Je crains que monsieur de La Pérouse ne soit pas en état de vous recevoir, m’a-t-elle dit aussitôt, manifestement désireuse de m’accaparer; puis, usant de sa surdité pour répondre sans que je l’aie questionnée:
« – Mais non, mais non, vous ne me dérangez pas du tout. Entrez seulement.”
« Elle m’introduisit dans la pièce où La Pérouse a coutume de donner ses leçons, qui ouvre ses deux fenêtres sur la cour. Et dès que je fus chambré:
« “Je suis particulièrement heureuse de pouvoir vous parler un instant seul à seule. L’état de monsieur de La Pérouse, pour qui je connais votre vieille et fidèle amitié, m’inquiète beaucoup. Vous qu’il écoute, ne pourriez-vous pas lui persuader qu’il se soigne? Pour moi, tout ce que je lui répète, c’est comme si je chantais Malborough.”
« Et elle entra là-dessus dans des récriminations infinies: Le vieux refuse de se soigner par seul besoin de la tourmenter. Il fait tout ce qu’il ne devrait pas faire, et ne fait rien de ce qu’il faudrait. Il sort par tous les temps, sans jamais consentir à mettre un foulard. Il refuse de manger aux repas: “Monsieur n’a pas faim”, et elle ne sait quoi inventer pour stimuler son appétit; mais, la nuit, il se relève et met sens dessus dessous la cuisine pour se fricoter on ne sait quoi.
« La vieille, à coup sûr, n’inventait rien; je comprenais, à travers son récit, que l’interprétation de menus gestes innocents seule leur conférait une signification offensante, et quelle ombre monstrueuse la réalité projetait sur la paroi de cet étroit cerveau. Mais le vieux de son côté ne mésinterprétait-il pas tous les soins, toutes les attentions de la vieille, qui se croyait martyre, et dont il se faisait un bourreau? Je renonce à les juger, à les comprendre; ou plutôt, comme il advient toujours, mieux je les comprends et plus mon jugement sur eux se tempère. Il reste que voici deux êtres, attachés l’un à l’autre pour la vie, et qui se font abominablement souffrir. J’ai souvent remarqué chez des conjoints, quelle intolérable irritation entretient chez l’un la plus petite protubérance du caractère de l’autre, parce que la “vie commune” fait frotter celle-ci toujours au même endroit. Et si le frottement est réciproque, la vie conjugale n’est plus qu’un enfer.
« Sous sa perruque à bandeaux noirs qui durcit les traits de son visage blafard, avec ses longues mitaines noires d’où sortent des petits doigts comme des griffes, madame de La Pérouse prenait un aspect de harpie.
« “Il me reproche de l’espionner, continua-t-elle. Il a toujours eu besoin de beaucoup de sommeil; mais la nuit, il fait semblant de se coucher, et, quand il me croit bien endormie, il se relève; il farfouille dans de vieux papiers et parfois s’attarde jusqu’au matin à relire en pleurant d’anciennes lettres de feu son frère. Il veut que je supporte tout cela sans rien dire!”
« Puis elle se plaignit que le vieux voulût la faire entrer dans une maison de retraite; ce qui lui serait d’autant plus pénible, ajoutait-elle, qu’il était parfaitement incapable de vivre seul et de se passer de ses soins. Ceci était dit sur un ton apitoyé qui respirait l’hypocrisie.
« Tandis qu’elle poursuivait ses doléances, la porte du salon s’est doucement ouverte derrière elle et La Pérouse, sans qu’elle l’entendît, a fait son entrée. Aux dernières phrases de son épouse, il m’a regardé en souriant ironiquement et a porté une main à son front, signifiant qu’elle était folle. Puis, avec une impatience, une brutalité même, dont je ne l’aurais pas cru capable et qui semblait justifier les accusations de la vieille (mais due aussi au diapason qu’il devait prendre pour se faire entendre d’elle):
« “Allons, Madame! vous devriez comprendre que vous fatiguez Monsieur avec vos discours. Ce n’est pas vous que mon ami venait voir. Laissez-nous.”
« La vieille alors a protesté que le fauteuil sur lequel elle restait assise était à elle, et qu’elle ne le quitterait pas.
« “Dans ce cas, reprit La Pérouse en ricanant, si vous le permettez, c’est nous qui sortirons. Puis, tourné vers moi et sur un ton tout radouci:
« – Venez! laissons-la.”
« J’ai ébauché un salut gêné et l’ai suivi dans la pièce voisine, celle même où il m’avait reçu la dernière fois.
« “Je suis heureux que vous ayez pu l’entendre, m’a-t-il dit. Eh bien! c’est comme cela tout le long du jour.”
« Il alla fermer les fenêtres:
« “Avec le vacarme de la rue, on ne s’entend plus. Je passe mon temps à refermer ces fenêtres, que madame de La Pérouse passe son temps à rouvrir. Elle prétend qu’elle étouffe. Elle exagère toujours. Elle refuse de se rendre compte qu’il fait plus chaud dehors que dedans. J’ai là pourtant un petit thermomètre; mais, quand je le lui montre, elle me dit que les chiffres ne prouvent rien. Elle veut avoir raison, même quand elle sait qu’elle a tort. La grande affaire pour elle, c’est de me contrarier.”
« Il me parut, cependant qu’il parlait, qu’il n’était pas en parfait équilibre lui-même; il reprit, dans une exaltation croissante:
« “Tout ce qu’elle fait de travers dans la vie, c’est à moi qu’elle en fait grief. Ses jugements sont tous faussés. Ainsi, tenez; je m’en vais vous faire comprendre: Vous savez que les images du dehors arrivent renversées dans notre cerveau, où un appareil nerveux les redresse. Eh bien, madame de La Pérouse, elle, n’a pas d’appareil rectificateur. Chez elle, tout reste à l’envers. Vous jugez si c’est pénible.”
« Il éprouvait certainement un soulagement à s’expliquer, et je me gardais de l’interrompre. Il continuait:
« “Madame de La Pérouse a toujours beaucoup trop mangé. Eh bien, elle prétend que c’est moi qui mange trop. Tout à l’heure, si elle me voit avec un morceau de chocolat (c’est ma principale nourriture), elle va murmurer: – Toujours en train de grignoter!… Elle me surveille. Elle m’accuse de me relever la nuit pour manger en cachette, parce qu’une fois elle m’a surpris en train de me préparer une tasse de chocolat, à la cuisine… Que voulez-vous? De la voir à table, en face de moi, se jeter sur les plats, cela m’enlève tout appétit. Alors elle prétend que je fais le difficile par besoin de la tourmenter.”
« Il prit un temps, et dans une sorte d’élan lyrique:
« – Je suis dans l’admiration des reproches qu’elle me fait!… Ainsi, lorsqu’elle souffre de sa sciatique, je la plains. Alors elle m’arrête; elle hausse les épaules: “Ne faites donc pas semblant d’avoir du cœur.” Et tout ce que je fais ou dis, c’est pour la faire souffrir.
« Nous nous étions assis; mais il se relevait, puis se rasseyait aussitôt, en proie à une maladive inquiétude:
« “Imagineriez-vous que, dans chacune de ces pièces, il y a des meubles qui sont à elle et d’autres qui sont à moi? Vous l’avez vue tout à l’heure avec son fauteuil. Elle dit à la femme de journée, lorsque celle-ci fait le ménage: ‘Non; ceci est à Monsieur; n’y touchez pas.’ Et comme, l’autre jour, par mégarde j’avais posé un cahier de musique relié sur un guéridon qui est à elle, Madame l’a flanqué à terre. Les coins se sont cassés… Oh! cela ne pourra plus durer longtemps… Mais, écoutez…”
« Il m’a saisi le bras et, baissant la voix:
« “J’ai pris mes mesures. Elle me menace continuellement, ‘si je continue’, d’aller chercher refuge dans une maison de retraite. J’ai mis de côté une certaine somme qui doit suffire à payer sa pension à Sainte-Périne; on dit que c’est ce qu’il y a de mieux. Les quelques leçons que je donne encore ne me rapportent presque plus. Dans quelque temps mes ressources seront à bout; je me verrais forcé d’entamer cette somme; je ne veux pas. Alors j’ai pris une résolution… Ce sera dans un peu plus de trois mois. Oui; j’ai marqué la date. Si vous saviez quel soulagement j’éprouve à songer que chaque heure désormais m’en rapproche. »
« Il s’était penché vers moi; il se pencha plus encore:
« “J’ai également mis de côté un titre de rentes. Oh! ce n’est pas grand-chose; mais je ne pouvais pas faire plus. Madame de La Pérouse ne le sait pas. Il est dans mon secrétaire, sous une enveloppe à votre nom, avec les instructions nécessaires. Puis-je compter sur vous pour m’aider? Je ne connais rien aux affaires, mais un notaire à qui j’ai parlé m’a dit que la rente en pourrait être versée directement à mon petit-fils jusqu’à sa majorité et qu’alors il entrerait en possession du titre. J’ai pensé que ce ne serait pas trop demander à votre amitié de veiller à ce que cela soit exécuté. Je me méfie tellement des notaires!… Et même, si vous vouliez me tranquilliser, vous accepteriez de prendre aussitôt avec vous cette enveloppe… Oui, n’est-ce pas?… Je vais vous la chercher.”
« Il sortit en trottinant selon son habitude et reparut avec une grande enveloppe à la main.
« “Vous m’excuserez de l’avoir cachetée; c’est pour la forme. Prenez-la.”
« J’y jetai les yeux et lus, au-dessous de mon nom, en caractères calligraphiés: “À OUVRIR APRÈS MA MORT.”
« “Mettez-la vite dans votre poche, que je la sache en sûreté. Merci… Ah! je vous attendais tellement!…”
« J’ai souvent éprouvé qu’en un instant aussi solennel, toute émotion humaine peut, en moi, faire place à une transe quasi mystique, une sorte d’enthousiasme, par quoi mon être se sent magnifié; ou plus exactement: libéré de ses attaches égoïstes, comme dépossédé de lui-même et dépersonnalisé. Celui qui n’a pas éprouvé cela ne saurait certes me comprendre. Mais je sentais que La Pérouse le comprenait. Toute protestation de ma part eût été superflue, m’eût paru malséante et je me contentai de serrer fortement la main qu’il abandonna dans la mienne. Ses yeux brillaient d’un étrange éclat. Dans l’autre main, celle qui d’abord tenait l’enveloppe, il gardait un autre papier:
« “J’ai inscrit ici son adresse. Car je sais où il est, maintenant. ‘Saas-Fée.’ Connaissez-vous cela? C’est en Suisse. J’ai cherché sur la carte, mais je n’ai pu trouver.
« – Oui, dis-je. C’est un petit village près du Cervin.
« – Est-ce que c’est très loin?
« – Pas si loin que je n’y puisse aller, peut-être.
« – Quoi! vous feriez cela?… Oh! que vous êtes bon, dit-il. Pour moi, je suis trop vieux. Et puis je ne peux pas, à cause de la mère… Pourtant il me semble que je… Il hésita, cherchant le mot; reprit: – que je m’en irais plus facilement, si seulement j’avais pu le voir.
« – Mon pauvre ami… Tout ce qu’il est humainement possible de faire pour vous l’amener, je le ferai… Vous verrez le petit Boris, je vous le promets.
« – Merci… Merci…”
« Il me serrait convulsivement dans ses bras.
« “Mais promettez-moi de ne plus penser à…
« – Oh! cela c’est autre chose, dit-il en m’interrompant brusquement. Puis tout aussitôt et comme pour m’empêcher d’insister, en détournant mon attention:
« – Figurez-vous que, l’autre jour, la mère d’une de mes anciennes élèves a voulu m’emmener au théâtre! Il y a un mois environ. C’était à une matinée des Français. Depuis plus de vingt ans, je n’avais plus remis les pieds dans une salle de spectacles. On jouait Hernani, de Victor Hugo. Vous connaissez? Il paraît que c’était très bien joué. Tout le monde s’extasiait. Pour moi, j’ai souffert d’une manière indicible. Si la politesse ne m’avait retenu, jamais je n’aurais pu rester… Nous étions dans une loge. Mes amis cherchaient à me calmer. J’aurais interpellé le public. Oh! comment peut-on? Comment peut-on?”
« Ne comprenant pas bien d’abord à quoi il en avait, je demandai:
« “Vous trouviez les acteurs détestables?
« – Évidemment. Mais comment ose-t-on présenter de pareilles turpitudes sur la scène?… Et le public applaudissait! Et il y avait des enfants dans la salle; des enfants que les parents avaient amenés là, connaissant la pièce… C’est monstrueux. Et cela, sur un théâtre que l’État subventionne!”
« L’indignation de cet excellent homme m’amusait. À présent, je riais presque. Je protestai qu’il ne se pouvait d’art dramatique sans peinture des passions. À son tour, il protesta que la peinture des passions était fatalement d’un fâcheux exemple. La discussion continua ainsi quelque temps; et comme je comparais alors cet événement pathétique à tel déchaînement des instruments de cuivre dans un orchestre:
« “Par exemple, cette entrée de trombones, que vous admirez dans telle symphonie de Beethoven…
« – Mais je ne l’admire pas du tout, moi, cette entrée de trombones, s’est-il écrié avec une véhémence extraordinaire. Pourquoi voulez-vous me faire admirer ce qui me trouble?”
« Il tremblait de tout son corps. L’accent d’indignation, d’hostilité presque, de sa voix, me surprit et parut l’étonner lui-même car il reprit sur un ton plus calme:
« “Avez-vous remarqué, que tout l’effort de la musique moderne est de rendre supportables, agréables même, certains accords que nous tenions d’abord pour discordants?
« – Précisément, ripostai-je; tout doit enfin se rendre et se réduire à l’harmonie.
« – À l’harmonie! répéta-t-il en haussant les épaules. Je ne vois là qu’une accoutumance au mal, au péché. La sensibilité s’émousse; la pureté se ternit; les réactions se font moins vives; on tolère, on accepte…
« – À vous entendre, on n’oserait même plus sevrer les enfants.”
« Mais il continuait sans m’entendre:
« “Si l’on pouvait recouvrer l’intransigeance de la jeunesse, ce dont on s’indignerait le plus c’est de ce qu’on est devenu.”
« Il était trop tard pour nous lancer dans une discussion théologique; je tentai de le ramener sur son terrain:
« “Vous ne prétendez pourtant pas restreindre la musique à la seule expression de la sérénité? Dans ce cas, un seul accord suffirait: un accord parfait continu.”
« Il me prit les deux mains, et comme en extase, le regard perdu dans une adoration, répéta plusieurs fois:
« “Un accord parfait continu; oui, c’est cela: un accord parfait continu… Mais tout notre univers est en proie à la discordance”, a-t-il ajouté tristement.
« Je pris congé de lui. Il m’accompagna jusqu’à la porte et, m’embrassant, murmura encore:
« “Ah! comme il faut attendre pour la résolution de l’accord!” »
Les Faux-Monnayeurs Les Faux-Monnayeurs - André Gide Les Faux-Monnayeurs